Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 35

 

En rentrant chez lui, M. Brass reçut lerapport de son clerc avec beaucoup de satisfaction, et se mit àexaminer soigneusement le billet de deux cent cinquante francs. Ilrésulta de cet examen que le billet était bien en effet dugouverneur de la Compagnie de la banque d’Angleterre, en bonne etdue forme, ce qui accrut considérablement la joie de M. Brass.Cela le mit dans un tel débordement de libéralité et decondescendance, que, dans la plénitude de son cœur, il invitaM. Swiveller à partager avec lui un bol de punch, vers cetteépoque reculée et indéfinie qu’on appelle vulgairement « un deces jours, » et qu’il lui fit de beaux compliments surl’aptitude rare pour les affaires qu’il avait montrée dès sonpremier jour d’exercice.

C’était, chez M. Brass, une maximefavorite, que l’habitude de faire des compliments tient la langued’un homme souple et moelleuse comme un ressort bien huilé, sanscoûter un sou de dépense. Et, comme ce membre utile ne doit jamaisse rouiller ou craquer en tournant sur ses gonds lorsqu’ilappartient à un homme de loi, chez qui, au contraire, il doit êtretoujours dispos et délié, M. Brass ne négligeait aucuneoccasion de s’entretenir la langue par des discours flatteurs etdes expressions élogieuses. Il en avait même tellement contractél’habitude, que, si l’on ne pouvait exactement dire qu’il avait lalangue au bout des doigts, on pouvait du moins certainement direqu’il l’avait partout, excepté pourtant au visage ; car sonvisage ayant, comme nous l’avons déjà fait connaître, un aspectrefrogné et repoussant, ne pouvait pas s’adoucir avec la mêmefacilité, et restait désagréable en dépit des discours les plusgracieux : c’était un phare donné par la nature pour éclairerceux qui naviguent à travers les bancs et les récifs du monde, ouplutôt à travers le périlleux détroit de la loi, et pour lesavertir d’aborder à des ports moins perfides et de chercher fortuneailleurs.

Tandis que tour à tour M. Brass accablaitson clerc de compliments et examinait le billet de deux centcinquante francs, miss Sally, qui venait de rentrer, montrait unecertaine émotion qui n’était pas d’un caractère fortagréable ; car, habituée par la pratique constante de lachicane à fixer sa pensée sur les petits gains et la rapine, et àaiguiser sans cesse sa finesse naturelle, elle ne fut pasmédiocrement contrariée d’apprendre que le gentleman eût sifacilement obtenu le logement.

« En voyant, dit-elle, qu’il s’était misdans la tête de l’avoir, on eût dû pour le moins doubler ou triplerle prix habituel ; et, plus il pressait, plusM. Swiveller eût dû renchérir les conditions. »

Mais ni la satisfaction de M. Brass ni lemécontentement de miss Sally n’eurent le pouvoir d’exercer lamoindre impression sur le jeune homme, qui, rejetant sur samalheureuse destinée la responsabilité de l’événement comme de toutce qui pourrait advenir plus tard, était entièrement calme etrésigné, préparé pleinement à accepter le mal, et indifférent aubien, en vrai philosophe qu’il était.

Le lendemain, c’est-à-dire le deuxième jourd’exercice pour M. Swiveller, M. Brass l’accueillitamicalement et lui dit :

« Bonjour, monsieur Richard ; Sallyvous a trouvé un tabouret d’occasion, monsieur, hier au soir, dansWhite Chapel. C’est une femme rare pour les marchés, je puis vousl’assurer, monsieur Richard. Vous verrez que ce tabouret est depremière qualité, monsieur, vous pouvez m’en croire.

– Il a l’air un peu détraqué, ditRichard ; il suffît de le voir pour en juger.

– Vous trouverez que c’est un siège fortagréable, répliqua M. Brass ; vous pouvez en êtrecertain. Il a été acheté dans la rue qui fait face à l’hôpital.Comme il s’y trouvait depuis un mois ou deux, il est resté à lapoussière et a été hâlé par le soleil ; mais voilà tout.

– J’espère qu’il n’aura pas recueilli demiasmes de fièvre, dit Richard en s’asseyant d’un air mécontententre M. Brass et la chaste Sally. Tiens, il a un pied pluslong que les autres.

