Le Nabab

Chapitre 9BONNE-MAMAN.

Trois fois par semaine, Paul de Géry, le soirvenu, allait prendre sa leçon de comptabilité dans la salle àmanger des Joyeuse, non loin de ce petit salon où la famille luiétait apparue le premier jour ; aussi, pendant que, les yeuxfixés sur son professeur en cravate blanche, il s’initiait à tousles mystères du « doit et avoir », il écoutait malgré luiderrière la porte le bruit léger de la veillée laborieuse, enregrettant la vision de tous ces jolis fronts abaissés sous lalampe. M. Joyeuse ne disait jamais un mot de ses filles.Jaloux de leurs grâces comme un dragon gardant de belles princessesdans une tour, excité par les imaginations fantastiques de satendresse excessive, il répondait assez sèchement aux questions deson élève s’informant de « ces demoiselles », si bien quele jeune homme ne lui en parla plus. Il s’étonnait seulement de nepas voir une fois cette Bonne-Maman dont le nom revenait à proposde tout dans les discours de M. Joyeuse, les moindres détailsde son existence, planant sur la maison comme l’emblème de saparfaite ordonnance et de son calme.

Tant de réserve, de la part d’une vénérabledame qui devait pourtant avoir passé l’âge où les entreprises desjeunes gens sont à craindre, lui semblait exagérée. Mais, en sommeles leçons étaient bonnes, données d’une façon très claire, leprofesseur avait une méthode excellente de démonstration, un seuldéfaut, celui de s’absorber dans des silences coupés desoubresauts, d’interjections qui partaient comme des fusées.

En dehors de cela, le meilleur des maîtres,intelligent, patient et droit. Paul apprenait à se retrouver dansle labyrinthe compliqué des livres de commerce et se résignait àn’en pas demander davantage.

Un soir, vers neuf heures, au moment où lejeune homme se levait pour partir, M. Joyeuse lui demanda s’ilvoulait bien lui faire l’honneur de prendre une tasse de thé enfamille, une habitude du temps de la pauvre Mme Joyeuse, néede Saint-Amand, qui recevait autrefois ses amis le jeudi. Depuisqu’elle était morte et que leur position de fortune avait changé,les amis s’étaient dispersés ; mais on avait maintenu ce petit« extra hebdomadaire ». Paul ayant accepté, le bonhommeentrouvrit la porte et appela :

« Bonne-Maman… »

Un pas alerte dans le couloir, et, tout desuite, un visage de vingt ans, nimbé de cheveux bruns, abondants etlégers, fit son apparition. De Géry, stupéfait, regardaM. Joyeuse :

« Bonne-Maman ?

– Oui, c’est un nom que nous lui avons donnéquand elle était petite fille. Avec son bonnet à ruches, sonautorité d’aînée, elle avait une drôle de petite figure, siraisonnable… Nous trouvions qu’elle ressemblait à sa grand-mère. Lenom lui en est resté. »

Au ton du brave homme en parlant ainsi, onsentait que pour lui c’était la chose la plus naturelle que cetteappellation de grands-parents décernée à tant de jeunesseattrayante. Chacun pensait comme lui dans l’entourage ; et lesautres demoiselles Joyeuse accourues auprès de leur père, groupéesun peu comme à la vitrine du rez-de-chaussée, et la vieilleservante apportant sur la table du salon, où l’on venait de passer,un magnifique service à thé, débris des anciennes splendeurs duménage, tout le monde appelait la jeune fille« Bonne-Maman… » sans qu’elle s’en fatiguât une seulefois, l’influence de ce nom béni mettant dans leur tendresse à tousune déférence qui la flattait et donnait à son autorité idéale unesingulière douceur de protection.

Est-ce à cause de ce titre d’aïeule que toutenfant il avait appris à chérir, mais de Géry trouva à cette jeunefille une séduction inexprimable. Cela ne ressemblait pas au coupsubit qu’il avait reçu d’une autre en plein cœur, à ce trouble, oùse mêlaient l’envie de fuir, d’échapper à une possession, et lamélancolie persistante que laisse un lendemain de fête, lustreséteints, refrains perdus, parfums envolés dans la nuit. Non, devantcette jeune fille debout, surveillant la table de famille,regardant si rien ne manquait, abaissant sur ses enfants, sespetits enfants, la tendresse active de ses yeux, il lui venait latentation de la connaître, d’être de ses amis depuis longtemps, delui confier des choses qu’il ne s’avouait qu’à lui-même, et quandelle lui offrit sa tasse sans mièvrerie mondaine ni gentillesse desalon, il aurait voulu dire comme les autres un « merci,Bonne-Maman » où il aurait mis tout son cœur.

