Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 1

 

Quoique je sois vieux, la nuit estgénéralement le temps où je me plais à me promener. Souvent, dansl’été, je quitte mon logis dès l’aube du matin, et j’erre tout lelong du jour par les champs et les ruelles écartées, ou même jem’échappe durant plusieurs journées ou plusieurs semaines desuite ; mais, à moins que je ne sois à la campagne, je ne sorsguère qu’après le soleil couché, bien que, grâce au ciel, j’aimeautant que toute autre créature vivante ses rayons et la doucegaieté dont ils animent la terre.

Cette habitude, je l’ai insensiblementcontractée ; d’abord, parce qu’elle est favorable à moninfirmité[1], et ensuite parce qu’elle me fournit lemeilleur moyen d’établir mes observations sur le caractère et lesoccupations des gens qui remplissent les rues. L’éblouissement del’heure de midi, le va-et-vient confus qui règne alors,conviendraient mal à des investigations paresseuses comme lesmiennes : à la clarté d’un réverbère, ou par l’ouverture d’uneboutique, je saisis un trait des figures qui passent devant moi, etcela sert mieux mon dessein que de les contempler en pleinelumière : pour dire vrai, la nuit est plus favorable à cetégard que le jour, qui, trop fréquemment, détruit, sans souci nicérémonie, un château bâti en l’air, au moment où on val’achever.

N’est-ce pas un miracle que les habitants desrues étroites puissent supporter ces allées et venues continuelles,ce mouvement qui n’a jamais de halte, cet incessant frottement depieds sur les dures pierres du pavé qui finissent par en devenirpolies et luisantes ! Songez à un pauvre malade, sur une placetelle que Saint-Martin’s Court, écoutant le bruit des pas, et, ausein de sa peine et de sa souffrance, obligé, malgré lui, comme sic’était une tâche qu’il dût remplir, de distinguer le pas d’unenfant de celui d’un homme, le mendiant en savates de l’élégant,bien botté, le flâneur de l’affairé, la démarche pesante du pauvreparia qui erre à l’aventure, de l’allure rapide de l’homme quicourt à la recherche du plaisir ; songez au bourdonnement, autumulte dont les sens du malade sont constamment accablés ;songez à ce courant de vie sans aucun temps d’arrêt, et qui va, va,va, tombant à travers ses rêves troublés, comme s’il était condamnéà se voir couché mort, mais ayant conscience de son état, dans uncimetière bruyant, sans pouvoir espérer de repos pour les siècles àvenir !

Ainsi, quand la foule passe et repasse sanscesse sur les ponts, du moins sur ceux qui sont libres de toutdroit de péage, dans les belles soirées, les uns s’arrêtent àregarder nonchalamment couler l’eau avec l’idée vague qu’ellecoulera tout à l’heure entre de verts rivages qui s’élargiront deplus en plus, jusqu’à ce qu’ils se confondent avec la mer ;les autres se soulagent du poids de leurs lourds fardeaux etpensent, en regardant par-dessus le parapet, que vivre, c’est fumeret goûter un plein farniente, et que le comble du bonheur consisteà dormir au soleil sur un morceau de voile goudronnée, au fondd’une barque étroite et immobile, d’autres, enfin, et c’est uneclasse toute différente, déposent là des fardeaux bien autrementlourds, se rappelant avoir entendu dire, ou avoir quelque part ludans le passé, que se noyer n’est pas une mort cruelle, mais, detous les moyens de suicide, le plus facile et le meilleur.

Le matin aussi, soit au printemps, soit dansl’été, il faut voir Covent-Garden-Market, lorsque le doux parfumdes fleurs embaume l’air, effaçant jusqu’aux vapeurs malsaines desdésordres de la nuit précédente, et rendant à moitié folle de joiela grive au sombre plumage, dont la cage avait été suspendue,durant toute la nuit, à une fenêtre du grenier. Pauvreoiseau ! le seul être du voisinage, peut-être, qui s’intéressepar sa nature au sort des autres petits captifs étalés là déjà, lelong du chemin ; les uns évitant les mains brûlantes desamateurs avinés qui les marchandent ; les autres s’étouffanten se serrant, en se blottissant contre leurs compagnonsd’esclavage, attendant que quelque chaland plus sobre et plushumain réclame pour eux quelques gouttes d’eau fraîche qui puissentétancher leur soif et rafraîchir leur plumage[2] !Cependant quelque vieux clerc, qui passe par là pour aller à sonbureau, se demande, en jetant les yeux sur les tourterelles,qu’est-ce donc qui lui fait rêver bois, prairies et campagnes.

Mais je n’ai pas ici pour objet de m’étendreau long sur mes promenades. L’histoire que je vais raconter tireson origine d’une de ces pérégrinations, dont j’ai été amené àparler d’abord en guise de préface.