– Nous y mettrons une cale, dit M. Brassen riant. Ah ! ah ! ah ! nous y mettrons une cale,monsieur ; ce sera pour ma sœur une occasion nouvelle d’allerpour nous au marché. Miss Brass, M. Richard est le…

– Voulez-vous bien vous taire ! »interrompit celle qui était l’agréable objet de cesobservations.

Et, regardant par-dessus ses papiers, ellecontinua : « Comment voulez-vous que je travaille, sivous ne cessez de jacasser ?

– Quel drôle de corps vous faites !répondit le procureur. Parfois vous ne voulez que causer ;dans un autre moment, vous ne voulez que travailler : on nesait jamais de quelle humeur on vous trouvera.

– Je suis en humeur de travailler aujourd’hui,dit miss Sally ; ainsi, ne me dérangez pas, s’il vous plaît.Et ne le dérangez pas non plus de sa besogne, ajouta-t-elle enmontrant Richard du bout de sa plume. Il n’en fera pas plus qu’ilne faut, n’ayez pas peur. »

M. Brass avait évidemment bonne envie delancer à sa sœur une verte réplique ; mais il en fut détournépar des considérations de timidité ou de prudence, et se borna àmurmurer des mots isolés comme « aggravation :vagabond, » sans désigner personne par ces mots, mais en lesjetant d’inspiration, comme s’ils se rattachaient à quelque idéeabstraite qui lui fût venue à l’esprit.

Tous trois après cela se mirent à écrirelongtemps en silence, un silence si profond, que M. Swiveller,qui avait besoin d’une certaine excitation pour travailler,s’endormit à plusieurs reprises, et écrivit, les yeux fermés, desmots étranges en caractères inconnus. Tout à coup, miss Sallyrompit la monotonie qui régnait dans l’étude en ouvrant sa petiteboîte de métal, où elle prit une pincée de tabac qu’elle aspirabruyamment, et en disant que c’était la faute de M. RichardSwiveller.

« Qu’est-ce qui est de ma faute ?demanda Richard.

– Vous savez bien, dit miss Brass, que lelocataire n’est pas levé encore ; qu’on ne l’a ni vu nientendu depuis qu’il s’est mis au lit hier dans l’après-midi.

– Eh bien, madame, je suppose qu’il est librede dormir tranquillement tout son soûl, ou plutôt tout son comptantpour ses deux cent cinquante francs.

– Ah ! je commence à croire qu’il ne seréveillera jamais.

– C’est une circonstance remarquable, ditBrass mettant de côté sa plume ; oui, une circonstanceremarquable. Monsieur Richard, si l’on venait à trouver cegentleman pendu à la colonne du lit, ou si quelque autre accidentdésagréable de ce genre se produisait, vous voudrez bien vousrappeler, monsieur Richard, que ce billet de deux cent cinquantefrancs vous avait été remis comme à-compte sur le payement d’unloyer de deux ans ? Gravez cela dans votre esprit, monsieurRichard ; vous ferez bien d’en prendre note, monsieur, dans lecas où vous seriez appelé comme témoin. »

M. Swiveller prit une grande feuille depapier ministre, et, avec un air de profonde gravité, il commença àécrire une petite note dans un coin.

« On ne saurait jamais prendre trop deprécautions, dit M. Brass. Il y a tant de méchanceté dans lemonde, tant de méchanceté ! Le gentleman vous a-t-il dit,monsieur… Mais, pour le moment, laissons cela, monsieur ;achevez d’abord votre note. »

Dick obéit et tendit le papier àM. Brass, qui avait quitté son siège et marchait de long enlarge dans l’étude.

« Ah ! ah ! voilà lanote ? dit M. Brass jetant les yeux sur le papier.Très-bien. Maintenant, monsieur Richard, le gentleman vous a-t-ildit autre chose ?

– Non.

– Êtes-vous sûr, monsieur Richard, dit leprocureur d’un ton solennel, que le gentleman n’ait riendit ?

– Pas un mot, que je sache, monsieur.

– Pensez-y encore, monsieur. Dans la positionque j’occupe, et comme membre honorable du corps légal,c’est-à-dire du premier corps de ce pays, monsieur, ou de toutautre pays, ou de toutes les planètes qui brillent au-dessus denous la nuit et sont censées être habitées, il est de mon devoir,monsieur, comme membre honorable de ce corps, de n’omettrevis-à-vis de vous aucune question majeure dans une affaire de cettedélicatesse et de cette importance. Monsieur, le gentleman qui vousa loué hier, dans l’après-midi, notre premier étage, et qui aapporté une malle pesante…, une malle pesante, ne vous a-t-il riendit de plus que ce qui est consigné dans cette note ?

