Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 9

 

Dans son entretien confidentiel avec mistressQuilp, Nelly avait à peine laissé entrevoir la profonde tristessede ses pensées ; à peine avait-elle montré l’ombre pesante dunuage qui enveloppait sa maison, et couvrait d’obscurité le foyerdomestique. Outre qu’il lui était bien difficile de donner à unepersonne qui n’était pas complètement instruite de la vie qu’ellemenait, une idée exacte de la mélancolie et de la solitude de cetteexistence, sa crainte de compromettre ou de blesser en quoique cefût le vieillard auquel elle était si tendrement attachée, l’avaitarrêtée même au milieu de l’épanchement de son cœur ; aussiNelly n’avait-elle fait qu’une allusion timide à la causeprincipale de son trouble et de ses tourments.

Ce qui avait provoqué les larmes de l’enfant,ce n’était pas la monotonie de ses journées privées de variété, etque n’égayait jamais aucune agréable compagnie ; ce n’étaitpas non plus la sombre horreur de ses soirées lugubres et de seslongues nuits solitaires ; ce n’était pas l’absence de cesplaisirs faciles et charmants qui font battre les jeunescœurs ; ce n’était pas enfin parce qu’elle ne connaissait deson âge que sa faiblesse et sa sensibilité vive. Mais voir levieillard accablé sous la pression d’un chagrin secret ;observer son état d’inquiétude et d’agitation continuelle ;avoir souvent à craindre que sa raison ne fût égarée ; liredans ses paroles et ses regards le commencement d’une foliedésespérante ; veiller, attendre, écouter jour par jour avecl’idée que ces symptômes devaient se réaliser ; se dire queson grand-père et elle ne pouvaient espérer ni un secours ni unconseil de personne, qu’ils étaient seuls sur la terre :telles étaient les causes d’accablement qui eussent certainementenlevé toute force et toute joie même à un être plus avancé enâge ; et combien devaient-elles peser plus lourdement sur lecœur d’une enfant qui les avait constamment autour d’elle, et quiétait sans cesse entourée des objets d’où renaissaient à toutmoment ces pensées !

Aux yeux du vieillard, cependant, Nell étaittoujours la même. Si, pour un moment, il débarrassait son esprit dufantôme qui l’obsédait sans relâche, il retrouvait aussitôt sajeune compagne avec le même sourire pour lui, avec les mêmesparoles pleines d’empressement, la même vivacité folâtre, le mêmeamour et la même sollicitude qui, pénétrant profondément dans sonesprit, semblaient l’avoir illuminé durant toute sa vie. Le cœur deNelly était pour le vieillard le livre unique dont il se plaisait àrelire la première page, sans songer à la triste histoire qu’il eûttrouvée plus loin, s’il avait seulement tourné le feuillet ;et, dans cet aveuglement volontaire, il aimait à croire qu’au moinsl’enfant était heureuse.

Heureuse !… elle l’avait été autrefois.Elle avait couru en chantant à travers ces chambres obscures ;elle avait, d’un pas gai et léger, côtoyé leurs trésors couverts depoussière, les faisant paraître plus vieux par sa jeunesse, plusnoirs et plus sinistres par sa figure brillante et ouverte. Maismaintenant les chambres étaient redevenues plus que jamais froideset ténébreuses ; et quand Nelly quittait son petit réduit,pour aller passer de longues et mortelles heures, assise dans l’unede ces tristes pièces, elle devenait elle-même silencieuse etimmobile comme les objets inanimés qui l’entouraient, et ellen’avait plus le courage de réveiller avec sa voix les échos enrouéspar un long silence.

Dans l’une de ces chambres se trouvait unecroisée donnant sur la rue. C’est là que l’enfant se tenait assise,seule et pensive, durant bien des soirées, souvent même assez avantdans la nuit. L’impatience n’est jamais plus grande que lorsqu’onveille pour attendre ; il n’est donc pas étonnant que, dansces moments, les idées lugubres vinssent en foule assiéger l’espritde Nelly.

