Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 36

 

Depuis quelques semaines, le gentlemanoccupait son appartement, refusant toujours d’avoir aucun rapportavec M. Brass ou sa sœur Sally, mais choisissantinvariablement Swiveller comme intermédiaire. Or, comme à touségards il se montrait un excellent locataire, payant d’avance toutce dont il avait besoin, ne causant aucun embarras, ne faisantaucun bruit et ayant des habitudes très-régulières, son fondé depouvoirs était naturellement devenu dans la famille Brass unpersonnage d’une haute importance par suite de l’influence qu’ilexerçait sur cet hôte mystérieux, avec qui il pouvait négocier bienou mal, tandis que personne autre n’osait l’approcher.

À dire vrai, les rapports de M. Swivelleravec le gentleman n’avaient lieu qu’à distance et n’étaient pasd’une nature très-encourageante. Mais comme il ne revenait jamaisd’une de ces conférences monosyllabiques sans répéter quelques-unesdes phrases qu’il prétendait lui avoir été adressées, parexemple : « Swiveller, je sais que je puis compter survous » ou bien « Swiveller, je n’hésite pas à dire quej’ai de l’estime pour vous, » ou encore :« Swiveller, vous êtes mon ami, et je compte sur vous »,et autres petits mots de même nature familière et expansive,formant, selon lui, l’objet principal de leurs entretiensordinaires, ni M. Brass ni miss Sally ne mettaient en doutel’étendue de son influence ; ils y ajoutèrent au contraire lafoi la plus complète, la plus aveugle.

Cependant, à part même cette source depopularité, M. Swiveller en avait dans la maison une autre nonmoins agréable et qui pouvait lui faire espérer un grandadoucissement dans sa position.

Il avait trouvé grâce aux yeux de miss SallyBrass.

Que les hommes légers qui dédaignent lafascination féminine n’aillent pas ouvrir leurs oreilles pourentendre ici une nouvelle histoire d’amour et en faire un nouvelobjet de plaisanterie : non, miss Brass, bien que taillée pourplaire, comme on a pu le voir, n’était pas d’un caractère à aimer.Cette chaste vierge, s’étant dès sa plus tendre enfance accrochéeaux jupes de la Loi, et ayant sous leur égide essayé ses premierspas, n’ayant cessé depuis ce temps de s’y rattacher d’une mainferme, avait passé sa vie dans une sorte de stage légal. Toutepetite encore, elle s’était fait remarquer par sa rare habileté àcontrefaire la démarche et les manières d’un huissier ; dansce rôle, elle avait appris à frapper sur l’épaule de ses jeunescompagnes de jeu et à les conduire dans des maisons d’arrêt, avecune exactitude d’imitation qui surprenait et charmait tous lestémoins de cette comédie et n’avait d’égale que la manièreravissante dont miss Sally opérait une saisie dans la maison de lapoupée et y dressait l’inventaire exact des chaises et des tables.Ces passe-temps naïfs avaient naturellement consolé et charmé lesderniers jours de veuvage du respectable père de Sally, hommeexemplaire, auquel ses amis avaient, pour sa sagacité, donné lesurnom de « vieux renardeau[11]. »Le vieillard approuvait ces jeux qu’il encourageait de tout sonpouvoir, et son principal regret, en sentant qu’il s’acheminaitvers le cimetière de Houndsditch, était de penser que sa fille nepourrait prendre place sur le rôle en qualité de procureur. Remplide cette tendre et touchante préoccupation, il avait solennellementconfié Sally à son fils Sampson comme un auxiliaireinappréciable ; et depuis l’époque de la mort du vieuxgentleman jusqu’à celle où nous sommes arrivés, miss Sally Brassavait été le plus solide appui de maître Sampson, l’âme de sesaffaires.

Il est évident que miss Brass, s’étant dès sonenfance appliquée à un soin et une étude unique, n’avait pu guèreconnaître le monde que dans ses rapports avec la loi, et que, pourune femme douée de goûts si élevés, les arts plus gracieux et plusdoux dans lesquels excelle son sexe méritaient à peine un regard.Les charmes de miss Sally étaient complètement de nature masculineet légale. Ils commençaient et finissaient à la pratique du métierde procureur. Elle vivait, pour ainsi dire, dans un étatd’innocence judiciaire. La loi lui avait servi de nourrice ;et de même qu’on voit les jambes tortues et autres difformitésprovenir chez les enfants du fait des nourrices, de même, si l’onpouvait trouver quelque défaut moral, quelque chose de travers dansun esprit aussi beau, le blâme n’en devait tomber que sur lanourrice de miss Sally Brass.