– Allons, voyons, pas de bêtise, » ditmiss Sally.

Dick la regarda, puis il regarda Brass, puisil regarda de nouveau miss Sally, et il répéta enfin :« Non.

– Pouh ! pouh ! Le diablem’emporte ! monsieur Richard, vous êtes bien simple !s’écria Brass avec un sourire. Le gentleman n’a-t-il rien dit ausujet de sa malle ?

– C’est cela… c’est bien cela…dit miss Sally,faisant un signe de tête à son frère pour lui donner sonapprobation.

– A-t-il dit, par exemple, ajouta Brass avecune sorte d’aisance et de bonhomie (je n’affirme pas qu’il ait riendit de semblable, songez-y bien ; je veux seulement vous enrafraîchir la mémoire), a-t il dit, par exemple, qu’il étaitétranger à Londres ; qu’il n’était ni en humeur ni en état defournir aucun renseignement ; qu’il jugeait que nous avions ledroit d’en exiger, et que, dans le cas où quelque chose luiarriverait, à un moment quelconque, il désirait que ses effetsfussent par provision considérés comme m’appartenant, pour medédommager un peu de l’embarras et de l’ennui que j’aurais àéprouver ; en un mot, ajouta Brass d’un ton encore plusdoucereux, en l’acceptant comme locataire en mon nom, pendant monabsence, n’avez-vous pas entendu traiter à cesconditions ?

– Certainement non, répondit Richard.

– Eh bien ! alors, s’écria Brass en luilançant du haut de ses sourcils froncés un regard de reproche, jesuis d’avis que vous vous êtes mépris sur votre vocation, et quevous ne serez jamais un homme de loi.

– Vous ne le serez jamais, quand bien mêmevous vivriez mille ans. » ajouta miss Sally.

Sur quoi le frère et la sœur prirent chacunune pincée de tabac dans la petite boite de métal et l’aspirèrentbruyamment, puis ils retombèrent dans leurs méditationssoucieuses.

Il ne se passa rien de mémorable jusqu’audîner de M. Swiveller. C’était à trois heures ; mais ilsemblait au pauvre clerc qu’il y avait au moins trois semainesqu’il l’attendait. Au premier son de l’horloge, Richard s’éclipsa.Au dernier coup de cinq heures il reparut, et l’étude se parfuma,comme par enchantement, d’une odeur de genièvre et d’écorce decitron.

– Monsieur Richard, dit Brass, cet homme n’estpas levé encore. Rien ne peut l’éveiller. Que faut-il faire,monsieur ?

– Moi, je le laisserais dormir tout du long,répondit Richard.

– Dormir tout du long ! s’écria Brass,quand il dort depuis vingt-six heures ! Nous avons remuépar-dessus sa tête, à l’étage supérieur, toutes sortes de coffreset de meubles ; nous avons frappé à double carillon à la portede la rue ; nous avons plusieurs fois fait dégringolerl’escalier à la servante (elle n’est pas bien lourde, et cetexercice ne lui est pas mauvais), mais rien n’a réussi à éveillercet homme. »

Dick suggéra une idée.

« Peut-être, en prenant une échelle etl’appliquant à la fenêtre du premier étage…

– Oui, mais il y a un contrevent, ditBrass ; d’ailleurs, tout le voisinage serait enrumeur. »

Dick suggéra une nouvelle idée.

« Si l’on montait sur le toit de lamaison par la trappe, et qu’on descendît par la cheminée ?

– Ce serait un plan excellent, dit Brass, siquelqu’un… et il regarda fixement M. Swiveller, si quelqu’unétait assez bon, assez dévoué, assez généreux pour tenterl’entreprise. Je suis même sûr que la chose ne serait pas aussidésagréable qu’on pourrait le supposer. »

En faisant cette proposition, Dick avait penséque l’exécution pourrait en incomber à miss Sally. Comme il setaisait et paraissait sourd à l’insinuation, M. Brass émitl’avis qu’il fallait tous ensemble monter l’escalier et faire undernier effort pour éveiller le dormeur par quelque moyen moinsviolent : si la tentative ne réussissait pas, on auraitrecours à des mesures plus énergiques. M. Swiveller yconsentit ; il s’arma de son tabouret et de la grande règle,et se transporta avec son patron sur le théâtre de l’action, oùmiss Brass était déjà occupée à agiter de toutes ses forces unesonnette, sans cependant que son carillon produisît le moindreeffet sur le mystérieux locataire.