Soudain, un coup joyeux, vigoureusementfrappé, fit tressauter tout le monde.

« Ah ! voilà M. André… Élise,vite une tasse… Yaïa, les petits gâteaux… »

Pendant ce temps Mlle Henriette, latroisième des demoiselles Joyeuse, qui avait hérité de sa mère, néede Saint-Amand, un certain côté mondain, voyant cette affluence, cesoir-là, dans les salons, se précipitait pour allumer les deuxbougies du piano.

« Mon cinquième acte est fini… »,s’écria le nouveau venu dès en entrant, puis il s’arrêta net.« Ah ! pardon », et sa figure prit une expression unpeu déconfite en face de l’étranger. M. Joyeuse les présental’un à l’autre : M. Paul de Géry – M. André Maranne,non sans une certaine solennité. Il se rappelait les anciennesréceptions de sa femme ; et les vases de la cheminée, les deuxgrosses lampes, le bonheur du jour, les fauteuils groupés e rondavaient l’air de partager cette illusion, plus brillants etrajeunis par cette presse inaccoutumée.

« Alors, votre pièce est finie ?

– Finie, monsieur Joyeuse, et je compte bienvous la lire un de ces soirs.

– Oh ! oui, monsieur André… Oh !oui… » dirent en chœur toutes les jeunes filles.

Le voisin travaillait pour le théâtre etpersonne ici ne doutait de son succès. Par exemple, la photographiepromettait moins de bénéfices. Les clients étaient très rares, lespassants mal disposés. Pour s’entretenir la main et dérouiller sonappareil neuf, M. André recommençait tous les dimanches lafamille de ses amis, qui se prêtait aux expériences avec unelonganimité sans égale, la prospérité de cette photographiesuburbaine et commençante étant pour tous une affaired’amour-propre, éveillant même chez les jeunes filles, cetteconfraternité touchante qui serre l’une contre l’autre lesdestinées infimes comme des passereaux au bord d’un toit. Du resteAndré Maranne, avec les ressources inépuisables de son grand frontplein d’illusion, expliquait sans amertume l’indifférence dupublic. Tantôt la saison était défavorable ou bien l’on seplaignait du mauvais état des affaires, et il finissait par un mêmerefrain consolant : « Quand j’aurai fait jouerRévolte ! » C’était le titre de sa pièce.

« C’est étonnant tout de même », ditla quatrième demoiselle Joyeuse, douze ans, les cheveux à lachinoise « c’est étonnant qu’on fasse si peu d’affaires avecun si beau balcon !…

– Et puis le quartier est très passant »,ajoute Élise avec assurance.

Bonne-Maman lui fait remarquer en souriant quele boulevard des Italiens l’est encore davantage.

« Ah ! s’il était boulevard desItaliens… », fait M. Joyeuse tout songeur, et le voilàparti sur sa chimère arrêtée tout à coup par un geste et ces motsqu’il prononce d’une manière lamentable « fermé pour cause defaillite ». En une minute, le terrible Imaginaire vientd’installer son ami dans un splendide appartement du boulevard oùil gagne un argent énorme, tout en augmentant ses dépenses d’unefaçon si disproportionnée qu’un « pouf » formidableengloutit en peu de mois photographe et photographie. On ritbeaucoup quand il donne cette explication ; mais en sommechacun est d’accord que la rue Saint-Ferdinand, quoique moinsbrillante, est bien plus sûre que le boulevard des Italiens. Enoutre, elle se trouve tout près du bois de Boulogne et si une foisle grand monde se mettait à passer par ici…

Cette belle société que sa mère recherchaittant, est l’idée fixe de Mlle Henriette ; et elles’étonne que la pensée de recevoir le high-life à son petitcinquième, étroit comme une cloche à melon, fasse rire leur voisin.L’autre semaine pourtant, il lui est venu une voiture avec livrée.Tantôt il a eu aussi une visite « très cossue ».