Une nuit, je m’étais mis à rôder dans la Cité.Je marchais lentement, selon ma coutume, méditant sur une foule desujets. Soudain, je fus arrêté par une question dont je ne saisispas bien la portée, quoiqu’elle semblât cependant m’êtreadressée : la voix qui l’avait prononcée était pleine d’unedouceur charmante qui me frappa le plus agréablement du monde. Jem’empressai de me retourner et aperçus, à la hauteur de mon coude,une jolie petite fille qui me priait de lui indiquer une certainerue située à une distance considérable, et par conséquent dans unetout autre partie de la ville.

« D’ici là, lui dis-je, mon enfant, il ya une bien grande distance.

– Je le sais, monsieur, répliqua-t-elletimidement ; je le sais à mes dépens, car c’est de là que jesuis venue jusqu’ici.

– Seule ? m’écriai-je avec quelquesurprise.

– Oh ! oui, peu m’importe. Mais ce quimaintenant me fait un peu peur, c’est que je me suis égarée.

– Et d’où vient que vous vous adressez àmoi ? Supposé que je voulusse vous tromper…

– Je suis sûre que vous n’en feriez rien, ditla petite créature ; car vous êtes un vieux gentleman, et vousmarchez si lentement ! »

Je ne saurais dire quelle impression je reçusde cette réplique et de l’énergie qui la caractérisa. Une larmebrilla dans les yeux vifs de la jeune fille ; et, tandisqu’elle me regardait en face, un tremblement se lisait sur safigure délicate.

« Venez, lui dis-je ; je vais vousconduire où vous allez. »

Elle mit sa main dans la mienne avec autant deconfiance que si elle m’avait connu depuis le berceau, et nousvoilà partis de compagnie. La petite créature réglait son pas surle mien, et elle semblait, en vérité, moins recevoir de moi uneprotection que me soutenir et me guider. Je remarquai que de tempsen temps elle me lançait un regard à la dérobée, comme pour se bienassurer que je ne la trompais point ; je crus m’apercevoiraussi que chacun de ces regards rapides et perçants augmentait saconfiance envers moi.

Pour ma part, ma curiosité, mon intérêtn’étaient pas moindres à l’égard de cette enfant : je disenfant, car certainement c’en était une, quoique je pensasse,d’après ce que j’en pouvais voir, que c’était sa constitutionchétive et délicate qui lui donnait un caractère particulierd’extrême jeunesse. Bien que ses vêtements fussent très-simples,ils étaient d’une propreté parfaite et ne trahissaient ni lapauvreté ni la négligence.

« Qui donc, lui demandai-je, vous aenvoyée si loin toute seule ?

– Quelqu’un qui est très-bon pour moi,monsieur.

– Et qu’êtes-vous allée faire ?

– Je ne dois pas le dire. »

Dans le ton et les termes de cette réplique,il y avait un je ne sais quoi qui me fit regarder la petitecréature avec une involontaire expression de surprise. Quel pouvaitêtre le message pour lequel elle était ainsi d’avance préparée àrépondre de la sorte ? Ses yeux pénétrants semblaient lire àtravers mes pensées. En rencontrant mon regard, elle ajouta qu’iln’y avait aucun mal dans ce qu’elle était allée faire, mais quec’était un grand secret, un secret qu’elle-même ne connaissaitpas.

Ces paroles avaient été prononcées sans lamoindre apparence d’artifice ou de tromperie, mais au contraireavec cet air de franchise non suspecte, indice certain de lavérité. L’enfant continuait de marcher comme précédemment ;plus nous avancions, plus elle devenait familière avec moi ;elle causait gaiement chemin faisant, mais ne parlait pas de samaison autrement que pour remarquer que nous prenions une directionqui lui était inconnue et me demander si c’était là le pluscourt.

Tandis que nous allions ainsi, je roulais dansmon esprit cent explications différentes de l’énigme et lesrejetais l’une après l’autre. J’eusse rougi de me prévaloir del’ingénuité ou de la reconnaissance de cette enfant, au profit dema curiosité. J’aime ces petits êtres, et ce n’est pas chose àdédaigner quand ceux-là aussi nous aiment, qui viennent de sortirtout frais des mains de Dieu. Comme sa confiance m’avait plu toutd’abord, je résolus d’en rester digne et de justifier le mouvementqui l’avait portée à s’abandonner à moi.