Elle aimait à se placer en cet endroit àl’heure où tombe le crépuscule du soir, à suivre le mouvement de lafoule passant et repassant dans la rue, à observer les gens qui semontraient aux fenêtres des maisons en face d’elle, se demandant siles êtres qu’elle voyait là se sentaient moins seuls à la regardersur sa chaise, comme c’était pour elle une espèce de compagnie deles voir avancer et relever la tête par leurs croisées. Sur l’undes toits il y avait un amas confus de cheminées : souvent, enles considérant, il lui avait semblé que c’étaient autant de laidesfigures qui la menaçaient et qui essayaient de darder dans sachambre leurs yeux curieux ; aussi se trouvait-elle satisfaitequand l’obscurité du soir les enveloppait, bien que, d’autre part,elle éprouvât de la tristesse lorsque l’homme du gaz venait allumerles réverbères dans la rue ; car alors il était bien tard, etil faisait bien noir. En ce moment, Nelly tournait la tête etparcourait des yeux la pièce où elle se trouvait pour voir si touty était à la même place, si rien n’avait bougé ; puis ramenantson regard sur la rue, parfois elle apercevait un homme passantavec un cercueil sur son dos, et deux ou trois autres le suivant ensilence jusqu’à une maison où il y avait quelqu’un de mort. Nellyfrissonnait… car ce triste spectacle présentait de nouveau à sonsouvenir, avec une foule de pensées lugubres et de craintes,l’image des traits altérés et des manières étranges du vieillard.S’il allait mourir !… si un mal soudain était venu lefrapper !… et qu’il ne dût pas revenir chez lui vivant !…si, une nuit, il rentrait, l’embrassait et la bénissait comme àl’ordinaire ; si, après qu’elle se serait mise au lit, qu’ellese serait endormie, et tandis qu’elle goûterait un sommeilbienfaisant et sourirait peut-être au sein de ses rêves, il setuait ! et si le sang du grand-père coulait… coulait… jusqu’auseuil de la chambre à coucher de sa petite-fille !…

Ces pensées étaient trop terribles pour queNelly s’y arrêtât. Afin de s’en distraire, elle avait de nouveaurecours à la rue, maintenant animée par moins de pas, et de plus enplus sombre et silencieuse. Les boutiques se fermaient, leslumières commençaient à briller aux fenêtres des étages supérieurs,annonçant que les voisins allaient se coucher. Par degrés ceslumières diminuaient ou disparaissaient, remplacées par laveilleuse nocturne. À peu de distance, il y avait encore un magasinattardé qui jetait sur le trottoir une clarté resplendissante,brillante et gaie à voir ; mais, lorsqu’à son tour il étaitfermé et que le gaz y était éteint, l’ombre et le silence régnaientpartout, excepté quand retentissait sur le pavé quelque pas égaré,ou bien quand un voisin, en retard sur son heure habituelle,frappait vigoureusement à la porte de sa maison pour éveiller safamille endormie.

C’est à cette heure de la nuit, et rarementavant, que l’enfant fermait la fenêtre et descendait doucementl’escalier, se figurant la peur dont elle serait frappée siquelqu’une des visions infernales qui souvent passaient à traversses rêves, prenait un corps lumineux et diaphane pour luiapparaître sur son chemin. Mais toutes ses craintess’évanouissaient devant une bonne lampe éclairant de sa lumièrerassurante l’aspect calme de sa petite chambre à coucher. Après uneprière fervente et mêlée de larmes pour le vieillard, pour leretour du repos, de la paix et du bonheur dont ils avaient jouiautrefois ensemble, elle posait sa tête sur l’oreiller et seberçait de ses sanglots ; souvent, cependant, elle seréveillait en sursaut, bien avant que le jour revînt, pour écouterle bruit de la sonnette, et répondre à l’appel imaginaire quil’avait tirée de son sommeil.

Une nuit… c’était la troisième depuis laconversation de Nelly avec mistress Quilp, le vieillard, qui,durant toute la journée avait été souffrant et abattu, annonçaqu’il ne sortirait pas. À cette nouvelle, les yeux de l’enfantétincelèrent ; mais la joie qui les animait s’effaça quandNelly reporta son regard sur le visage triste et fatigué de songrand-père.

« Deux jours, murmura-t-il, deux jourstout entiers se sont écoulés, et pas de réponse ! Nell, quet’a-t-il donc dit ?

– Exactement ce que je vous ai rapporté, moncher grand-papa.

– C’est vrai, dit faiblement le vieillard.Oui… Mais n’importe, répète-le-moi, Nell. Ma tête s’affaiblit. Quet’avait-il donc dit ? Qu’il viendrait me voir le lendemain oule jour suivant… Rien de plus, n’est-ce pas ? C’était dans salettre.