« Oh ! tout à fait une grande dame,interrompt Bonne-Maman… Nous étions à la fenêtre à attendre lepère. Nous l’avons vue descendre de voiture et regarder lecadre ; nous pensions bien que c’était pour vous.

– C’était pour moi », dit André, un peugêné.

« Un moment, nous avons eu peur qu’ellepasse comme tant d’autres, à cause de vos cinq étages. Alors nousétions là toutes les quatre à la fixer, à l’aimanter sans qu’elles’en doute avec nos quatre paires d’yeux ouverts. Nous la tirionstout doucement par les plumes de son chapeau et les dentelles de sapelisse. « Mais montez donc, madame, montez donc », à lafin, elle est entrée… Il y a tant d’aimant dans des yeux quiveulent bien ! »

De l’aimant, certes, elle en avait la chèrecréature, non seulement dans ses regards de couleur indécise,voilés ou riants comme le ciel de son Paris, mais dans sa voix,dans les draperies de sa robe. Jusqu’à la longue boucle, ombrageantson cou de statuette droit et fin, qui vous attirait par sa pointeun peu blondie, joliment tournée sur un doigt souple. Le thé servi,pendant que ces messieurs finissaient de causer et de boire – lepère Joyeuse était toujours très long à tout ce qu’il faisait, àcause de ses subites échappées dans la lune – les jeunes fillesrapprochèrent leur ouvrage, la table se couvrit de corbeillesd’osier, de broderies, de jolies laines rajeunissant de leurs tonséclatants les fleurs passées du vieux tapis, et le groupe del’autre soir se reforma dans le cercle lumineux de l’abat-jour, augrand contentement de Paul de Géry. C’était la première soirée dece genre qu’il passait dans Paris ; elle lui rappelaitd’autres bien lointaines, bercées par les mêmes rires innocents lebruit doux des ciseaux reposés sur la table, de l’aiguille piquantdu linge, ou ce froissement du feuillet qu’on tourne, et de chersvisages, à jamais disparus, serrés eux aussi autour de la lampe defamille, hélas ! si brusquement éteinte…

Entré dans cette intimité charmante, désormaisil n’en sortit plus, prit ses leçons parmi les jeunes filles, ets’enhardit à causer avec elles, quand le bonhomme refermait songrand livre. Ici tout le reposait de cette vie tourbillonnante oùle jetait la luxueuse mondanité du Nabab ; il se retrempait àcette atmosphère d’honnêteté, de simplicité, essayait aussi d’yguérir les blessures dont une main plus indifférente que cruellelui criblait le cœur sans merci.

« Des femmes m’ont haï, d’autres femmesm’ont aimé. Celle qui m’a fait le plus de mal n’a jamais eu pourmoi ni amour ni haine. » C’est cette femme, dont parle HenriHeines, que Paul avait rencontrée. Félicia était pleine d’accueilet de cordialité pour lui. Il n’y avait personne à qui elle fitmeilleur visage. Elle lui réservait un sourire particulier où l’onsentait la bienveillance d’un œil d’artiste s’arrêtant sur un typequi lui plaît, et la satisfaction d’un esprit blasé que le nouveauamuse, si simple qu’il paraisse. Elle aimait cette réserve,piquante chez un Méridional, la droiture de ce jugement dépourvu detoute formule artistique ou mondaine et ragaillardi d’une pointed’accent local. Cela la changeait du coup de pouce en zigzagdessinant l’éloge par un geste de rapin, des compliments decamarades sur la manière dont elle campait un bonhomme, ou bien deces admirations poupines, des « chaamant… tès gentil »dont la gratifiaient les jeunes gandins mâchonnant le bout de leurcanne. Celui-là au moins ne lui disait rien de semblable. Ellel’avait surnommé Minerve, à cause de sa tranquillité apparente, dela régularité de son profil ; et du plus loin qu’elle levoyait :

« Ah ! voilà Minerve… Salut, belleMinerve. Posez votre casque et causons. »