Cependant il n’y avait pas de raison pour queje m’abstinsse de voir la personne qui avait pu, avec une telleimprudence, l’envoyer si loin, de nuit, toute seule. Or, comme ilétait à présumer que l’enfant, dès qu’elle apercevrait son logis,me souhaiterait le bonsoir et contrarierait ainsi mon dessein,j’eus soin d’éviter les rues les plus fréquentées et de prendre lesplus détournées. Ainsi elle ne sut pas où nous étions avant quenous fussions dans sa rue même. Ma nouvelle connaissance frappajoyeusement des mains, s’élança à quelques pas devant moi, s’arrêtaà une porte, où elle se tint sur la marche jusqu’à mon arrivée, et,dès que je l’eus rejointe, elle fit retentir la sonnette.

Une partie de cette porte était vitrée, sanscontrevent qui la protégeât : ce que je ne pus remarquerd’abord, car, à l’intérieur, tout était ombre et silence :d’ailleurs, je n’attendais pas avec moins d’anxiété que l’enfantune réponse à notre appel. Elle avait sonné deux ou trois foisdéjà, quand nous entendîmes du dedans le bruit d’une personne quise meut, et enfin une faible lumière apparut à travers le vitrage.Comme cette lumière approchait très-lentement, celui qui la portaitayant à se frayer un chemin parmi une grande quantité d’objetsépars et confus, cette circonstance me permit de voir à la fois,quelle était la nature de la personne qui s’avançait et du lieudans lequel elle cheminait.

C’était un petit vieillard aux longs cheveuxgris. Tandis qu’il élevait la lumière au-dessus de sa tête etregardait en avant à mesure qu’il approchait, je pus distinguerparfaitement ses traits et sa physionomie. Malgré les ravagesproduits par l’âge, il me sembla reconnaître dans ses formes grêleset maigres quelque chose de la forme svelte et souple que j’avaisremarquée chez l’enfant. Il y avait certainement de l’analogie dansleurs yeux bleus brillants ; mais le vieillard était tellementridé par l’âge et les chagrins, que là s’arrêtait touteressemblance.

La salle qu’il traversait à pas lents était unde ces réceptacles d’objets curieux et antiques qui semblent secacher dans les coins les plus bizarres de notre ville, et, parjalousie et méfiance, dérober leurs trésors moisis aux regards dupublic. Il y avait là des assortiments de cottes de mailles, toutesdroites et figurant des fantômes de chevaliers armés ; il yavait des bas-reliefs fantastiques empruntés aux cloîtres desmoines d’autrefois ; il y avait diverses sortes d’armesrouillées ; il y avait des figures contournées en porcelaine,en bois et en fer ; il y avait des ouvrages d’ivoire ; ily avait des tapisseries et des meubles étranges, dont le dessinparaissait dû à la fièvre des rêves. La physionomie égarée du petitvieillard était merveilleusement en harmonie avec la localité. Cethomme devait être allé à tâtons parmi les vieilles églises, lestombes et les maisons abandonnées, pour en recueillir lesdépouilles de ses propres mains. Dans toute sa collection, il n’yavait rien qui ne fût en parfaite analogie avec lui, rien qui fûtplus que lui vieux et délabré.

Tout en tournant la clef dans la serrure, ilme contemplait avec une surprise qui fut loin de diminuer lorsqueson regard se porta de moi sur ma compagne de route. La portes’ouvrit, et l’enfant, s’adressant à son grand-père, lui raconta lapetite histoire de notre rencontre.

« Dieu te bénisse ! s’écria levieillard en passant la main sur la tête de l’enfant ; commentse fait-il que tu aies pu t’égarer en chemin ? O Nell, si jet’avais perdue !

– Grand-père, répondit avec fermeté la petitefille, j’eusse retrouvé mon chemin pour revenir vers vous, n’ayezpas peur. »

Le vieillard l’embrassa ; puis il setourna de mon côté et m’invita à entrer, ce que je fis. La portefut fermée de nouveau à double tour. Mon hôte, me précédant avecson flambeau, me conduisit, à travers la salle que j’avais déjàcontemplée du dehors, dans une petite pièce située derrière :là se trouvait une autre porte ouvrant sur une sorte de cabinet oùje vis un lit en miniature qui eût bien convenu à une fée, tant ilétait exigu et gentiment arrangé. L’enfant prit une lumière et seretira dans la petite chambre, me laissant avec le vieillard.

« Vous devez être fatigué, monsieur, medit-il en approchant pour moi une chaise du feu. Commentpourrais-je vous remercier ? »

Je répondis :

« En ayant une autre fois plus de soin devotre petite-fille, mon bon ami.

– Plus de soin !… répéta le vieillardd’une voix aigre ; plus de soin de Nelly !… Qui jamais aaimé une enfant comme j’aime ma Nell ? »

Il prononça ces paroles avec une surprise simanifeste, que je me trouvai fort embarrassé pour répondre,d’autant plus que, s’il y avait dans ses manières quelque chose deheurté et d’égaré, ses traits offraient les indices d’une penséeprofonde et triste, d’où je conclus que, contrairement à mapremière impression, ce n’était ni un radoteur ni un imbécile.

