Le Nabab

Chapitre 15MÉMOIRES D’UN GARÇON DE BUREAU. – À L’ANTICHAMBRE.

Grande fête samedi dernier place Vendôme.

En l’honneur de son élection, M. BernardJansoulet, le nouveau député de la Corse, donnait une magnifiquesoirée avec municipaux à la porte, illumination de tout l’hôtel, etdeux mille invitations lancées dans le beau Paris.

J’ai dû à la distinction de mes manières, à lasonorité de mon organe, que le président du conseild’administration avait pu apprécier aux réunions de la Caisseterritoriale, de figurer à ce somptueux festival, où, troisheures durant, debout dans l’antichambre, au milieu des fleurs etdes tentures, vêtu d’écarlate et d’or, avec cette majestéparticulière aux personnes un peu puissantes, mes mollets à l’airpour la première fois de ma vie, j’envoyai comme un coup de canondans les cinq salons en enfilade le nom de chaque invité, qu’unsuisse étincelant saluait chaque fois du « bing ! »de sa hallebarde sur les dalles.

Que d’observations curieuses j’ai pu faireencore ce soir-là, que de saillies plaisantes, de lazzis de hautgoût échangés entre les gens de service sur tout ce monde quidéfilait ! Ce n’est pas toujours avec les vignerons deMontbars que j’en aurais entendu d’aussi drôles. Il faut dire quele digne M. Barreau nous avait d’abord fait servir à tous,dans son office rempli jusqu’au plafond de boissons glacées et devictuailles, un lunch solide fortement arrosé, qui mit chacun denous dans un état de bonne humeur, entretenu toute la soirée parles verres de punch et de champagne sifflés au passage sur lesplateaux de la desserte.

Les patrons, par exemple, ne paraissaient pasaussi bien disposés que nous. Dès neuf heures, en arrivant à monposte, je fus frappé de la physionomie inquiète, nerveuse du Nabab,que je voyais se promener avec M. de Géry, au milieu dessalons allumés et déserts, causant vivement et faisant de grandsgestes.

« Je le tuerai, disait-il, je letuerai… »

L’autre essayait de le calmer, ensuite madameparut et l’on causa d’autre chose.

Magnifique morceau de femme cette Levantine,deux fois plus forte que moi, éblouissante à regarder avec sondiadème en diamants, les bijoux qui chargeaient ses énormes épaulesblanches, son dos aussi rond que sa poitrine, sa taille serrée dansune cuirasse d’or vert qui se continuait en longues lames tout lelong de sa jupe raide. Je n’ai jamais rien vu d’aussi imposant,d’aussi riche. C’était comme un de ces beaux éléphants blancsporteurs de tours, dont nous entretiennent les livres de voyage.Quand elle marchait, péniblement appuyée aux meubles, toute sachair tremblait, ses ornements faisaient un bruit de ferraille.Avec sa petite voix très perçante et une belle figure rouge qu’unnégrillon lui rafraîchissait tout le temps avec un éventail deplumes blanches large comme une queue de paon.

C’était la première fois que cette paresseuseet sauvage personne se montrait à la société parisienne, etM. Jansoulet semblait très heureux et très fier qu’elle eûtbien voulu présider sa fête ; ce qui du reste ne donna pasgrand mal à la dame, car, laissant son mari recevoir les invitésdans le premier salon, elle alla s’étendre sur le divan du petitsalon japonais, calée entre deux piles de coussins, immobile, sibien qu’on l’apercevait de loin tout au fond, pareille à une idole,sous le grand éventail que son nègre agitait régulièrement commeune mécanique. Ces étrangères vous ont un aplomb !

Tout de même l’irritation du Nabab m’avaitfrappé, et voyant passer le valet de chambre qui descendaitl’escalier quatre à quatre, je l’attrapai au vol et lui glissaidans le tuyau de l’oreille :

« Qu’est-ce qu’il a donc votre bourgeois,monsieur Noël ?

– C’est l’article du Messager »,me fut-il répondu, et je dus renoncer à en savoir davantage pour lemoment, un grand coup de timbre annonçant que la première voiturearrivait, suivie bientôt d’une foule d’autres.