« Voici ses bottes, monsieur Richard, ditBrass.

– Triste échantillon du caractère tenace etendurci de leur maître, » répondit Swiveller.

C’était bien, en effet, la paire de bottes laplus maussade et la plus massive qu’il fût possible de voir ;plantées droites sur le sol, comme si les jambes et les pieds deleur propriétaire s’étaient logés, elles semblaient, avec leurslarges semelles et leur forme rustique, décidées à prendre de viveforce possession de la place qu’elles occupaient.

« Je ne puis apercevoir que le rideau dulit, murmura Brass, l’œil appliqué au trou de la serrure. Est-ceque c’est un homme robuste, monsieur Richard ?

– Très-robuste.

– Ce serait une circonstance extrêmementfâcheuse, s’il s’élançait tout à coup sur nous. Laissez l’escalierlibre. Je n’ai pas peur de lui : il trouverait à quiparler ; mais je suis le maître de la maison, et comme c’est àmoi à faire respecter les lois de l’hospitalité… Holà !hé ! holà ! holà ! »

Tandis qua M. Brass, l’œil plongé aveccuriosité dans le trou de la serrure, poussait ces cris pourattirer l’attention de son locataire, et tandis que, de son côté,miss Brass ne laissait pas de repos à la sonnette,M. Swiveller plaça son tabouret contre le mur près de laporte, y monta en se tenant bien effacé, de façon que l’étranger,s’il se ruait au dehors, le dépassât dans sa fureur sansl’apercevoir, et il commença à exécuter un bruyant roulement avecla règle sur le panneau supérieur de la porte. Entraîné par lecharme de son propre talent, et confiant d’ailleurs dans la sûretéde sa position, qu’il avait prise d’après la méthode de cesvigoureux gaillards qui, aux soirs où la foule encombre lesthéâtres, ouvrent à la circulation les portes du parterre et desgaleries, M. Swiveller fit pleuvoir une telle douche de coups,que le son de la sonnette s’en trouva étouffé, et que la petiteservante, qui se tenait au bas de l’escalier, prête à s’enfuir aupremier signal, fut obligée de se boucher les oreilles, de peur dedevenir sourde pour toute sa vie.

Soudain la porte fut débarrassée au dedans etouverte avec violence. La petite servante alla se cacher dans lacave au charbon ; miss Sally ne fit qu’un saut à sa proprechambre à coucher ; M. Brass, qui ne brillait pas par lecourage, courut jusqu’à la rue voisine, et là, s’apercevant quepersonne ne le poursuivait avec un tisonnier ou toute autre armeoffensive, il enfonça ses mains dans ses poches, et se mit àmarcher tranquillement, en sifflant, comme si de rien n’était.

Pendant ce temps, M. Swiveller, deboutsur son tabouret, s’aplatissait de son mieux contre la muraille, etsuivait du regard, non sans quelque inquiétude, les mouvements dugentleman qui s’était montré au seuil de la porte en grondant etjurant d’une manière terrible et qui, tenant ses bottes à la main,semblait avoir l’intention de les lancer à tout hasard à traversl’escalier. Cependant notre homme abandonna cette idée, et ilretournait vers sa chambre en grondant encore avec colère, quandses yeux rencontrèrent ceux de Richard qui se tenait sur sesgardes.

« Est-ce vous qui faisiez cet horribletapage ? dit le gentleman.

– Je jouais ma partie dans le concert,répondit Richard, l’œil fixé sur le locataire et faisant voltigergentiment sa règle dans sa main droite, comme pour indiquer àl’étranger ce qu’il avait à attendre de lui s’il voulait se livrerà quelque acte de violence.

– Comment avez-vous eu cette impudence,hein ? » dit le gentleman.

Dick n’eut pas de meilleure réponse à faireque de lui demander s’il trouvait qu’il fût convenable à ungentleman de dormir d’un trait vingt-six heures, et si le reposd’une aimable et vertueuse famille ne pouvait pas peser de quelquepoids dans la balance.

« Et moi, mon repos n’est-il doncrien ! s’écria l’étranger.