« Je ne crois pas, lui dis-je, que vousayez assez souci de votre enfant.

– Moi ! je n’en ai pas souci !…s’écria le vieillard en m’interrompant. Ah ! que vous me jugezmal !… Ma petite Nelly ! ma petiteNelly ! »

Nul homme, quelques paroles qu’il employât, nepourrait montrer plus de tendresse que n’en montra dans ce peu demots le marchand de curiosités. J’attendis qu’il parlât denouveau ; mais il appuya le menton sur sa main, et, secouantdeux ou trois fois la tête, il tint ses yeux fixés sur lefoyer.

Tandis que nous gardions ainsi le silence, laporte du cabinet s’ouvrit, et l’enfant reparut. Ses fins cheveuxbruns tombaient épars sur son cou, et son visage était animé parl’empressement qu’elle avait mis à venir nous rejoindre. Sansperdre un instant, elle s’occupa des préparatifs du souper. Pendantqu’elle se livrait à ce soin, je remarquai que le vieillardprofitait de l’occasion pour m’examiner plus à fond qu’il nel’avait fait d’abord. Je vis avec surprise que l’enfant paraissaitchargée de toute la besogne, et que, à l’exception de nous trois,il ne semblait y avoir âme qui vive dans la maison. Je saisis unmoment où elle était sortie de la chambre pour glisser un mot à cesujet ; à quoi le vieillard répliqua qu’il y avait peu degrandes personnes aussi dignes de confiance, aussi soigneuses queNelly.

« Il m’est toujours pénible, dis-je,choqué de ce que je prenais chez lui pour de l’égoïsme, il m’esttoujours pénible d’être témoin de cette espèce d’initiation à lavie réelle chez de jeunes êtres à peine hors de la limite étroitede l’enfance, c’est tarir en eux la confiance et la naïveté, deuxdes principales qualités que le ciel leur ait départies ;c’est leur demander de partager nos chagrins avant l’heure où ilssont capables de s’associer à nos plaisirs.

– N’ayez pas peur de détruire chez elle cesqualités précieuses ; non, répondit le vieillard me regardantfixement, les sources en sont trop profondes. D’ailleurs, lesenfants du pauvre connaissent peu le plaisir. Il faut acheter etpayer jusqu’aux moindres jouissances de l’enfance.

– Mais… excusez la liberté de mon langage…vous n’êtes sans doute pas si pauvre ?

– Nelly n’est pas ma fille ; c’est samère qui était ma fille, et sa mère était pauvre. Je ne mets riende côté ; rien, pas un sou, bien que je vive comme vous voyez.Mais (il posa sa main sur mon bras et s’inclina pour ajouter àdemi-voix) elle sera riche un de ces jours ; elle deviendraune grande dame. Ne pensez pas mal de moi parce que j’use de sonservice. Elle est heureuse de me donner ses soins, vous avez pu enjuger ; son cœur se briserait à l’idée que je pusse demander àtoute autre personne ce que ses petites mains ont le couraged’entreprendre. Moi ! n’avoir pas souci de mon enfant !…cria-t-il tout à coup d’un accent plaintif. Dieu sait que cetteenfant est l’unique pensée de ma vie, et cependant il ne mefavorise pas ! Oh ! non, il ne me favorisepas ! »

En ce moment, celle qui faisait le sujet denotre conversation rentra, et le vieillard, m’invitant à me mettreà table, rompit l’entretien et retomba dans le silence.

Nous avions à peine commencé le repas, quandun coup fut frappé à la porte extérieure. Nelly, laissant échapperun joyeux éclat de rire qui me fit plaisir à entendre, car il étaitenfantin et plein d’expansion, s’écria :

« Nul doute, c’est ce vieux cher Kit quirevient enfin !

– Petite folle ! dit le grand-père encaressant les cheveux de sa Nelly ; toujours elle se moque dupauvre Kit. »

Un nouvel éclat de rire plus bruyant que lepremier retentit encore, et, par sympathie, je ne pus me défendred’y associer un sourire. Le petit vieillard prit une chandelle etalla ouvrir la porte. Lorsqu’il revint, Kit était derrière lui.

Kit était bien le garçon le plus grotesquequ’on puisse imaginer : lourd, gauche, avec une bouchedémesurément grande, les joues fort rouges, un nez retroussé, etcertainement l’expression la plus comique que j’eusse jamais vue.Il s’arrêta court sur le seuil, à l’aspect d’un étranger, imprimaun mouvement parfait de rotation à son vieux chapeau, qui n’offraitaucun vestige de bord, et s’appuyant tantôt sur une jambe, tantôtsur l’autre, position qu’il changeait sans cesse, il resta àl’entrée, fixant sur l’intérieur de la chambre le regard le plusextraordinaire. Dès ce moment, je conçus pour ce garçon unsentiment de reconnaissance, car je compris qu’il était la comédiedans la vie de la jeune fille.