Mais ce ton familier, presque fraternel,convainquait le jeune homme de l’inutilité de son amour. Il sentaitbien qu’il n’entrerait pas plus avant dans cette camaraderieféminine où manquait la tendresse, et qu’il perdait chaque jour soncharme d’imprévu aux yeux de cette ennuyée de naissance quisemblait avoir déjà vécu sa vie et trouvait à tout ce qu’elleentendait ou voyait la fadeur d’un recommencement. Félicias’ennuyait. Son art seul pouvait la distraire, l’enlever, latransporter dans une féerie éblouissante, d’où elle retombait toutemeurtrie, étonnée chaque fois de ce réveil qui ressemblait à unechute. Elle se comparait elle-même à ces méduses dont l’éclattransparent, si vif dans la fraîcheur et le mouvement des vagues,s’en vient mourir sur le rivage en petites flaques gélatineuses.Pendant ces chômages artistiques où la pensée absente laisse lamain lourde sur l’outil, Félicia, privée du seul nerf moral de sonesprit devenait farouche, inabordable, d’une taquinerie haletante,revanche des mesquineries humaines contre les grands cerveauxlassés. Après qu’elle avait mis des larmes dans les yeux de tout cequi l’aimait, cherché les souvenirs pénibles ou les inquiétudesénervantes, touché le fond brutal et meurtrissant de sa fatigue,comme il fallait toujours que quelque drôleries se mêlât en elleaux choses les plus tristes, elle évaporait ce qui lui restaitd’ennui dans une espèce de cri de fauve embêté, un bâillement rugiqu’elle appelait « le cri du chacal au désert » et quifaisait pâlir la bonne Crenmitz surprise dans l’inertie de saquiétude.

Pauvre Félicia ! C’était bien un affreuxdésert que sa vie quand l’art ne l’égayait pas de ses mirages, undésert morne et plat où tout se perdait, se nivelait sous la mêmeimmensité monotone, amour naïf d’un enfant de vingt ans, capriced’un duc passionné, où tout se recouvrait d’un sable aride soufflépar les destins brûlants. Paul sentait ce néant voulait s’ysoustraire ; mais quelque chose le retenait, comme un poidsqui déroule une chaîne, et, malgré les calomnies entendues, lesbizarreries de l’étrange créature, il s’attardait délicieusementauprès d’elle, quitte à n’emporter de cette longue contemplationamoureuse que le désespoir d’un croyant réduit à n’adorer que desimages.

L’asile, c’était là-bas, dans ce quartierperdu où le vent soufflait si fort sans empêcher la flamme demonter blanche et droite, c’était le cercle de famille présidé parBonne-Maman. Oh ! celle-là ne s’ennuyait pas, elle ne poussaitjamais le cri du « chacal au désert ». Sa vie était bientrop remplie : le père à encourager, à soutenir, les enfants àinstruire, tous les soins matériels d’un logis auquel la mèremanque, ces préoccupations éveillées avec l’aube et que le soirendort, à moins qu’il les ramène en rêve, un de ces dévouementsinfatigables, mais sans effort apparent, très commodes pour lepauvre égoïsme humain, parce qu’ils dispensent de toutereconnaissance et se font à peine sentir tellement ils ont la mainlégère. Ce n’était pas la fille courageuse, qui travaille pournourrir ses parents, court le cachet du matin au soir, oublie dansl’agitation d’un métier tous les embarras de la maison. Non, elleavait compris la tâche autrement, abeille sédentaire restreignantses soins au rucher, sans un bourdonnement au-dehors parmi le grandair et les fleurs. Mille fonctions : tailleuse, modiste,raccommodeuse, comptable aussi, car M. Joyeuse, incapable detoute responsabilité, lui laissait la libre disposition desressources, maîtresse de piano, institutrice.

Comme il arrive dans les familles qui ontcommencé par l’aisance, Aline, en sa qualité d’aînée, avait étéélevée dans un des meilleurs pensionnats de Paris. Élise y étaitrestée deux ans avec elle ; mais les deux dernières, venuestrop tard, envoyées dans de petits externats de quartier, avaienttoutes leurs études à compléter, et ce n’était pas chose commode,la plus jeune riant à tout propos d’un rire de santé,d’épanouissement, de jeunesse, gazouillis d’alouette ivre de blévert et s’envolant à perte de vue loin du pupitre et des méthodes,tandis que Mlle Henriette, toujours hantée par ses idées degrandeur, son amour du « cossu », ne mordait pas non plustrès volontiers au travail. Cette jeune personne de quinze ans, àqui son père avait légué un peu de ses facultés imaginatives,arrangeait déjà sa vie d’avance et déclarait formellement qu’elleépouserait quelqu’un de la noblesse et n’aurait jamais plus detrois enfants : « Un garçon pour le nom, et deux petitesfilles… pour les habiller pareil…