– Rien de plus. Si vous le vouliez, nepourrais-je pas y retourner demain matin, grand-père, de très-grandmatin ? J’irais et serais de retour ici avant ledéjeuner. »

Le vieillard secoua la tête, soupiratristement, et, attirant vers lui sa petite-fille :

« Cela serait inutile, ma chérie,complètement inutile. Mais s’il m’abandonne en ce moment… s’ilm’abandonne aujourd’hui, quand je pourrais encore, avec son aide,réparer tout le temps et l’argent que j’ai perdus, oublier toutel’agonie d’esprit que j’ai supportée, et qui m’a réduit à l’état oùtu me vois… s’il en est ainsi, je suis ruiné, et bien pis quecela !… je t’aurai ruinée, toi pour qui j’avais tenté cetteœuvre !… Ah ! si nous étions réduits à lamendicité !…

– Si nous y étions réduits ?… ditl’enfant hardiment ; soyons mendiants, s’il le faut, pourvuque nous soyons heureux.

– Mendiants… et heureux ! dit levieillard. Pauvre petite !

– Mon cher grand-papa, s’écria Nelly avec uneénergie qui brilla sur son visage empourpré, dans sa voix émue etson attitude pleine d’ardeur, non, ce que je dis là n’est pas unenfantillage ; mais dussé-je vous paraître plus enfant encore,laissez-moi vous prier d’aller avec moi mendier, ou travailler surles grandes routes, ou gagner dans la campagne notre chétiveexistence à la sueur de notre front, plutôt que de continuer la vieque nous menons.

– Nelly !…

– Oui, oui, plutôt que de continuer la vie quenous menons ! répéta l’enfant avec un redoublement d’énergie.Si vous avez des chagrins, laissez-moi les connaître et lespartager. Si vous dépérissez à vue d’œil, si chaque jour vousdevenez plus pâle et plus faible, laissez-moi vous soigner et vousservir de garde-malade. Si vous êtes pauvre, soyons pauvresensemble, mais que je reste avec vous ! Que je n’aie pas àvoir en vous un tel changement sans en pouvoir deviner lacause ; sinon, mon cœur se brisera et je mourrai. Mon chergrand-papa, quittons ce lieu si triste, et allons demander notrepain de porte en porte, le long de notre route ! »

Le vieillard couvrit son visage de ses mains,et le cacha contre le coussin du fauteuil où il était couché.

« Soyons mendiants, dit la jeune fille enpassant un de ses bras autour du cou du vieillard ; je n’aipas peur que nous manquions du nécessaire, je suis sûre qu’il nenous manquera pas. Allons de campagne en campagne ; nousdormirons dans les champs, sous les arbres ; ne songeons plusà l’argent ni à rien qui puisse nous attrister, mais reposons lanuit ; le jour, ayons au visage le soleil et le grand air, etremercions Dieu ensemble. Ne mettons plus le pied dans des chambressombres, n’habitons plus une maison mélancolique, errons plutôt çàet là partout où il nous plaira. Quand vous serez fatigué, vousvous arrêterez pour vous délasser dans le lieu le plus agréable quenous pourrons trouver, et moi, pendant ce temps, j’irai demanderl’aumône pour nous deux. »

La voix de l’enfant s’éteignit dans lessanglots, en même temps que Nelly laissa tomber sa tête sur le coudu vieillard. Elle ne pleurait pas seule.

Ces paroles ne devaient pas être entendues pard’autres oreilles, cette scène n’était pas faite pour d’autresyeux. Et cependant il y avait là des yeux et des oreilles quiprenaient un intérêt avide à tout ce qui se passait : cen’était rien moins que les oreilles et les yeux de M. DanielQuilp, qui, étant entré sans être aperçu, au moment où l’enfants’était mise à côté du vieillard, se donna bien de garde, sansdoute par des motifs de la plus pure délicatesse, d’interrompre laconversation, et se tint immobile avec son regard fixe et sonricanement habituel. Cependant, comme il est assez fatigant derester debout pour un gentleman qui a beaucoup marché, le nain,d’ailleurs, étant de ces gens qui se mettent à l’aise partout commechez eux, il ne tarda pas à jeter les yeux sur un fauteuil où ilgrimpa avec une rare agilité, se perchant sur le dossier et lespieds posés sur le coussin. Dans cette attitude il se trouvaitparfaitement à l’aise pour voir et entendre, et, en même temps, ilavait le plaisir de satisfaire cette espèce d’instinct animal qu’ilpossédait en toute occasion, et qui lui faisait exécuter desexercices fantasques, de véritables tours de singe. Il s’assit doncde la sorte, une jambe retroussée négligemment par-dessus l’autre,son menton appuyé sur la paume de sa main, la tête tournéelégèrement, et sa laide figure empreinte d’une grimace de plaisir.Voilà comment il était quand le vieillard, ayant par hasard regardéde ce côté, l’aperçut, à son grand étonnement.