« Il y avait une bonne trotte, n’est-cepas, Kit ? dit le petit vieillard.

– Par ma foi, la course n’était pas mauvaise,maître, répliqua Kit.

– Avez-vous eu de la peine à trouver lamaison ?

– Par ma foi, maître, ce n’était pasexcessivement aisé.

– Et naturellement, vous revenez avec del’appétit ?

– Par ma foi, maître, je le crois. »

Le jeune garçon avait une manière à part de setenir de côté en parlant, et de jeter à chaque mot la têteobliquement par-dessus son épaule, comme s’il ne pouvait avoir devoix sans recourir à ce moyen. Je crois qu’il eût été divertissantpour tout le monde ; mais il y avait quelque chosed’irrésistible dans le plaisir si vif que son étrangeté d’allurecausait à Nelly, et dans la pensée consolante qu’elle pouvaittrouver un sujet de gaieté en un lieu qui semblait si peu fait pourlui en inspirer. Ce qu’il y a de meilleur, c’est que Kit lui-mêmeétait flatté de l’impression qu’il produisait ; après avoirfait quelques efforts pour conserver sa gravité, il partit aussid’un grand éclat de rire et resta dans ce violent accès d’hilarité,la bouche ouverte et les yeux presque fermés.

Le vieillard était retombé dans sa précédenterêverie et semblait étranger à ce qui se passait. Mais lorsqueNelly eut cessé de rire, je remarquai que des larmesobscurcissaient les yeux de la jeune fille, et je les attribuai àla chaleur de l’accueil qu’elle faisait à son bizarre favori,peut-être aussi aux petites émotions de cette soirée. Quant à Kitlui-même, dont le rire était de ceux qui laissent douter si l’onrit ou si l’on pleure, il s’empara d’une épaisse sandwich[3] et d’un pot de bière, alla se mettre dansun coin et se disposa à faire largement honneur à cesprovisions.

« Ah ! me dit le vieillard setournant vers moi et me regardant comme si je venais de lui parler,vous vous trompez bien en prétendant que je n’ai pas soind’elle !

– Il ne faut pas, mon ami, lui répondis-je,attacher trop d’importance à une remarque fondée sur les premièresapparences.

– Non, non, répliqua le vieillard d’un tonpensif ; Nell, viens ici. »

La jeune fille s’empressa de se lever, et elleenlaça de ses bras le cou de son grand-père.

« Est-ce que je ne t’aime pas,Nelly ? demanda-t-il. Dis, est-ce que je ne t’aime pas, Nelly,oui ou non ? »

L’enfant répondit seulement par des caresseset appuya sa tête sur la poitrine du vieillard.

« Pourquoi sanglotes-tu ? dit-il enla pressant contre lui et tournant son regard vers moi. Est-ceparce que tu sais que je t’aime et que tu m’en veux de paraître endouter ? C’est bon, c’est bon ; alors disons donc que jet’aime tendrement !

– Oui, oui, c’est la vérité, s’écria-t-elleavec force. Et Kit aussi le sait bien. »

Kit, qui, en absorbant son pain et son bœuf,plongeait à chaque bouchée, avec le sang-froid d’un jongleur, soncouteau dans sa bouche, s’arrêta tout court au milieu de sesopérations gastronomiques, en entendant cet appel à son témoignage,et hurla : « Personne ne serait assez fou pour dire qu’ilne vous aime pas. » Après quoi, il se rendit incapable decontinuer la conversation en ingurgitant une énorme sandwich d’unseul coup.

« Elle est pauvre actuellement, dit levieillard en donnant une petite tape amicale sur la joue del’enfant ; mais, je le répète, le temps approche où elledeviendra riche. Ce temps aura été long à venir, mais enfin ilviendra. Il est bien venu pour tant d’autres qui ne font rien quese livrer à la dépense et aux excès. Oh ! quand viendra-t-ilpour moi ?

– Je me trouve heureuse comme je suis,grand-père, dit l’enfant.

– Hum ! hum ! Tu ne sais pasmaintenant… et comment pourrais-tu savoir ?… »

Et il murmura de nouveau àdemi-voix :

« Ce temps viendra, je suis certain qu’ilviendra. Il n’en paraîtra que meilleur pour s’être faitattendre. »

Et alors il soupira et retomba dans son étatde rêverie ; il avait attiré l’enfant entre ses genoux, etparaissait insensible à tout le reste autour de lui. Cependant ils’en fallait de quelques minutes seulement que minuit sonnât. Je melevai pour partir : ce mouvement rappela le vieillard à laréalité.