– Oui, c’est cela, disait Bonne-Maman, tu leshabilleras pareil. En attendant, voyons un peu nosparticipes. »

Mais la plus occupante était Élise avec sonexamen subi trois fois sans succès, toujours refusée à l’histoireet se préparant à nouveau, prise d’un grand effroi et d’uneméfiance elle-même qui lui faisaient promener partout, ouvrir àchaque instant ce malheureux traité d’histoire de France, enomnibus, dans la rue, jusque sur la table du déjeuner ; mais,jeune fille déjà et fort jolie, elle n’avait plus cette petitemémoire mécanique de l’enfance où dates et événements s’incrustentpour toute la vie parmi d’autres préoccupations, la leçons’envolait en une minute malgré l’apparente application del’écolière, ses longs cils enfermant ses yeux, ses boucles balayantles pages, et sa bouche rose animée d’un petit tremblement attentifrépétant dix fois à la file : « Louis dit le Hutin,1314-1316. – Philippe V dit le Long, 1316-1322… 1322… Ah !Bonne-Maman, je suis perdue… Jamais je ne saurai… » AlorsBonne-Maman s’en mêlait, l’aidait à fixer son esprit, à emmagasinerquelques-unes de ces dates du Moyen Age barbares et pointues commeles casques des guerriers du temps. Et dans les intervalles de cestravaux multiples, de cette surveillance générale et constante,elle trouvait encore moyen de chiffonner de jolies choses, de tirerde sa corbeille à ouvrage quelque menue dentelle au crochet ou latapisserie en train qui ne la quittait pas plus que la jeune Éliseson histoire de France. Même en causant, ses doigts ne restaientpas inoccupés une minute.

« Vous ne vous reposez doncjamais ? » lui disait de Géry, pendant qu’elle comptait àdemi-voix les points de sa tapisserie, « trois, quatre,cinq », pour en varier les nuances.

« Mais c’est du repos ce travail-là,répondait-elle… Vous ne pouvez, vous autres hommes, savoir combienun travail à l’aiguille est utile à l’esprit des femmes. Ilrégularise la pensée, fixe par un point la minute qui passe et cequ’elle emporterait avec elle… Et que de chagrins calmés,d’inquiétudes oubliées grâce à cette attention toute physique, àcette répétition d’un mouvement égal, où l’on retrouve de force etbien vite – l’équilibre de tout son être… Cela ne m’empêche pasd’être à ce qu’on dit autour de moi, de vous écouter encore mieuxque je ne le ferais dans l’inaction… trois, quatre,cinq… »

Oh ! oui, elle écoutait. C’était visibleà l’animation de son visage, à la façon dont elle se redressaittout à coup, l’aiguille en l’air, le fil tendu sur son petit doigtrelevé. Puis elle repartait bien vite à l’ouvrage, quelquefois enjetant un mot juste et profond, qui s’accordait en général avec ceque pensait l’ami Paul. Une similitude de natures desresponsabilités et des devoirs pareils rapprochaient ces deuxjeunes gens, les faisaient s’intéresser à leurs préoccupationsréciproques. Elle savait le nom de ses deux frères, Pierre etLouis, ses projets pour leur avenir quand ils sortiraient ducollège… Pierre voulait être marin… « Oh ! non, pasmarin, disait Bonne-Maman, il vaut bien mieux qu’il vienne à Parisavec vous. » Et comme il avouait que Paris l’effrayait poureux, elle se moquait de ses terreurs, l’appelait provincial,remplie d’affection pour la ville où elle était née, où elle avaitgrandi chastement, et qui lui donnait en retour ces vivacités, cesraffinements de nature, cette bonne humeur railleuse qui feraientpenser que Paris avec ses pluies, ses brouillards, son ciel quin’en est pas un, est la véritable patrie des femmes, dont il ménageles nerfs et développe les qualités intelligentes et patientes.