À l’aspect de cette agréable figure, l’enfantne put retenir un cri inarticulé. Elle et le vieillard, ne sachantque dire et doutant à demi de la réalité de cette apparition, lacontemplaient avec embarras. Sans être le moins du monde déconcertépar cette réception, Daniel Quilp garda la même attitude, sebornant à faire avec la tête deux ou trois signes decondescendance. Enfin le vieillard prononça le nom de Quilp, à quiil demanda par où il était venu.

« Par la porte, répondit le nain élevantson pouce au-dessus le son épaule ; je ne suis pas encore toutà fait assez petit pour passer à travers le trou de la serrure. Mafoi, je voudrais l’être. Voisin, j’ai besoin de causer avec vous,en particulier, tous deux seuls et sans témoins. Au revoir, petiteNelly. »

Nelly consulta du regard son grand-père, quilui fit signe de se retirer, et l’embrassa sur la joue.

« Ah ! dit le nain faisant claquerses lèvres, quel bon baiser… juste sur la pommette vermeille de lajoue ! Quel baiser excellent ! »

La jeune fille, en entendant une pareilleremarque, n’en fut que plus empressée de sortir. Quilp la suivitd’un regard d’admiration ; et dès qu’elle eut fermé la porte,il complimenta le vieillard sur les charmes de Nelly.

« Quel petit bouton de rose, frais,fleuri et modeste !… hein, voisin ? s’écria Quilpcaressant une de ses courtes jambes et clignant des yeux ; quevotre petite Nelly est avenante, rosée et faite pourplaire !… »

Le vieillard ne répondit que par un sourirecontraint ; intérieurement il ressentait le plus vif, le plusinsupportable déplaisir. Cette disposition n’échappa point à Quilp,qui trouvait sa jouissance à torturer soit le vieillard, soit touteautre victime.

« Oui, elle est charmante, reprit-il,parlant d’une voix lente comme s’il était absorbé par son sujet, sipetite, si rondelette, si bien modelée, si jolie, avec des veinessi bleues et une peau si transparente, des pieds si mignons et desmanières si engageantes !… Mais, Dieu me pardonne ! vousavez mal aux nerfs ? Qu’y a-t-il donc, voisin ? Je vousjure, continua le nain en descendant du dossier et s’asseyant surle fauteuil avec une gravité de mouvements bien différente de larapidité qu’il avait mise à escalader ce meuble, je vous jure queje ne me doutais pas qu’un vieux sang pût être si prompt et siinflammable. Je le croyais inerte dans son cours et froid ;certainement c’est là la règle, mais il faut que le vôtre, voisin,soit en révolution.

– Je le pense, » dit le vieillard engémissant.

Il pressa sa tête de ses deux mains etajouta :

« Je sens là une fièvre brûlante… Je sensde temps à autre quelque chose que je crains de nommer. »

Le nain ne prononça pas une parole, mais ilsuivait de l’œil son interlocuteur qui parcourait la chambre danstous les sens, et finit par aller se rasseoir. Là le vieillardresta d’abord la tête baissée sur sa poitrine ; puis, selevant tout à coup, il dit :

« Une bonne fois, une fois pour toutes,m’avez-vous apporté de l’argent ?

– Non ! répondit Quilp.

– Eh bien ! dit le vieillard crispant sesmains avec désespoir et levant les yeux au ciel, l’enfant et moinous sommes perdus !

– Voisin, lui dit Quilp le regardantfroidement et frappant à plusieurs reprises sur la table pour fixerson attention vagabonde, je serai sincère avec vous ; jejouerai plus franchement que vous n’avez joué quand vous teniez lescartes et ne m’en montriez que le revers. Vous n’avez plus desecret pour moi. »

Le vieillard le considéra tout tremblant.

« Vous êtes surpris !… dit le nain,cela peut se concevoir. Non, vous n’avez plus de secret pour moi.Je sais maintenant que tous les prêts, toutes les avances et cessuppléments de fonds que vous m’avez tirés passaient à… Dirai-je lemot ?

– Dites-le, s’il vous convient.