« Un moment, monsieur, dit-il. Ehbien ! Kit, bientôt minuit, mon garçon, et vous êtes encoreici ! Retournez chez vous, retournez chez vous, et demainmatin soyez exact, car il y a de l’ouvrage à faire. Bonnenuit ! Souhaite-lui le bonsoir, Nelly, et qu’il s’enaille.

– Bonsoir, Kit, dit l’enfant, les yeuxbrillants de gaieté et d’amitié.

– Bonsoir, miss Nell, répondit le jeunegarçon.

– Et remerciez ce gentleman, reprit levieillard ; sans ses bons soins, j’aurais pu perdre cette nuitma petite-fille.

– Non, non, maître, s’écria Kit, pas possible,pas possible.

– Comment ?

– Je l’aurais retrouvée, maître, je l’auraisretrouvée. Je parie que je l’aurais retrouvée et aussi vite que quique ce soit, pourvu qu’elle fût encore sur la terre. Ha !ha ! ha ! »

Ouvrant de nouveau sa large bouche en mêmetemps qu’il fermait les yeux et poussait un éclat de rire d’unevoix de stentor, Kit gagna la porte à reculons en continuant decrier. Une fois hors de la chambre, il ne fut pas long àdécamper.

Après son départ, et tandis que l’enfant étaitoccupée à desservir, le vieillard dit :

« Monsieur, je n’ai pas paru suffisammentreconnaissant de ce que vous avez fait pour moi ce soir, mais jevous en remercie humblement et de tout cœur ; Nelly en faitautant, et ses remercîments valent mieux que les miens. Je seraisau regret si, en partant, vous emportiez l’idée que je ne suis pasassez pénétré de votre bonté ou que je n’ai pas souci de monenfant… car certainement, cela n’est pas !

– Je n’en puis douter, dis-je, après ce quej’ai vu. Mais permettez-moi de vous adresser une question.

– Volontiers, monsieur ;qu’est-ce ?

– Cette charmante enfant, avec tant de beautéet d’intelligence, n’a-t-elle que vous au monde pour prendre soind’elle ? pas d’autre compagnie ? d’autre guide ?

– Non, non, dit-il, me regardant en face avecanxiété ; non, et elle n’a pas besoin d’en avoir d’autre.

– Ne craignez-vous pas de vous méprendre surles nécessités de son éducation et de son âge ? Je suiscertain de vos excellentes intentions ; mais vous-même,êtes-vous bien certain de pouvoir remplir une mission commecelle-là ? Je suis un vieillard ainsi que vous ;vieillard, je m’intéresse à ce qui est jeune et plein d’avenir.Avouez-le, dans tout ce que j’ai vu cette nuit de vous et de cettepetite créature, n’y a-t-il pas quelque chose qui peut mêler del’inquiétude à cet intérêt ? »

Mon hôte garda d’abord le silence, puis ilrépondit :

« Je n’ai pas le droit de m’offenser devos paroles. Il est bien vrai qu’à certains égards nous sommes, moil’enfant, et Nelly la grande personne, ainsi que vous avez pu leremarquer déjà. Mais que je sois éveillé ou endormi, la nuit commele jour, malade ou en bonne santé, cette enfant est l’unique objetde ma sollicitude ; et si vous saviez de quelle sollicitude,vous me regarderiez d’un œil bien différent. Ah ! c’est unevie pénible pour un vieillard, une vie pénible, bien pénible ;mais j’ai devant moi un but élevé, et je ne le perds jamais devue ! »

En le voyant dans ce paroxysme d’exaltationfébrile, je me mis en devoir de reprendre un pardessus que j’avaisdéposé en entrant dans la chambre, résolu à ne rien dire de plus.Je vis avec étonnement la petite fille qui se tenait patiemmentdebout, avec un manteau sur le bras, et à la main un chapeau et unecanne.

« Ceci n’est pas à moi, ma chère, luidis-je.

– Non, répondit-elle tranquillement, c’est àmon grand-père.

– Mais il ne sort pas à minuit…

– Pardon, il va sortir, dit-elle ensouriant.

– Mais vous ? Qu’est-ce que vous devenezpendant ce temps-là, chère petite ?

– Moi ? Je reste ici naturellement. C’estcomme cela tous les soirs. »

Je regardai le vieillard avec surprise :mais il était ou feignait d’être occupé du soin de s’arranger poursortir. Mon regard se reporta de lui sur cette douce et frêleenfant. Toute seule ! dans ce lieu sombre ; seule, touteune longue et triste nuit !