Tout à mon affaire, attentionné à bienprononcer les noms qu’on me donnait, à les faire ricocher de salonen salon, je ne pensai plus à autre chose. Ce n’est pas un métiercommode d’annoncer convenablement des personnes qui s’imaginenttoujours que leur nom doit être connu, le murmurent en passant dubout des lèvres, et s’étonnent ensuite de vous l’entendre écorcherdans le plus bel accent, vous en voudraient presque de ces entréesmanquées, enguirlandées de petits sourires, qui suivent une annoncemal faite. Chez M. Jansoulet, ce qui me rendait la besogneencore plus difficile, c’était cette masse d’étrangers, Turcs,Égyptiens, Persans, Tunisiens. Je ne parle pas des Corses, trèsnombreux aussi ce jour-là, parce que, pendant mes quatre ans deséjour à la Territoriale, je me suis habitué à prononcerces noms ronflants, interminables, toujours suivis de celui de lalocalité : « Paganetti de Porto-Vecchio, Bastelica deBonifacio, Paianatchi de Barbicaglia. »

Je me plaisais à moduler ces syllabesitaliennes, à leur donner toutes leurs sonorités, et je voyais bienaux airs stupéfaits de ces braves insulaires combien ils étaientcharmés et surpris d’être introduits de cette façon dans la hautesociété continentale. Mais avec les Turcs, ces pachas, ces beys,ces effendis, j’avais bien plus de peine, et il dut m’arriver deprononcer souvent de travers, car M. Jansoulet, à deuxreprises différentes, m’envoya dire de faire plus attention auxnoms qu’on me donnait, et surtout d’annoncer plus naturellement.Cette observation, formulée à haute voix devant l’antichambre avecune certaine brutalité, m’indisposa beaucoup, m’empêcha – enferai-je l’aveu ? – de plaindre ce gros parvenu quandj’appris, au courant de la soirée, que de cruelles épines seglissaient dans son lit de roses.

De dix heures et demie à minuit, le timbre necessa de retentir, les voitures de rouler sous le porche, lesinvités de se succéder, députés, sénateurs, conseillers d’État,conseillers municipaux, qui avaient bien plus l’air de venir à uneréunion d’actionnaires qu’à une soirée de gens du monde. À quoicela tenait-il ? Je ne parvenais pas à m’en rendre compte,mais un mot du suisse Nichlauss m’ouvrit les yeux.

« Remarquez-vous, monsieur Passajon, medit ce brave serviteur, debout en face de moi, la hallebarde aupoing, remarquez-vous comme nous avons peu dedames ? »

C’était cela, pardieu !… Et nous n’étionspas que nous deux à en faire la remarque. À chaque nouvel arrivant,j’entendais le Nabab, qui se tenait près de la porte, s’écrier avecconsternation, de sa grosse voix de Marseillais enrhumé :

« Tout seul ? »

L’invité s’excusait tout bas… Mn mn mnmn… sa dame un peu souffrante… Bien regretté certainement…Puis il en arrivait un autre ; et la même question amenait lamême réponse.

À force d’entendre ce mot de « toutseul », on avait fini par en plaisanter à l’antichambre ;chasseurs et valets de pied se le jetaient l’un à l’autre quandentrait un invité nouveau « tout seul ! » Et l’onriait, on se faisait un bon sang… Mais M. Nichlauss, avec sagrande habitude du monde, trouvait que cette abstention à peu prèsgénérale du sexe n’était pas naturelle.

« Ça doit être l’article duMessager », disait-il. Tout le monde en parlait de cemâtin d’article, et devant la glace entourée de fleurs où chaqueinvité se contrôlait avant d’entrer, je surprenais des bouts dedialogue à voix basse dans ce genre-ci : « Vous avezlu ?

– C’est épouvantable.

– Croyez-vous la chose possible ?

– Je n’en sais rien. En tout cas, j’ai préféréne pas amener ma femme.

– J’ai fait comme vous… Un homme peut allerpartout sans se compromettre…

– Certainement… Tandis qu’unefemme… »

Puis ils entraient, le claque sous le bras,avec cet air vainqueur des hommes mariés que leurs épousesn’accompagnent pas.

Quel était donc ce journal, cet articleterrible qui menaçait à ce point l’influence d’un homme siriche ? Malheureusement mon service me retenait ; je nepouvais descendre à l’office ni au vestiaire pour m’informer,causer avec ces cochers, ces valets, ces chasseurs que le voyaisdebout au pied de l’escalier s’amusant à brocarder les gens quimontaient… Qu’est-ce que vous voulez ? Les maîtres sont tropesbroufeurs aussi. Comment ne pas rire en voyant passer, l’airinsolent et le ventre creux, le marquis et la marquise deBois-l’Héry, après tout ce qu’on nous a conté sur les trafics demonsieur et les toilettes de madame ? Et le ménage Jenkins sitendre, si uni, le docteur attentionné mettant à sa dame unedentelle sur les épaules de peur qu’elle s’enrhume dansl’escalier ; elle souriante et attifée, tout en velours, longcomme cela de traîne, s’appuyant au bras de son mari de l’air dedire : « Comme je suis bien », quand je sais, moi,que depuis la mort de l’Irlandaise, sa vraie légitime, le docteurmédite de se débarrasser de son vieux crampon pour pouvoir épouserune jeunesse, et que le vieux crampon passe les nuits à se désoler,à ronger de larmes ce qu’il lui reste de beauté.