Chaque jour Paul de Géry appréciait mieuxMlle Aline – il était seul à la nommer ainsi dans la maison –et chose étrange ! ce fut Félicia qui acheva de resserrer leurintimité. Quels rapports pouvait-il y avoir entre cette filled’artiste, lancée dans les sphères les plus hautes, et cette petitebourgeoise perdue au fond d’un faubourg ? Des rapportsd’enfance et d’amitié, des souvenirs communs, la grande cour del’institution Belin, où elles avaient joué trois ans ensemble.Paris est plein de ces rencontres. Un nom prononcé au hasard de laconversation éveille tout à coup cette questionstupéfaite :

« Vous la connaissez donc ?

– Si je connais Félicia… Mais nous étionsvoisines de pupitre en première classe. Nous avions le même jardin.Quelle bonne fille, belle, intelligente… »

Et, voyant le plaisir qu’on prenait àl’écouter, Aline rappelait les temps si proches qui déjà luifaisaient un passé, charmeur et mélancolique comme tous les passés.Elle était bien seule dans la vie, la petite Félicia. Le jeudi,quand on criait les noms au parloir, personne pour elle, excepté detemps en temps une bonne dame un peu ridicule, une anciennedanseuse, disait-on, que Félicia appelait la Fée. Elle avait ainsides surnoms pour tous ceux qu’elle affectionnait et qu’elletransformait dans son imagination. Pendant les vacances on sevoyait. Mme Joyeuse, tout en refusant d’envoyer Aline dansl’atelier de M. Ruys, invitait Félicia pour des journéesentières, journées bien courtes, entremêlées de travail, demusique, de rêves à deux, de jeunes causeries en liberté.« Oh ! quand elle me parlait de son art, avec cetteardeur qu’elle mettait à tout, comme j’étais heureuse del’entendre… Que de choses j’ai comprises par elle, dont je n’auraisjamais eu aucune idée ! Encore maintenant, quand nous allonsau Louvre avec papa, ou à l’exposition du 1er mai, cetteémotion particulière que vous cause une belle sculpture, un bontableau, me reporte tout de suite à Félicia. Dans ma jeunesse ellea représenté l’art, et cela allait bien à sa beauté, à sa nature unpeu décousue mais si bonne, où je sentais quelque chose desupérieur à moi, qui m’enlevait très haut sans m’intimider… Elle acessé de me voir tout à coup… Je lui ai écrit, pas de réponse…Ensuite la gloire est venue pour elle, pour moi les grandschagrins, les devoirs absorbants… Et de toute cette amitié, bienprofonde pourtant, puisque je n’en puis parler sans… « trois,quatre, cinq… » il ne reste plus rien que de vieux souvenirs àremuer comme une cendre éteinte… »

Penchée sur son travail, la vaillante fille sedépêchait de compter ses points, d’enfermer son chagrin dans lesdessins capricieux de sa tapisserie, pendant que de Géry, émud’entendre le témoignage de cette bouche pure en face des calomniesde quelques gandins évincés ou de camarades jaloux, se sentaitrelevé, rendu à la fierté de son amour. Cette sensation lui parutsi douce qu’il revint la chercher très souvent, non seulement lessoirs de leçon, mais d’autres soirs encore, et qu’il oubliaitpresque d’aller voir Félicia, pour le plaisir d’entendre Alineparler d’elle.

Un soir, comme il sortait de chez les Joyeuse,Paul trouva sur le palier le voisin, M. André, qui l’attendaitet prit son bras fébrilement :

« Monsieur de Géry », lui dit-ild’une voix tremblante, avec des yeux flamboyants derrière leurslunettes, la seule chose qu’on pût voir de son visage dans la nuit,« j’ai une explication à vous demander. Voulez-vous monterchez moi un instant ?… »

Il n’y avait entre ce jeune homme et lui quedes relations banales de deux habitués de la même maison qu’aucunautre lien ne rattache, qui semblent même séparés par une certaineantipathie de nature, de manière d’être. Quelle explicationpouvaient-ils donc avoir ensemble ? Il le suivit fortintrigué.