– Et le leur, n’est-il donc rien non plus,monsieur ? répliqua Richard. Je ne veux pas vous faire demenaces, monsieur ; la loi ne permet pas les menaces, carmenacer est un délit prévu par la loi ; mais si vous agissezencore de la sorte, prenez garde que le coroner une autre fois necommence par vous enterrer dans le cimetière le plus voisin, avantque vous vous soyez seulement éveillé. Nous avons eu peur que vousne fussiez mort, monsieur, ajouta Richard en sautant légèrement àterre ; au bout du compte, nous ne pouvons permettre à ungentleman de s’établir dans cette maison pour y dormir comme deuxlocataires sans payer pour cela un extra.

– En vérité ! s’écria le locataire.

– Oui, monsieur, en vérité, répliqua Richards’abandonnant à sa destinée et disant tout ce qui lui passait parla tête ; on ne saurait prendre une telle quantité de sommeildans un seul lit, sur un seul bois de lit ; et si vous voulezdormir ainsi, vous devez payer sur le pied d’une chambre à deuxlits. »

Au lieu d’être jeté par ces observations dansun plus grand accès de colère, le locataire partit d’un violentéclat de rire et regarda M. Swiveller avec des yeuxétincelants. C’était un homme au visage brun, hâlé par le soleil,et dont la face paraissait plus brune encore et plus hâlée par levoisinage d’un bonnet de coton blanc qui la surmontait. Comme onvoyait bien que c’était un personnage colère, M. Swiveller sesentit fort soulagé en le trouvant de si bonne humeur, et pourl’encourager à persister dans cette disposition d’esprit, il sourità son tour.

Le locataire, dans l’irritation qu’il avaitéprouvée en se voyant réveillé si brusquement, avait poussé un peutrop son bonnet de nuit sur le côté de sa tête chauve. Cela luidonnait un certain air tapageur et excentrique queM. Swiveller pouvait maintenant observer à son aise et qui lecharma fort. Il exprima donc, par manière de raccommodement,l’espérance que le gentleman allait se lever, et qu’à l’avenir ilne le ferait plus.

« Venez, impudent drôle ! »

Telle fut la réponse du locataire, qui rentradans sa chambre.

M. Swiveller l’y suivit, laissant letabouret dehors, mais conservant la règle en cas de surprise. Il netarda pas à s’applaudir de sa prudence, quand le gentleman, sansdonner aucune explication, ferma la porte à double tour.

« Voulez-vous boire quelquechose ? » demanda l’étranger.

M. Swiveller répondit qu’il avait toutrécemment apaisé les angoisses de la soif, mais qu’il était prêtencore à prendre un « modeste rafraîchissement, » si lesmatériaux se trouvaient sous la main. Sans qu’un mot de plus fûtprononcé de part ni d’autre, le locataire tira de sa grande malleune sorte de temple en argent, brillant et poli, qu’il plaçasoigneusement sur la table. M. Swiveller suivait avec un vifintérêt tous ses mouvements.

L’étranger mit un œuf dans un petitcompartiment de ce temple, dans un autre du café, dans un troisièmeun bon morceau de bifteck cru, qu’il prit dans une boîte d’étainbien propre enfin il versa de l’eau dans une quatrième case.Ensuite, à l’aide d’un briquet phosphorique et d’allumettes, il mitle feu à une lampe d’esprit de vin qui était placée sous le temple.Il baissa les couvercles des petits compartiments, puis il lesreleva, et alors il se trouva que, par une opération merveilleuseet invisible, le bifteck fut rôti, l’œuf cuit, le café bien fait,en un mot, le déjeuner prêt.

« Voici de l’eau chaude, dit lelocataire, en la passant à M. Swiveller avec autant d’aplombque s’il avait eu devant lui un fourneau de cuisine ; voicid’excellent rhum, du sucre et un verre de voyage. Faites le mélangeet hâtez-vous. »

Dick obéit, portant tour à tour son regard dutemple qui était sur la table, et où tout semblait se faire, à lagrande malle qui semblait tout contenir. Le locataire déjeuna enhomme trop habitué à ces sortes de miracles pour seulement ypenser.

« Le maître de la maison est un homme deloi, n’est-il pas vrai ? » dit-il.

Dick fit un signe de tête. Le rhum luiparaissait exquis.

« La maîtresse de la maison, – quiest-elle ?

– Un dragon, » répondit Richard.

Le gentleman, peut-être pour avoir faitrencontre de ces sortes d’animaux dans le cours de ses voyages, oupeut-être par innocence, s’il était célibataire, ne témoigna aucunesurprise, mais il demanda simplement :

« Sa femme, ou sa sœur ?