Elle ne parut pas s’apercevoir de mastupéfaction ; mais elle aida gaiement le vieillard à mettreson manteau : lorsqu’il fut prêt, elle prit un flambeau pournous éclairer. Voyant que nous ne la suivions pas assez vite, ellese retourna le sourire aux lèvres et nous attendit. La cause de monhésitation n’avait pas échappé au vieillard ; l’expression desa physionomie le prouvait ; mais il se borna à m’inviter, eninclinant la tête, à passer devant lui, et il garda le silence. Ilne me restait qu’à obéir.

Lorsque nous eûmes franchi la porte, l’enfantposa son flambeau à terre, me souhaita le bonsoir et leva vers moison visage pour m’embrasser. Puis elle s’élança vers le vieillard,qui la serra dans ses bras et appela sur elle les bénédictions deDieu.

« Dors bien, Nell, dit-il doucement, etque les anges gardiens veillent sur toi dans ton lit !N’oublie pas tes prières, ma mignonne.

– Non, certes, s’écria-t-elle avecardeur ; je suis si heureuse de prier !

– Oui, je le sais, cela te fait du bien etcela doit être. Mille bénédictions ! Demain matin, de bonneheure, je serai ici.

– Vous n’aurez pas besoin de sonner deux fois.La sonnette m’éveille, même au beau milieu d’un rêve. »

Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent. L’enfantouvrit la porte, maintenant protégée par un volet que Kit y avaitappliqué, en sortant, et avec un dernier adieu dont la douceur etla tendresse sont bien souvent revenues à ma mémoire, elle la tintentr’ouverte jusqu’à ce que nous fussions passés. Le vieillards’arrêta un moment pour entendre la porte se refermer et lesverrous se tirer à l’intérieur, ensuite, rassuré à cet égard, il semit à marcher à pas lents. Au coin de la rue, il s’arrêta. Meregardant avec un certain embarras, il me dit que nous n’allionspas du tout par le même chemin et qu’il était obligé de me quitter.J’avais envie de répondre : mais, avec une vivacité que sonextérieur ne m’eût pas permis de supposer, il s’éloignaprécipitamment. Je remarquai qu’à plusieurs reprises il tourna latête comme pour s’assurer si je ne l’épiais pas ou si je ne lesuivais pas à quelque distance. À la faveur de l’obscurité de lanuit, il disparut bientôt à mes yeux.

J’étais demeuré immobile à la place même où ilm’avait quitté, sans pouvoir m’en aller et pourtant sans savoirpourquoi je perdais mon temps à rester là. Je regardai tout pensifdans la rue d’où nous venions de sortir, et bientôt je m’acheminaide ce côté. Je passai et repassai devant la maison ; jem’arrêtais ; j’écoutais à la porte : tout était sombre etsilencieux comme la tombe.

Cependant je rôdais autour de cette maisonsans réussir à m’en arracher, pensant à tous les dangers quipouvaient menacer l’enfant : incendie, vol, meurtre même, etme figurant qu’il allait arriver quelque malheur si je me retirais.Le bruit d’une porte ou d’une croisée qu’on fermait dans la rue meramenait de nouveau devant le logis du marchand de curiosités. Jetraversais le ruisseau pour regarder la maison et m’assurer que cen’était pas de là que venait le bruit : mais non, la maisonétait restée noire, froide, sans vie.

Il passait peu de monde ; la rue étaittriste et morne ; il n’y avait presque que moi. Quelquestraînards, sortis des théâtres, marchaient à la hâte, et, de tempsen temps, je me jetais de côté pour éviter un ivrogne tapageur quiregagnait sa demeure en chancelant ; mais c’étaient desincidents rares et qui même cessèrent bientôt tout à fait. Uneheure sonna à toutes les horloges. Je me remis à arpenter leterrain, me promettant sans cesse que ce serait la dernière fois,et chaque fois me manquant de parole, sous quelque nouveauprétexte, comme je l’avais fait déjà si souvent.

Plus je pensais aux discours, au regard, aumaintien du vieillard, moins je parvenais à me rendre compte de ceque j’avais vu et entendu. Un pressentiment qui me dominait medisait que le but de cette absence nocturne ne pouvait être bon. Jen’avais eu connaissance du fait que par la naïveté indiscrète del’enfant ; et bien que le vieillard fût là, bien qu’il eût ététémoin de ma surprise non équivoque, il avait gardé un étrangemystère sur ce sujet sans me donner un seul mot d’explication. Cesréflexions ramenèrent plus vivement que jamais à ma mémoire saphysionomie égarée, ses manières distraites, ses regards inquietset troublés. Sa tendresse pour sa petite-fille n’était pasincompatible avec les vices les plus odieux ; et dans cettetendresse même n’y avait-il pas une contradiction étrange ?Sinon, comment cet homme eût-il pu se résoudre à abandonner ainsison enfant ? Cependant, malgré mes dispositions à prendre delui une mauvaise opinion, je ne doutais pas un moment de la réalitéde son affection ; et même je ne pouvais pas en admettre ledoute, quand je me rappelais ce qui s’était passé entre nous et leson de voix avec lequel il avait appelé sa Nelly.