Le plaisant, c’est que pas une de cespersonnes ne se doutait des bons quolibets, des blagues qu’on leurcrachait dans le dos au passage, de ce que la queue des robesramassait de saletés sur le tapis du vestibule, et tout ce monde-làvous avait des mines dédaigneuses à mourir de rire.

Les deux dames que je viens de nommer,l’épouse du gouverneur, une petite Corse à qui ses gros sourcils,ses dents blanches, ses joues luisantes et noires en dessousdonnent l’air d’une Auvergnate débarbouillée, bonne pâte du reste,et riant tout le temps excepté quand son mari regarde les autresfemmes, plus quelques Levantines aux diadèmes d’or ou de perles,moins réussies que la nôtre, mais toujours dans le même genre, desfemmes de tapissiers, de joailliers, fournisseurs habituels de lamaison, avec des épaules larges comme des devantures et destoilettes où la marchandise n’avait pas été épargnée ; enfinquelques ménages d’employés de la Territoriale en robespleurardes et la queue du diable dans leur poche, voilà ce quireprésentait le beau sexe de la réunion, une trentaine de damesnoyées dans un millier d’habits noirs, autant dire qu’il n’y enavait pas. De temps à autre, Cassagne, Laporte, Grandvarlet, quifaisaient le service des plateaux nous mettaient au courant de cequi se passait dans les salons.

« Ah ! mes enfants, si vous voyiezça, c’est d’un noir c’est d’un lugubre… Les hommes ne démarrent pasdes buffets. Les dames sont toutes dans le fond, assises en rond, às’éventer sans rien dire. La Grosse ne parle à personne. Je croisqu’elle pionce… C’est monsieur qui fait une tête !… Allons,père Passajon, un verre de château-la-rose… Ça vous donnera duton. »

Elle était charmante envers moi, toute cettejeunesse et prenait un malin plaisir à me faire les honneurs de lacave, si souvent et à si grands coups que ma langue commençait àdevenir lourde, incertaine ; et comme me disaient ces jeunesgens dans leur langage un peu libre : « Mon oncle, vousbafouillez. » Heureusement que le dernier des effendis venaitd’arriver et qu’il n’y avait plus personne à annoncer ; car,j’avais beau m’en défendre, chaque fois que je m’avançais entre lestentures pour jeter un nom à la grande volée, je voyais les lustresdes salons tourner en rond avec des centaines de milliers delumières papillotantes, et les parquets partir de biais glissantset droits comme des montagnes russes. Je devais bafouiller, c’estsûr.

L’air vif de la nuit, quelques ablutions à lapompe de la cour eurent vite raison de ce petit malaise, et, quandj’entrai au vestiaire, il n’y paraissait plus. Je trouvai nombreuseet joyeuse compagnie autour d’une « marquise » auchampagne dont toutes mes nièces, en grande tenue, cheveuxbouffants et cravates de ruban rose prenaient très bien leur partmalgré des cris, de petites grimaces ravissantes qui ne trompaientpersonne. Naturellement on parlait du fameux article, un article deMoëssard, à ce qu’il paraît, plein de révélations épouvantables surtoutes sortes de métiers déshonorants qu’aurait faits le Nabab, ily a quinze ou vingt ans, à son premier séjour à Paris.

C’était la troisième attaque de ce genre quele Messager publiait depuis huit jours, et ce gueux deMoëssard avait la malice d’envoyer chaque fois le numéro sous bandeplace Vendôme.