L’aspect du petit atelier transi sous sonvitrage, la cheminée vide, le vent soufflant comme au-dehors etfaisant vaciller la bougie, seule flamme de cette veillée de pauvreet de solitaire reflétée sur des feuillets épars tout griffonnés,enfin cette atmosphère des endroits habités où l’âme des habitantsse respire, fit comprendre à de Géry l’abord exalté d’AndréMaranne, ses longs cheveux rejetés et flottants, cette apparence unpeu excentrique bien excusable quand on la paye d’une vie desouffrances et de privations, et sa sympathie alla tout de suitevers ce courageux garçon dont il devinait d’un coup d’œil toutesles fiertés énergiques. Mais l’autre était bien trop ému pours’apercevoir de cette évolution. Sitôt la porte refermée, avecl’accent d’un héros de théâtre s’adressant au traîtreséducteur :

« Monsieur de Géry, lui dit-il, je nesuis pas encore un Cassandre… »

Et devant la stupéfaction de soninterlocuteur :

« Oui, oui, nous nous entendons… J’aitrès bien compris ce qui vous attire chez M. Joyeuse, etl’accueil empressé qu’on vous y fit ne m’a pas échappé non plus…Vous êtes riche, vous êtes noble, on ne peut hésiter entre vous etle pauvre poète qui fait un métier ridicule pour laisser tout letemps d’arriver au succès, lequel ne viendra peut-être jamais… Maisje ne me laisserai pas voler mon bonheur… Nous nous battrons,monsieur nous nous battrons », répétait-il excité par le calmepacifique de son rival… « J’aime depuis longtempsMlle Joyeuse… Cet amour est le but, la gaieté et la forced’une existence très dure, douloureuse par bien des côtés. Je n’aique cela au monde, et je préférerais mourir que d’yrenoncer. »

Bizarrerie de l’âme humaine ! Pauln’aimait pas cette charmante Aline. Tout son cœur était à uneautre. Il y pensait seulement comme à une amie, la plus adorabledes amies. Eh bien ! l’idée que Maranne s’en occupait, qu’ellerépondait sans doute à cette attention amoureuse lui procura lefrisson jaloux d’un dépit, et ce fut assez vivement qu’il demandasi Mlle Joyeuse connaissait ce sentiment d’André et l’avaitautorisé de quelque façon à proclamer ainsi ses droits.

« Oui, monsieur, Mlle Élise sait queje l’aime, et avant vos fréquentes visites…

– Élise… c’est d’Élise que vousparlez ?

– Et de qui voulez-vous donc que cesoit ?… Les deux autres sont trop jeunes… »

Il entrait bien dans les traditions de lafamille, celui-là. Pour lui, les vingt ans de Bonne-Maman, sa grâcetriomphante étaient dissimulés par un surnom plein de respect etses attributions providentielles.

Une très courte explication ayant calmél’esprit d’André Maranne, il présenta ses excuses à de Géry, le fitasseoir sur le fauteuil en bois sculpté qui servait à la pose, etleur causerie prit vite un caractère intime et sympathique, amenépar l’aveu si vif du début. Paul confessa qu’il était amoureux, luiaussi, et qu’il ne venait si souvent chez M. Joyeuse que pourparler de celle qu’il aimait avec Bonne-Maman qui l’avait connueautrefois.

« C’est comme moi, dit André. Bonne-Mamana toutes mes confidences ; mais nous n’avons encore rien osédire au père. Ma situation est trop médiocre… Ah ! quandj’aurai fait jouer Révolte ! »

Alors ils parlèrent de ce fameux drameRévolte ! auquel il travaillait depuis six mois, lejour, la nuit, qui lui avait tenu chaud pendant tout l’hiver, unhiver bien rude, mais dont la magie de la composition corrigeaitles rigueurs dans le petit atelier qu’elle transformait. C’est là,dans cet étroit espace, que tous les héros de sa pièce étaientapparus au poète comme des kobolds familiers tombés du toit ouchevauchant des rayons de lune, et avec eux les tapisseries dehaute lisse, les lustres étincelants, les fonds de parc aux perronslumineux, tout le luxe attendu des décors, ainsi que le tumulteglorieux de sa première représentation dont la pluie criblant levitrage, les écriteaux qui claquaient sur la porte figuraient pourlui les applaudissements, tandis que le vent, passant en bas dansle triste chantier de démolitions avec un bruit de voix flottantesapportées de loin en loin remportées, ressemblait à la rumeur desloges ouvertes sur le couloir et laissant circuler le succès parmiles caquetages et l’étourdissement de la foule. Ce n’était passeulement la gloire et l’argent qu’elle devait lui procurer cettebienheureuse pièce, mais quelque chose de plus précieux encore.Aussi avec quel soin il feuilletait le manuscrit en cinq groscahiers tout de bleu recouverts de ces cahiers comme la Levantineen étalait sur le divan de ses siestes et qu’elle marquait de soncrayon directorial.