– À la table de jeu où vous alliez chaquenuit ! Voilà le moyen précieux imaginé par vous pour fairefortune ; le voilà ! Voilà cette source secrète, maiscertaine, de richesse, où tout mon argent se fût engouffré, sij’avais été aussi fou que vous le pensiez ; voilà votreinépuisable mine d’or, votre Eldorado ! hein ?

– Oui, s’écria le vieillard avec des yeuxétincelants, c’était et c’est la vérité ; je le soutiendraijusqu’à la mort.

– Se peut-il que j’aie été la dupe d’unstupide coureur de brelans ! dit Quilp en abaissant sur lui unregard de mépris.

– Je ne suis pas un coureur de brelans !…cria le vieillard avec énergie. Je prends le ciel à témoin quejamais je n’ai joué pour gagner dans mon propre intérêt ; quejamais je n’ai joué par passion pour le jeu. À chaque coup que jerisquais, je me répétais tout bas le nom de l’orpheline etj’invoquais la bénédiction de Dieu sur le coup de dé qui allaitdécider de notre sort… Mais Dieu ne m’a jamais béni ! Qui doncfait-il prospérer ? Les gens contre lesquels je jouais :des hommes adonnés à la dissipation, au plaisir, à la débauche,prodiguant l’or à mal faire, encourageant le vice et les excès.Voilà les hommes qu’auraient dépouillés nos gains, ces gains que,jusqu’au dernier liard, je destinais à une jeune fille innocentedont ils auraient adouci l’existence et assuré le bonheur. Et eux,au contraire, que cherchaient-ils ? Des moyens de corruptionet de désordre misérable. Dites-moi qui, dans une cause telle quela mienne, n’eût pas espéré. Qui n’eût pas espéré commemoi ?

– Quand avez-vous commencé cette carrière defolie ? demanda Quilp, dont l’humeur railleuse fut dominée unmoment par le chagrin farouche du vieillard.

– Quand j’ai commencé ?… répondit cedernier passant sa main le long de ses sourcils. Quand j’aicommencé ?… Cela ne fut, cela ne pouvait être qu’au jour où jem’aperçus combien peu j’avais amassé, combien il fallait de tempspour amasser quelque chose, et, comme à mon âge, le cercle de mesderniers jours était circonscrit ; au jour où je songeai qu’ilme faudrait abandonner l’enfant à la dure pitié du monde avec desressources à peine suffisantes pour lui épargner les angoissesextrêmes de la pauvreté. Ah ! c’est alors que j’aicommencé !

– Est-ce après que vous m’eûtes chargé defaire passer la mer à votre délicieux petit-fils ?

– Ce fut peu de temps après. J’y avais pensélongtemps ; durant des mois entiers mon sommeil fut tout pleinde cette idée. Alors je commençai. Je ne trouvais pas de plaisir àjouer, je n’en attendais aucun. Qu’est-ce que j’y ai gagné, sinondes jours d’anxiété, des nuits d’insomnie, sinon la perte de lasanté et de la tranquillité d’âme ? Qu’y ai-je gagné ? lalangueur et le chagrin.

– Oui, d’abord vous avez perdu vos ressources,puis vous êtes venu à moi. Tandis que je vous croyais en train defaire fortune, comme vous vous en vantiez, vous travailliez à voustransformer en un vil mendiant !… Et c’est comme cela que jeme trouve avoir dans mon portefeuille toutes les reconnaissancessuccessives que vous m’avez griffonnées, avec un droitd’expropriation de votre fortune et de vos biens, dit Quilp debout,regardant tout autour de lui comme pour s’assurer qu’on n’avaitdistrait aucune valeur.

« Mais, ajouta-t-il, est-ce que vousn’avez jamais gagné ?

– Jamais. Non, jamais je n’ai couvert mespertes.

– Je croyais, dit le nain d’un air moqueur,que si un homme jouait assez longtemps, il était sûr de finir pargagner ; ou, en mettant les choses au pis, de sortir du jeusans perte.

– Et c’est la vérité, s’écria le vieillardéchappant tout à coup à son état d’accablement pour passer au plusviolent paroxysme ; c’est la vérité ; je l’ai éprouvé dèsle premier jour ; je l’ai constamment reconnu ; j’ai vucela ; je ne l’ai jamais mieux ressenti qu’en ce moment.Quilp, ces trois dernières nuits j’ai rêvé que je gagnais une sommeconsidérable… Ce rêve, je n’avais jamais pu le faire, malgré toutmon désir et tous mes efforts. Ne m’abandonnez pas au moment oùcette chance s’offre à moi. Je n’ai de ressource qu’en vous ;accordez-moi quelque assistance ; que par vous je puissetenter ce dernier moyen d’espérance. »

Le nain haussa les épaules et secoua latête.