– Sa sœur.

– Tant mieux ; il pourra s’en débarrasserquand il lui plaira. »

Après un moment de silence, l’étrangerajouta :

« Quant à moi, j’aime à agir à ma guise,à me coucher lorsque cela me convient, à me lever quand il m’enprend la fantaisie, à rentrer, à sortir selon mon idée, à ne passubir de questions, à n’être point entouré d’espions. À cet égard,les domestiques sont le diable. Il n’y a qu’une servante,ici ?

– Oui, et une toute petite, dit Richard.

– Une toute petite ! Très-bien ; lamaison me conviendra ; n’est-ce pas ?

– Oui.

– Ce sont des requins, jesuppose ? »

Dick fit un signe d’assentiment et acheva devider son verre.

« Instruisez-les de mon caractère, ditl’étranger en se levant. S’ils m’ennuient, ils perdront un bonlocataire Qu’ils me connaissent sons ce rapport, ils en saurontassez. S’ils veulent en savoir davantage, ce sera me donner congé.Il vaut mieux s’être bien entendus d’abord sur ce sujet.Bonjour.

– Je vous demande pardon, dit Richards’arrêtant au moment où le locataire se disposait à ouvrir laporte. « Quand celui qui t’adore n’a laissé que sonnom… »

– Que diable voulez-vous ?

– « N’a laissé que son nom… que son nom…Votre nom, quoi ! » dans le cas où il vous viendrait soitdes lettres, soit des paquets…

– Je n’ai rien à recevoir.

– Ou bien si quelqu’un vous demandait.

– Personne ne me demandera.

– Si, faute de savoir votre nom, il nousarrivait de commettre quelque erreur, ne dites pas, monsieur, qu’ily ait de ma faute. « Oh ! n’accuse pas lebarde… »

– Je n’accuserai personne, dit le locataire,avec une telle violence, qu’en une minute Richard se trouva surl’escalier et entendit la porte se fermer entre lui et soninterlocuteur. »

M. Brass et miss Sally étaient auxaguets, et il avait fallu que M. Swiveller sortît aussibrusquement pour qu’ils s’arrachassent à leur observation du troude la serrure. Comme malgré tous leurs efforts ils n’avaient puattraper un seul mot de la conversation, d’autant plus qu’ilsavaient passé tout le temps à se disputer l’observatoire, sanspouvoir, il est vrai, faire autre chose que se pousser, se pincer,se livrer à cette muette pantomime, ils entraînèrent Richard àl’étude afin d’y entendre son rapport.

Ce rapport, M. Swiveller le leur fitexact en ce qui concernait les volontés et le caractère dugentleman, mais poétique au sujet de la grande malle, dont il fitune description plus remarquable par l’éclat de l’imagination quepar la stricte peinture de la vérité. Il déclara avec nombred’affirmations solennelles, qu’elle contenait un échantillon detoute espèce de mets délicieux et des meilleurs vins connus de nosjours ; en outre, qu’elle avait la faculté d’agir aucommandement, sans doute par un mouvement de pendule. Il leur donnaaussi à entendre que l’appareil culinaire pouvait en deux minutesun quart rôtir une belle pièce d’aloyau de bœuf pesant environ sixlivres bon poids, comme il l’avait vu de ses propres yeuxet reconnu au flair ; il avait vu aussi, de quelque façon quel’effet se produisît, l’eau frémir et bouillonner le temps que legentleman mettait à cligner de l’œil. Toutes ces circonstancesréunies l’amenaient à conclure que la locataire était ou un grandmagicien ou un grand chimiste, tous les deux peut-être, et que sonséjour dans la maison ne pourrait manquer de jeter un jour beaucoupd’éclat sur le nom de Brass et d’ajouter un nouvel intérêt àl’histoire de Bevis Marks.

Il y eut un point cependant sur lequelM. Swiveller ne jugea pas nécessaire de s’étendre, à savoir le« modeste rafraîchissement » qui, en raison de sa forceintrinsèque et de ce qu’il était arrivé mal à propos sur les talonsmêmes du breuvage modéré que M. Swiveller avait analysé à sondîner, éveilla chez lui un léger accès de fièvre et renditnécessaire l’application de deux ou trois autres « modestesrafraîchissements » que M. Swiveller dut prendre à uncabaret voisin, dans le cours de la soirée.

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