Paul s’étant, à son tour, rapproché de latable, afin d’examiner le chef-d’œuvre, son regard fut attiré parun portrait de femme richement encadré, et qui, si près du travailde l’artiste, semblait être là pour y présider… Élise, sansdoute ?… Oh ! non, André n’avait pas encore le droit desortir de son entourage protecteur le portrait de sa petite amie…C’était une femme d’une quarantaine d’années, l’air doux, blonde,et d’une grande élégance. En la voyant, de Géry ne put retenir uneexclamation.

« Vous la connaissez ? fit AndréMaranne.

– Mais oui… Mme Jenkins, la femme dudocteur irlandais. J’ai soupé chez eux cet hiver.

– C’est ma mère… »

Et le jeune homme ajouta sur un ton plusbas :

« Mme Maranne a épousé en secondesnoces le docteur Jenkins… Vous êtes surpris, n’est-ce pas, de mevoir dans cette détresse quand mes parents vivent au milieu duluxe ?… Mais, vous savez, les hasards de la famille groupentparfois ensemble des natures si différentes… Mon beau-père et moinous n’avons pu nous entendre… Il voulait faire de moi un médecin,tandis que je n’avais de goût que pour écrire. Alors, afin d’éviterdes débats continuels dont ma mère souffrait, j’ai préféré quitterla maison et tracer mon sillon tout seul, sans le secours depersonne… Rude affaire ! les fonds manquaient… Toute lafortune est à ce… à M. Jenkins… Il s’agissait de gagner savie, et vous n’ignorez pas comme c’est une chose difficile pour desgens tels que nous, soi-disant bien élevés… Dire que, dans toutl’acquis de ce qu’on est convenu d’appeler une éducation complète,je n’ai trouvé que ce jeu d’enfant à l’aide duquel je pouvaisespérer gagner mon pain. Quelques économies, ma bourse de jeunehomme, m’ont servi à acheter mes premiers outils, et je me suisinstallé bien loin, tout au bout de Paris, pour ne pas gêner mesparents. Entre nous, je crois que je ne ferai jamais fortune dansla photographie. Les premiers temps surtout ont été d’un dur… Il nevenait personne, ou, si par hasard quelque malheureux montait, jele manquais, je le répandais sur ma plaque en un mélange blafard etvague comme une apparition. Un jour, dans tout le commencement, ilm’est arrivé une noce, la mariée tout en blanc, le marié avec ungilet… comme ça !… Et tous les invités dans des gants blancsqu’ils tenaient à conserver sur leur portrait pour la rareté dufait… Non, j’ai cru que je deviendrais fou… Ces figures noires, lesgrandes taches blanches de la robe, des gants, des fleursd’oranger, la malheureuse mariée en reine des Niams-Niams sous sacouronne qui fondait dans ses cheveux… Et tous si pleins de bonnevolonté, d’encouragements pour l’artiste… Je les ai recommencés aumoins vingt fois, tenus jusqu’à cinq heures du soir. Ils ne m’ontquitté qu’à la nuit pour aller dîner. Voyez-vous cette journée denoces passée dans une photographie… »

Pendant qu’André lui racontait avec cettebonne humeur les tristesses de sa vie, Paul se rappelait la sortiede Félicia à propos des bohèmes et tout ce qu’elle disait à Jenkinssur ces courages exaltés, avides de privations et d’épreuves. Ilsongeait aussi à la passion d’Aline pour son cher Paris dont il neconnaissait, lui, que les excentricités malsaines, tandis que lagrande ville cachait dans ses replis tant d’héroïsmes inconnus etde nobles illusions. Cette impression déjà ressentie à l’abri de lagrosse lampe des Joyeuse, il l’avait peut-être plus vive dans cemilieu moins tiède, moins tranquille, où l’art mettait en plus sonincertitude désespérée ou glorieuse ; et c’est le cœur touchéqu’il écoutait André Maranne lui parler d’Élise, de l’examen silong à passer, de la photographie difficile, de tout cet imprévu desa vie, qui cesserait certainement « quand il aurait faitjouer Révolte ! », un adorable sourireaccompagnant sur les lèvres du poète cet espoir si souvent formuléet qu’il se dépêchait de railler lui-même comme pour ôter auxautres le droit de le faire.

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