« Je reste ici naturellement… m’avait ditl’enfant, en réponse à ma question C’est comme cela tous lessoirs. » Quel motif pouvait faire sortir le vieillard de chezlui, la nuit et toutes les nuits ? J’évoquai le souvenir de ceque j’avais autrefois entendu raconter de certains crimes sombreset secrets qui se commettent dans les grandes villes et échappent àla justice pendant de longues années. Cependant, parmi cessinistres histoires, il n’en était pas une que je pusse expliquerpar le présent mystère ; plus j’y songeais, moins jeréussissais à percer ces ténèbres.

La tête remplie de ces idées et de biend’autres encore, sur le même sujet, je continuai d’arpenter la ruedurant deux grandes heures. Enfin une pluie violente se mit àtomber : accablé de fatigue, bien que ma curiosité fûttoujours aussi éveillée qu’auparavant, je montai dans la premièrevoiture de place qui vint à passer et me fis conduire chez moi. Unbon feu pétillait dans l’âtre ; ma lampe brillait : mapendule me salua comme à l’ordinaire de son joyeux carillon. Monlogis m’offrait le calme, la chaleur, le bien-être, contrasteheureux avec l’atmosphère sombre et triste d’où je sortais.

Je m’assis dans ma bergère, et, me renversantsur ses larges coussins, je me représentai l’enfant dans sonlit : seule, sans gardien, sans protection, excepté celle desanges, et cependant dormant d’un sommeil paisible. Je ne pouvaisdétacher ma pensée de cette créature si jeune, tout esprit, toutedélicate, une vraie petite fée, passant de longues et sinistresnuits dans un lieu si peu fait pour elle.

Nous avons tellement l’habitude de nouslaisser émouvoir par les objets extérieurs et d’en recevoir dessensations que la réflexion devrait suffire à nous donner, mais quinous échappent souvent sans ces aides visibles et palpables, quepeut-être n’aurais-je pas été envahi tout entier comme je l’étaispar cet unique sujet de mes pensées sans les monceaux de chosesfantastiques que j’avais vues pêle-mêle dans le magasin du marchandde curiosités. Présentes à mon esprit, unies à l’enfant,l’entourant, pour ainsi dire, ne formant qu’un avec elle, elles mefaisaient toucher au doigt sa position. Sans aucun effortd’imagination, je revoyais d’autant mieux son image, entourée commeelle l’était, de tous ces objets étrangers à sa nature, qu’ilsétaient moins en harmonie avec les goûts de son sexe et de son âge.Si ces secours m’avaient manqué, si j’avais dû me représenter Nellydans un appartement ordinaire où il n’y eût rien de bizarre, riend’inaccoutumé, il est bien présumable que sa solitude étrange m’eûtmoins vivement impressionné. Dans ce cadre, elle formait pour moiune sorte d’allégorie, et avec tout ce qui l’entourait, elleexcitait si puissamment mon intérêt que, malgré tous mes efforts,je ne pouvais la chasser de ma mémoire et de mes pensées.

« Ce serait, me dis-je après avoir faitavec vivacité quelques tours dans ma chambre, ce serait pourl’imagination un travail curieux que de suivre Nelly dans sa viefuture, de la voir continuant sa route solitaire au milieu d’unefoule de compagnons grotesques ; seule, pure, fraîche etjeune. Il serait curieux de…»

Ici je m’arrêtai ; car le thème m’eûtmené loin, et déjà je voyais s’ouvrir devant moi une région danslaquelle je me sentais médiocrement disposé à pénétrer. Je reconnusque ce n’étaient que des rêvasseries, et je pris le parti d’allerme coucher pour trouver dans mon lit le repos et l’oubli.

Mais, toute la nuit, soit éveillé, soitendormi, les mêmes idées revinrent à mon esprit, les mêmes imagesrestèrent en possession de mon cerveau. Toujours, toujours j’avaisen face de moi la boutique aux sombres parois ; les armures etles cottes de mailles toutes vides avec leur tournure de spectressilencieux ; les figures de bois et de pierre, sournoises etgrimaçantes ; la poussière, la rouille, le ver vivant dans lechêne qu’il ronge ; et, seule au milieu de ces antiquités, deces ruines, de cette laideur du passé, la belle enfant dans sondoux sommeil, souriant au sein de ses rêves légers et radieux.

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