Telle était la femme qui dans la fraîcheur deson âme fut atteinte par M. Swiveller. Il lui était apparucomme un être tout à fait nouveau, inconnu à ses rêves. Il égayaitl’étude par ses fragments de chansons et ses joyeusesplaisanteries ; il faisait des tours d’escamotage avec lesencriers et les boîtes de pains à cacheter ; il lançait etressaisissait trois oranges avec une seule main ; il balançaitles tabourets sur son menton et les canifs sur son nez, et selivrait à cent autres exercices aussi spirituels. C’était par cesdélassements que Richard, en l’absence de M. Brass, échappaità l’ennui de sa captivité. Ces qualités aimables, dont miss Sallydut la découverte au hasard, produisirent peu à peu sur elle unetelle impression, qu’elle engagea M. Swiveller à se reposercomme si elle n’était pas là ; et M. Swiveller, qui n’yavait pas de répugnance, ne demanda pas mieux. Une amitiéfraternelle s’établit ainsi entre eux. M. Swiveller s’habituaà traiter miss Sally comme l’eût traitée son frère Sampson, oucomme lui-même il eût traité un autre clerc. Il lui confiait sonsecret quand il voulait aller chez le vieux marchand du coin oumême jusqu’à Newmarket acheter des fruits, du ginger-beer, despommes de terre cuites et jusqu’à un modeste rafraîchissement quemiss Brass partageait sans scrupule. Souvent il l’amenait à secharger en sus de sa propre besogne, de celle qu’il eût dû faire,et pour la récompenser, il lui appliquait une bonne tape sur le dosen s’écriant qu’elle était un bon diable, un charmant petit chat,et autres aménités pareilles : compliments que miss Sallyprenait très-bien et recevait avec une satisfaction indicible.

Une circonstance, toutefois, troublait à unhaut degré l’esprit de M. Swiveller. C’est que la petiteservante restait toujours confinée dans les entrailles de la terre,sous Bevis Marks, et n’apparaissait jamais à la surface, à moinsque le locataire ne sonnât ; alors elle répondait à l’appel,puis disparaissait de nouveau. Jamais elle ne sortait ni ne venaità l’étude ; jamais elle n’avait la figure débarbouillée ;jamais elle ne quittait son grossier tablier, ni ne se mettait àune fenêtre, ni ne se tenait à la porte de la rue pour respirer unebrise d’air ; enfin, elle ne se donnait ni repos nidistraction. Personne ne venait la voir, personne ne parlaitd’elle, personne ne songeait à elle. M. Brass avait dit unefois qu’il pensait que c’était « un enfant del’amour. »

Dans tous les cas, elle ne ressemblait pas àCupidon, son père. C’était le seul renseignement que Swiveller eûtjamais pu attraper sur la jeune captive du sous-sol.

« Il est inutile d’interroger le dragon,pensait un jour Dick, comme il était assis à contempler laphysionomie de miss Sally Brass. Je crois bien que si je luiadressais une question à ce sujet, cela romprait notre bonneentente. Je me demande parfois si cette femme est un dragon ou sice n’est pas plutôt quelque chose comme une sirène. D’abord, elleen a déjà la peau d’écailles. D’un autre côté, les sirènes aiment àse regarder dans le miroir, ce que Sally ne fait jamais ;elles ont l’habitude de se peigner les cheveux, et jamais Sally netouche à un peigne. Non, décidément, c’est un dragon.

– Où allez-vous, mon vieux camarade ? dittout haut Richard, au moment où miss Sally, suivant son usage,essuyait sa plume à sa robe verte et quittait son siège.

– Je vais dîner, répondit le dragon.

– Dîner !… pensa M. Swiveller ;ceci est une autre affaire. Je serais curieux de savoir si lapetite servante a jamais rien à manger.

– Sammy n’est pas près de rentrer, dit missBrass. Restez ici jusqu’à ce que je sois de retour ; je neserai pas longtemps. »

Dick fit un signe de tête ; il suivit desyeux miss Brass jusqu’à un petit parloir situé sur le derrière, oùSampson et sa sœur prenaient toujours leurs repas.

« Ma foi, se dit-il, marchant de long enlarge, les mains dans les poches, je donnerais bien quelque chose,si je l’avais, pour savoir comment ils traitent cette enfant et oùils la tiennent. Ma mère a dû être une fille d’Ève pour lacuriosité ; je gagerais que je suis marqué quelque part d’unpoint d’interrogation. « J’étouffe ma pensée… mais c’est toiseule qui causes mon angoisse, » ajouta-t-il, fidèle à sescitations poétiques, en se laissant tomber d’un air méditatif dansle fauteuil des clients. Parole d’honneur ! je voudrais biensavoir comment ils la traitent !… »

Après s’être ainsi contenu d’abord,M. Swiveller alla ouvrir tout doucement la porte de l’étudeavec l’intention de se glisser jusqu’à la rue pour acheter un verrede porter. En ce moment il saisit un reflet fugitif de l’écharpebrune de miss Sally flottant le long de l’escalier de lacuisine.