M. Jansoulet recevait cela le matin avecson chocolat ; et à la même heure ses amis et ses ennemis, carun homme comme le Nabab ne saurait être indifférent à aucun,lisaient, commentaient, se traçaient vis-à-vis de lui une ligne deconduite pour ne pas se compromettre. Il faut croire que l’articled’aujourd’hui était bien tapé tout de même ; car Jansoulet lecocher nous racontait que tantôt au Bois son maître n’avait paséchangé dix saluts en dix tours de lac, quand ordinairement il negarde pas plus son chapeau sur sa tête qu’un souverain enpromenade. Puis, lorsqu’ils sont rentrés, voilà une autre affaire.Les trois garçons venaient d’arriver à la maison, tout en larmes etconsternés, ramenés du collège Bourdaloue par un bon père, dansl’intérêt même de ces pauvres petits, auxquels on avait donné uncongé temporaire pour leur éviter d’entendre au parloir ou dans lacour quelque méchant propos, une allusion blessante. Là-dessus leNabab s’est mis dans une fureur terrible qui lui a fait démolir unservice de porcelaine, et il paraît que sans M. de Géryil serait allé tout d’un pas casser la tête au Moëssard.

« Et qu’il aurait bien fait, ditM. Noël entrant sur ces derniers mots, très animé, lui aussi…Il n’y a pas une ligne de vraie dans l’article de ce coquin. Monmaître n’était jamais venu à Paris avant l’année dernière. De Tunisà Marseille, de Marseille à Tunis, voilà tous ses voyages. Maiscette fripouille de journaliste se venge de ce que nous lui avonsrefusé vingt mille francs.

– En cela vous avez eu grand tort, fit alorsM. Francis, le Francis à Monpavon, ce vieil élégant dontl’unique dent branle au milieu de la bouche à chaque mot qu’il dit,mais que ces demoiselles regardent tout de même d’un œil favorableà cause de ses belles manières… Oui, vous avez eu tort. Il fautsavoir ménager les gens, tant qu’ils peuvent nous servir ou nousnuire. Votre Nabab a tourné trop vite le dos à ses amis après lesuccès ; et de vous à moi, mon cher, il n’est pas assez fortpour se payer de ces coups-là. »

Je crus pouvoir prendre la parole à montour :

« Ça c’est vrai, monsieur Noël, que votrebourgeois n’est plus le même depuis son élection. Il a adopté unton, des manières. Avant-hier, à la Territoriale, il nousa fait un branle-bas dont on n’a pas d’idée. On l’entendait crieren plein conseil : « Vous m’avez menti, vous m’avez voléet rendu voleur autant que vous… Montrez-moi vos livres, tas dedrôles. « S’il a traité le Moëssard de cette façon, je nem’étonne plus que l’autre se venge dans son journal.

– Mais, enfin, est-ce qu’il dit cet article,demanda M. Barreau, qui est-ce qui l’a lu ? »

Personne ne répondit. Plusieurs avaient voulul’acheter ; mais à Paris le scandale se vend comme du pain. Àdix heures du matin, il n’y avait plus un numéro duMessager sur la place. Alors une de mes nièces, unedélurée s’il en fut, eut l’idée de chercher dans la poche d’un deces nombreux pardessus qui garnissaient le vestiaire, bien alignésdans des casiers. Au premier qu’elle atteignit :

« Le voilà ! dit l’aimable enfantd’un air de triomphe en tirant un Messager froissé auxplis comme une feuille qu’on vient de lire.

– En voilà un autre ! » cria TomBois-l’Héry, qui cherchait de son côté. Troisième par-dessus,troisième Messager. Et dans tous la même chose ;fourré au fond des poches ou laissant dépasser son titre, lejournal était partout comme l’article devait être dans toutes lesmémoires, et l’on se figurait le Nabab là-haut échangeant desphrases aimables avec ses invités qui auraient pu lui réciter parcœur les horreurs imprimées sur son compte. Nous rîmes tousbeaucoup à cette idée ; mais il nous tardait de connaître ànotre tour cette page curieuse.

« Voyons, père Passajon, lisez-nous çatout haut. »

C’était le vœu général et j’y souscrivis.

Je ne sais si vous êtes comme moi, mais quandje lis haut, je me gargarise avec ma voix, je fais des nuances etdes fioritures, de telle sorte que je ne comprends rien à ce que jedis, comme ces chanteurs à qui le sens des phrases importe peupourvu que la note y soit… Cela s’appelait « le Bateau defleurs… » Une histoire assez embrouillée avec des nomschinois, où il était question d’un mandarin très riche,nouvellement passé de première classe, et qui avait tenu dans lestemps un « bateau de fleurs » amarré tout au bout de laville près d’une barrière fréquentée par les guerriers… Au derniermot de l’article, nous n’étions pas plus avancés qu’aucommencement. On essayait bien de cligner de l’œil, de faire lemalin ; mais, franchement, il n’y avait pas de quoi. Un vrairébus sans image ; et nous serions encore plantés devant, sile vieux Francis, qui décidément est un mâtin pour sesconnaissances de toutes sortes, ne nous avait expliqué que cettebarrière aux guerriers devait être l’École militaire et que le« bateau de fleurs » n’avait pas un aussi joli nom que çaen bon français. Et ce nom, il le dit tout haut malgré les dames…Quelle explosion de cris, de ah ! de oh ! les unsdisant : « Je m’en doutais… » Les autres :« Ça n’est pas possible… »