« Voyez, Quilp, mon bon et généreuxQuilp, dit encore le vieillard tirant d’une main tremblantequelques morceaux de papier de sa poche et pressant le bras dunain, voyez seulement. Regardez, je vous prie, ces chiffres… C’estle fruit de longs calculs et d’une pénible expérience. Je doisabsolument gagner ; il ne me faut plus qu’un petit secours…quelques livres, quarante livres, mon cher Quilp !…

– Le dernier prêt a été de soixante-dix, et ilest parti en une nuit.

– Je le reconnais, répondit levieillard ; mais la chance m’était tout à fait contraire etmon heure n’était pas encore venue. Voyez, Quilp, voyez !…s’écria-t-il, tremblant tellement que les papiers dans sa mainétaient agités comme par le vent. Ayez pitié de cette orpheline. Sij’étais seul, je pourrais mourir satisfait. Peut-être même eussé-jeprévenu les coups du sort qui est si injuste, favorisant dans leursplendeur les orgueilleux et les heureux de ce monde, etabandonnant les pauvres et les affligés qui l’invoquent dans leurdésespoir. Mais tout ce que j’ai fait je l’ai fait pourelle. C’est de vous seul que j’attends notre salut…Assistez-moi… Je vous implore pour elle et non pourmoi !

– Je regrette qu’un rendez-vous d’affairesm’appelle dans la Cité, dit Quilp interrogeant sa montre avec unsang-froid parfait ; sinon, j’eusse aimé à vous consacrer unedemi-heure pour vous voir tout à fait remis.

– Non, Quilp, bon Quilp, dit le vieillard d’unton convulsif en le saisissant par ses habits ; que de foisvous et moi nous avons parlé de sa pauvre mère ! C’est celapeut-être qui m’a tant inspiré la crainte de voir ma Nelly livrée àla misère. Ne soyez pas insensible pour moi, prenez tout ceci enconsidération. Vous gagnerez beaucoup avec moi. Oh ! de grâce,accordez-moi l’argent dont j’ai besoin pour réaliser cette dernièreespérance !

– En vérité je ne le puis, répondit Quilp d’unaccent de politesse inaccoutumée chez lui. Je vous dirai, et cefait est remarquable, car il prouve que les plus fins peuvent êtreparfois attrapés, que vous avez tellement abusé de ma confiance parle genre de vie parcimonieuse que vous meniez seul avec Nelly…

– Oui, je gardais tout pour tenter la fortune,pour assurer un avenir plus éclatant à mon enfant.

– Fort bien, fort bien, je comprends, mais, jele répète, vous m’avez tellement abusé par vos dehors sordides, parla réputation de richesse dont vous jouissiez, par vos assurancesréitérées, que vous me donneriez pour mes avances un intérêttriple, quadruple même, que j’eusse continué, même aujourd’hui, àfaire des sacrifices en me contentant de votre simple billet, si jen’avais eu tout à coup une révélation inattendue sur le mystère devotre vie secrète.

– Qui vous a instruit ? s’écria levieillard désespéré. Qui, malgré mes précautions, a pu metrahir ? Le nom ! le nom de cettepersonne ! »

Le rusé nain, pensant à part lui que s’ilnommait l’enfant ce serait mettre le vieillard sur la trace del’artifice dont il s’était servi, et qu’il valait mieux n’en riendire puisqu’il n’avait rien à y gagner, réfléchit un moment, puisdemanda :

« Qui soupçonnez-vous ?

– C’est Kit, sans doute ; ce ne peut êtreque Kit !… il m’aura espionné, et vous, vous l’aurezgagné !

– Comment avez-vous pu vous en douter ?dit le nain en affectant la commisération. Eh bien ! oui,c’est Kit. Pauvre Kit ! »

En disant ces mots, il inclina la tête d’unemanière tout amicale et prit congé du vieillard. Quand il futdehors, à quelques pas de la boutique, il s’arrêta, et ricanantavec un plaisir indicible :

« Pauvre Kit ! murmura-t-il. J’ysonge, c’est lui qui a dit que j’étais le nain le plus laid qu’onpût montrer pour un penny Ha ! ha ! ha ! pauvreKit ! »

Et, en parlant ainsi, il s’en alla comme ilétait venu, le visage épanoui de joie.

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