« Par Jupiter ! pensa-t-il, la voilàqui va donner sa nourriture à la servante. Maintenant oujamais ! »

Il jeta d’abord un regard par-dessus la rampeet laissa la coiffure de gaze disparaître au-dessous dansl’ombre ; puis il descendit à tâtons et arriva à la ported’une cuisine basse, un moment après miss Brass, qui venait d’yentrer en tenant à la main un gigot de mouton froid. Cette cuisineétait sombre, malpropre, humide ; les murs en étaient toutcrevassés et tout couverts de taches. L’eau filtrait à travers lesfissures d’un vieux tonneau, et un chat affreusement maigre avalaitles gouttes à mesure qu’elles tombaient du récipient, avec lafiévreuse ardeur de la faim. La grille du foyer était disloquée etle foyer resserré ne pouvait contenir un feu plus épais qu’unsandwich. Tout était fermé à clef et cadenassé : la cave aucharbon, la boîte aux chandelles, la boîte au sel, le garde-manger.Un cricri n’eût pas trouvé de quoi déjeuner en ce désert. L’aspectmisérable de cette cuisine eût tué un caméléon ; cet animaleût reconnu dès la première aspiration qu’on ne pouvait pas vivrede cet air, et de désespoir il eût rendu l’âme.

La petite servante était humblement deboutdevant miss Sally et tenait la tête baissée.

« Êtes-vous là ? dit miss Sally.

– Oui, madame, répondit une voix faible.

– Éloignez-vous de ce gigot de mouton ;car je vous connais, vous tomberiez bientôt dessus. »

La jeune fille se retira dans un coin, tandisque miss Brass prenait une clef dans sa poche, ouvrait legarde-manger, en exhibait une affreuse pâtée de pommes de terrefroides qui devaient être aussi tendres sous la dent qu’un cailloude granit. Elle mit le plat devant la petite servante, lui ordonnade s’asseoir en face ; puis s’arma d’un grand couteau àdécouper et lui donna un coup pour l’aiguiser sur la grandefourchette.

« Voyez-vous ceci ? » dit missBrass, découpant une émincée de gigot de deux pouces de long aprèstous ces préparatifs, et élevant le morceau sur la pointe de lafourchette.

La petite servante fixa assez vivement sonregard affamé sur ce lambeau pour l’envisager tout entier dans sonexiguïté, et elle répondit : « Oui.

– Eh bien ! alors n’allez plus dire qu’onne vous nourrit pas ici. Tenez, mangez. »

L’opération fut bientôt achevée.

« Maintenant, vous en faut-ildavantage ? » demanda miss Sally.

La créature affamée répondit faiblement :« Non. »

Évidemment la réponse lui était dictéed’avance.

« On vous a offert d’en prendre uneseconde fois, dit miss Brass, résumant les faits ; vous enavez eu autant que vous en pouviez prendre ; je vous demandes’il vous faut quelque chose de plus, et vous répondez : –« Non ! » N’allez donc plus dire qu’on vous faitvotre part ; songez-y bien. »

En achevant ces mots, miss Sally poussa leplat, ferma à double tour le garde-manger, et se rapprochant de lapetite servante, elle la surveilla tandis que celle-ci achevait lespommes de terre.

Il était évident qu’une tempête extraordinairecouvait dans l’aimable cœur de miss Brass, et ce fut sans doute cequi la poussa, sans aucune raison plausible, à frapper la jeunefille avec le plat du couteau tantôt sur la tête, tantôt sur ledos, comme s’il lui paraissait impossible de se trouver si prèsd’elle sans lui administrer quelques légers horions. MaisM. Swiveller ne fut pas peu surpris de voir sa camarade clerc,après s’être dirigée lentement à reculons vers la porte, comme sielle voulait se retirer sans pouvoir s’y résoudre, s’élancer tout àcoup en avant, et, tombant sur la petite servante, lui assener derudes soufflets à poing fermé. La victime criait, mais à demi-voix,comme si elle avait peur de s’entendre elle-même, et miss Sally, seréconfortant avec une prise de tabac, remonta l’escalier juste aumoment où Richard rentrait fort à propos dans l’étude.

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