« Permettez, ajouta Francis, ancientrompette au neuvième lancier, le régiment de Mora et de Monpavon,permettez… Il y a une vingtaine d’années, à mon dernier semestre,j’ai été caserné à l’École militaire, et je me rappelle très bienqu’il y avait près de la barrière un sale bastringue appelé le balJansoulet avec un petit garni au-dessus et des chambres à cinq sousl’heure où l’on passait entre deux contredanses…

– Vous êtes un infâme menteur, ditM. Noël hors de lui, filou et menteur comme votre maître,Jansoulet n’est jamais venu à Paris avant cette fois. »

Francis était assis un peu en dehors du cercleque nous faisions tous autour de la « marquise », entrain de siroter quelque chose de doux parce que le champagne luifait mal aux nerfs et puis que ce n’est pas une boisson assez chic.Il se leva gravement, sans quitter son verre, et, s’avançant versM. Noël, il lui dit d’un air posé :

« Vous manquez de tenue, mon cher. Déjàl’autre soir, chez vous, j’ai trouvé votre ton grossier etmalséant. Cela ne sert à rien d’insulter les gens, d’autant que jesuis prévôt de salle, et que, si nous menions les choses plus loin,je pourrais vous fourrer deux pouces de fer dans le corps àl’endroit qu’il me plairait, mais je suis bon garçon. Au lieu d’uncoup d’épée, j’aime mieux vous donner un conseil dont votre maîtrepourra tirer profit. Voici ce que je ferais à votre place :j’irais trouver Moëssard et je l’achèterais sans marchander.Hemerlingue lui a donné vingt mille francs pour parler, je lui enoffrirais trente mille pour se taire.

– Jamais… jamais…, vociféra M. Noël…J’irai plutôt lui dévisser la tête à ce scélérat de bandit.

– Vous ne dévisserez rien du tout. Que lacalomnie soit vraie ou fausse, vous en avez vu l’effet ce soir.C’est un échantillon des plaisirs qui vous attendent. Quevoulez-vous, mon cher ? Vous avez jeté trop tôt vos béquilleset prétendu marcher tout seul. C’est bon quand on est d’aplomb,ferme sur ses jambes ; mais quand on n’a pas déjà le pied trèssolide, et qu’on a le malheur de sentir Hemerlingue à ses trousses,mauvaise affaire… Avec ça, votre patron commence à manquerd’argent : il a fait des billets au vieux Schwalbach, et ne meparlez pas d’un Nabab qui fait des billets. Je sais bien que vousavez des tas de millions restés là-bas, mais il faudrait êtrevalidé pour y toucher, et encore quelques articles comme celuid’aujourd’hui, je vous réponds que vous n’y parviendrez pas… Vousprétendez lutter avec Paris, mon bon, mais vous n’êtes pas detaille, vous n’y connaissez rien. Ici nous ne sommes pas en Orient,et si on ne tord pas le cou aux gens qui vous déplaisent, si on neles jette pas à l’eau dans un sac de cuir, on a d’autres façons deles faire disparaître. Noël, que votre maître y prenne garde… Un deces matins Paris l’avalera comme j’avale cette prune, sans cracherle noyau ni la peau ! »

Il était terrible, ce vieux, et malgré sonmaquillage je me sentais venir du respect pour lui. Pendant qu’ilparlait, on entendait là-haut la musique, les chants de la soirée,et sur la place les chevaux des municipaux qui secouaient leursgourmettes. Du dehors, notre fête devait avoir beaucoup d’éclat,toute flambante de ses milliers de bougies, le grand portaililluminé. Et quand on pense que la ruine était peut-êtrelà-dessous ! Nous nous tenions là dans le vestibule comme desrats qui se consultent à fond de cale, quand le navire commence àfaire eau sans que l’équipage s’en doute encore, et je voyais bienque laquais et filles de chambre, tout ce monde ne serait pas longà décamper à la première alerte… Est-ce qu’une catastrophe seraitpossible ?… Mais alors, moi, qu’est-ce que je deviendrais, etla Territoriale, et mes avances, et mon arriéré ?… Ilm’a laissé froid dans le dos, ce Francis.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer