Le Nabab

Chapitre 21LA SÉANCE.

Ce matin-là, par exception il n’y avait pas eude grand déjeuner au no 32 de la place Vendôme. Aussi vous auriezvu vers une heure la panse majestueuse de M. Barreaus’épanouir en blancheur à l’entrée du porche, parmi quatre ou cinqmarmitons coiffés de leurs barrettes, tout autant de palefreniersen béret écossais, groupe imposant qui donnait à la maisonsomptueuse l’aspect d’un hôtel de voyageurs, dont le personnelaurait pris le frais entre deux arrivages. Ce qui complétait laressemblance, c’était le fiacre arrêté devant la porte et le cocheren train de descendre une malle en cuir de forme antique, pendantqu’une grande vieille, embéguinée de jaune, la taille droite dansun petit châle vert, sautait légèrement sur le trottoir, un panierau bras, regardait le numéro avec beaucoup d’attention, puiss’approchait de la valetaille pour demander si c’était bien là quedemeurait M. Bernard Jansoulet.

« C’est ici, lui répondit-on… Mais il n’yest pas.

– Ça ne fait rien », dit la vieille trèsnaturellement.

Elle revint vers le cocher, fit poser sa mallesous le porche, et paya, non sans renfoncer ensuite sonporte-monnaie dans sa poche, d’un geste qui en disait long sur lesméfiances de la province.

Depuis que Jansoulet était député de la Corse,on avait tant vu débarquer chez lui de ces types exotiques etétranges, que les domestiques ne s’étonnèrent pas trop devant cettefemme au teint brûlé, aux yeux charbonnés et ardents, ressemblantbien sous sa coiffe sévère à une vraie Corse, à quelque vieillevocératrice arrivée tout droit du maquis, mais se distinguant desinsulaires fraîchement débarqués par l’aisance et la tranquillitéde ses manières.

« Comme ça, le maître n’est paslà ?… » dit-elle avec une intonation qui s’adressait bienplus aux gens d’une ferme, d’un mas de son pays, qu’à lavaletaille insolente d’une grande maison parisienne.

« Non… le maître n’est pas là.

– Et les enfants ?

– Ils prennent leur leçon… Vous ne pouvez pasles voir.

– Et madame ?

– Elle dort… On n’entre pas dans sa chambreavant trois heures. »

Cela parut l’étonner un peu, la brave femme,qu’on pût rester au lit si tard, mais le sûr instinct, qui à défautd’éducation guide les natures distinguées, l’empêcha de rien diredevant les domestiques, et, tout de suite, elle demanda à parler àPaul de Géry.

« Il est en voyage…

– Bompain Jean-Baptiste, alors ?

– À la séance, avec monsieur… »

Son gros sourcil gris se fronça :

« C’est égal… montez ma malle tout demême. »

Et, avec un petit frisement d’œil malicieux,une fierté, une revanche des regards insolents posés sur elle, elleajouta :

« Je suis la maman. »

Marmitons et palefreniers s’écartèrentrespectueusement.

M. Barreau souleva son bonnet :

« Je me disais bien que j’avais vu madamequelque part.

– C’est ce que je me disais aussi, mongarçon », répondit la mère Jansoulet à qui le souvenir destristes fêtes du bey venait de donner un frisson au cœur.

Mon garçon !… à M. Barreau, à unhomme de cette importance… Voilà qui la mettait tout de suite trèshaut dans l’estime de tout ce monde-là.

Ah ! les grandeurs et les splendeurs nel’éblouissaient guère, la courageuse vieille. Ce n’était pas unemère Boby d’opéra-comique s’extasiant sur les dorures et les beauxaffiquets ; et, dans le grand escalier qu’elle montaitderrière sa malle, les corbeilles de fleurs à tous les étages, leslampadaires soutenus par des statues de bronze ne l’empêchèrent pasde remarquer qu’il y avait un doigt de poussière sur la rampe etdes déchirures au tapis. On la conduisit aux appartements du secondréservés à la Levantine et aux enfants, et là, dans une salleservant de lingerie, qui devait être voisine du cabinet d’étudescar on entendait un murmure de voix enfantines, elle attendit touteseule, son panier sur les genoux, le retour de son Bernard,peut-être le réveil de sa bru, ou la grande joie d’embrasser sespetits-fils. Rien mieux que ce qu’elle voyait autour d’elle nepouvait lui donner une idée du désordre d’un intérieur livré auxdomestiques, où manquent la surveillance de la femme et sonactivité prévoyante. Dans de vastes armoires, toutes ouvertes lelinge s’amoncelait pêle-mêle en piles éventrées, irrégulières,dégringolantes, les draps de batiste, les services de Saxetamponnés, chiffonnés, et les serrures empêchées de fonctionner parquelque broderie en déroute, que personne ne se donnait la peine derelever. Pourtant il passait bien des servantes dans cettelingerie, des négresses en madras jaune qui tiraient de là en hâteune serviette, un tablier, marchaient à même ces richessesdomestiques répandues, traînaient jusqu’au bout de la pièce surleurs pieds plats des ruches de dentelles décousues d’un grandjupon qu’une fille de chambre avait jeté, le dé d’un côté, lesciseaux de l’autre, comme un ouvrage prêt à reprendre.

L’artisane demi-rustique qu’était restée lamère du millionnaire Jansoulet se trouvait choquée ici dans lerespect, la tendresse, les douces manies qu’inspire à laprovinciale l’armoire au linge remplie pièce à pièce jusqu’aufaîte, pleine des reliques du passé pauvre, et dont le contenus’augmente et s’affine peu à peu, premier effort de l’aisance, dela richesse apparente d’un logis.

Encore celle-là tenait la quenouille du matinau soir, et si la ménagère s’indignait, la fileuse aurait pleurécomme devant une profanation. À la fin, n’y tenant plus, elle seleva, quitta sa pose observatrice et patiente ; et courbée,active, son petit châle vert déplacé à chaque mouvement, se mit àramasser, délirer, plier soigneusement ce linge magnifique, commeelle faisait sur les pelouses de Saint-Romans, lorsqu’elle sedonnait la fête d’une grande lessive, occupant vingt journalières,les mannes débordant de blancheurs flottantes et les draps claquantau vent du matin sur les longues cordes à sécher. Elle était auplus fort de cette occupation qui lui aurait fait oublier levoyage, Paris, jusqu’à l’endroit où elle se trouvait, quand unhomme replet, trapu, barbu, en bottes vernies, jaquette de veloursdessinant une encolure de taureau, fit son entrée dans lalingerie.

« Té !… Cabassu…

– Vous ici, madame Françoise… En voilà unesurprise, dit le masseur, écarquillant ses gros yeux de giaour dependule.

– Mais oui, mon brave Cabassu, c’est moi… Jeviens d’arriver… Et, comme tu vois, je suis déjà à l’ouvrage Ça mesaignait l’âme de voir tout ce gâchis.

– Vous êtes donc venue pour laséance ?

– Quelle séance ?

– Mais la grande séance du Corps législatif…C’est aujourd’hui…

– Ma foi, non. Qu’est-ce que tu veux que celapuisse me faire ?… Je n’y comprendrais rien à cette chose-là…Non, je suis venue parce que j’avais envie de connaître mes petitsJansoulet, et puis que je commençais à être inquiète. Voilàplusieurs fois que j’écrivais sans recevoir de réponse. J’ai eupeur qu’il y eût un enfant malade, que Bernard fût mal dans sesaffaires, toutes sortes de mauvaises idées. Il m’a pris un groschagrin noir, et je suis partie… Ils vont tous bien ici, à ce qu’onm’a dit ?…

– Mais oui, madame Françoise… Grâce à Dieu,tout le monde se porte à merveille.

– Et Bernard ?… Son commerce ?… Çamarche comme il veut ?…

– Oh ! vous savez, on a toujours sespetits tracas dans la vie de ce monde… ; finalement, je croisqu’il n’a pas à se plaindre… Mais j’y songe, vous devez avoir faim…Je vas vous faire servir quelque chose. »

Il allait sonner, à l’aise et chez lui bienplus que la vieille mère. Elle le retint :

« Non, non, je n’ai besoin de rien. Il mereste encore des provisions du voyage. »

Sur le bord de la table elle posait deuxfigues, une croûte de pain, tirées de son panier, puis, tout enmangeant :

« Et toi, petit, tes affaires ?… Tum’as l’air joliment requinqué depuis la dernière fois que tu esvenu au Bourg… Quel linge, quels effets !… Dans quelle partiees-tu donc ?

– Professeur de massage… répondit Aristidegravement.

– Professeur, toi ?… » dit-elle avecun étonnement respectueux ; mais elle n’osa lui demander cequ’il enseignait, et Cabassu, que ces questions embarrassaient unpeu, se hâta de passer à un autre sujet :

« Si j’allais chercher les enfants… On neleur a donc pas dit que leur grand-mère était là ?…

– C’est moi qui n’ai pas voulu les déranger deleur travail… Mais je crois que la classe est finie maintenant.Écoute… »

On entendait derrière la porte cetteimpatience piétinante des écoliers qui vont sortir, avides d’espaceet d’air, et la vieille savourait ce joli train qui doublait sondésir maternel, mais l’empêchait de rien faire pour en hâter lecontentement… Enfin, la porte s’ouvrit… Le précepteur parutd’abord, un abbé au nez pointu, aux fortes pommettes, que nousavons vu figurer aux déjeuners d’apparat d’autrefois. Brouillé avecson évêque, l’ambitieux desservant avait quitté le diocèse où ilexerçait, et, dans sa position précaire d’irrégulier du clergé,-car le clergé a sa bohème, lui aussi – se trouvait heureuxd’instruire les petits Jansoulet, récemment expulsés de Bourdaloue.De cet air solennel, arrogant, accablé de responsabilités, quedevaient avoir les grands prélats chargés de l’éducation desDauphins de France, il précédait trois petits bonshommes frisés,gantés, à chapeaux oblongs, en vestons courts, avec des sacs decuir en sautoir et de grands bas rouges montant jusqu’au milieu deleurs petites jambes maigriottes d’enfants grandissants, la tenuedu parfait vélocipédiste au moment de monter en selle.

« Mes enfants », dit Cabassu, lefamilier de la maison, « voilà Mme Jansoulet, votregrand-mère, qui est venue à Paris exprès pour vous voir. »

Ils s’arrêtèrent très étonnés, en rang detaille, examinant ce vieux visage crevassé entre les barbes jaunesde sa coiffe, cette mise étrange, d’une simplicité inconnue ;et l’étonnement de leur grand-mère répondait au leur, doublé d’unedéconvenue navrante et de la gêne ressentie en face de ces petitsmessieurs gourmés et dédaigneux autant que les marquis, les comtes,les préfets en tournée que son fils lui amenait à Saint-Romans. Surl’injonction de leur précepteur « de saluer leur vénérableaïeule », ils vinrent à tour de rôle lui donner ces petitespoignées de main à bras trop courts, dont ils avaient tantdistribué dans les mansardes, et le fait est que cette bonne femmeà la figure terreuse, aux hardes propres mais bien simples, leurrappelait les visites de charité du collège Bourdaloue. Ilssentaient d’eux à elle le même inconnu, la même distance, qu’aucunsouvenir, que nulle parole de leurs parents n’était jamais venuecombler. L’abbé comprit cette gêne et se lança, pour la dissiper,dans une allocution débitée de cette voix de gorge, avec ces gestesvirulents, familiers à ceux qui croient toujours avoir au-dessousd’eux les dix marches de hauteur d’une chaire :

« Eh bien ! Madame, le voilà venu lejour, le grand jour où M. Jansoulet va confondre ses ennemis.Confundantur hostes mei, quia injuste iniquitatem fecerunt inme, parce qu’ils m’ont injustement persécuté. »

La vieille s’inclina religieusement devant lelatin de l’Église qui passait ; mais sa figure prit uneexpression vague d’inquiétude à cette idée d’ennemis et depersécutions.

« Ces ennemis sont puissants et nombreux,ma noble dame, mais ne nous alarmons pas outre mesure. Ayonsconfiance aux décrets du ciel et à la justice de notre cause. Dieuest au milieu d’elle, elle ne sera pas ébranlée. In medio ejusnon commovebitur. »

Un nègre gigantesque, tout galonné d’or neuf,l’interrompit, en annonçant que les vélocipèdes étaient prêts, pourla leçon quotidienne sur la terrasse des Tuileries. Avant departir, les enfants secouèrent encore solennellement la main ridéeet caillouteuse de leur aïeule qui les regardait partir, stupéfaiteet le cœur serré, quand tout à coup, par un adorable mouvementspontané, le plus jeune, arrivé à la porte, se retourna vivement,bouscula le grand nègre, et vint se jeter, le tête en avant, commeun petit buffle, dans les jupes de la mère Jansoulet qu’il serra àbras-le-corps en lui tendant son front lisse éclaboussé de bouclesbrunes, avec la bonne grâce de l’enfant qui offre sa caresse commeune fleur. Peut-être celui-là, plus près du nid et de ses tiédeurs,des girons qui bercent et des nourrices aux chansons patoises,avait-il senti venir vers son petit cœur les effluves maternellesdont le privait la Levantine. La vieille « Grand »frissonna toute, à la surprise de cette étreinteinstinctive :

« Oh ! mon petit… mon petit… »,dit-elle en saisissant la grosse petite tête soyeuse et frisée quilui en rappelait une autre, et elle l’embrassa éperdument. Puis,l’enfant se dégagea, se sauva sans rien dire, les cheveux mouillésde larmes chaudes.

Restée seule avec Cabassu, la mère, que cebaiser avait réconfortée, demanda quelques explications sur lesparoles du prêtre. Son fils avait donc beaucoupd’ennemis ?

« Oh ! disait Cabassu, ce n’est pasétonnant, dans sa position…

– Mais enfin qu’est-ce que c’est que ce grandjour, cette séance dont vous me parlez tous ?

– Eh bé ! oui… C’est aujourd’hui qu’on vasavoir si Bernard sera ou non député.

– Comment ?… il ne l’est donc pasencore ?… Et moi qui l’ai dit partout dans le pays, moi qui aitout illuminé Saint-Romans il y a un mois… C’est donc un mensongequ’on m’a fait faire. »

Le masseur eut beaucoup de peine à luiexpliquer les formalités parlementaires de la validation despouvoirs. Elle n’écoutait que d’une oreille, arpentant la lingerieavec fièvre.

« C’est là qu’il est mon Bernard, en cemoment ?

– Oui, madame.

– Et les femmes, est-ce qu’elles peuvent yentrer à cette Chambre ?… Alors pourquoi donc que la siennen’y est pas ?… Car, enfin, je comprends bien que c’est unegrande affaire pour lui… Il aurait besoin un jour commeaujourd’hui, de sentir tous ceux qu’il aime à son côté… Tiens,sais-tu, mon garçon, tu vas m’y conduire, à sa séance… Est-ce quec’est loin ?

– Non, tout près d’ici… Seulement, ce doitêtre déjà commencé. Et puis, ajouta le Giaour un peu gêné, c’estl’heure où madame a besoin de moi.

– Ah !… Est-ce que tu lui enseignes cettechose dont tu es professeur ? Comment dis-tu ça ?…

– Le massage… Ça nous vient des anciens…Justement, la voilà qui sonne. On va venir me chercher. Voulez-vousque je l’avertisse que vous êtes ici ?

– Non, non, j’aime bien mieux aller là-bastout de suite.

– Mais vous n’avez pas de carte pourentrer ?

– Bah ! je dirai que je suis la mère deJansoulet, et que je viens pour entendre juger mon fils. »

Pauvre mère ! elle ne croyait pas si biendire.

« Attendez donc, madame Françoise. Jevais vous donner quelqu’un pour vous conduire, au moins.

– Oh ! tu sais, moi, la domestiquaille,je n’ai jamais pu m’y faire. J’ai une langue. Il y a du monde parles rues. Je trouverai bien mon chemin. »

Il tenta un dernier effort, sans laisser voirtoute sa pensée :

« Prenez garde. Ses ennemis vont parlercontre lui à la Chambre. Vous allez entendre des choses qui vousferont de la peine. »

Oh ! le beau sourire de croyance et defierté maternelles avec lesquelles elle répondit :

« Est-ce que je ne sais pas mieux qu’euxtous ce que vaut mon enfant ? Est-ce que rien pourrait me lefaire méconnaître ? Il faudrait que je sois une fière ingratealors. Allons, zou ! »

Et secouant terriblement ses coiffes, ellepartit.

Le buste droit, la tête haute, la vieille s’enallait à brusques enjambées, sous les grandes arcades qu’on luiavait dit de suivre, un peu troublée par le roulement incessant desvoitures et par l’oisiveté de sa marche que n’accompagnait plus lemouvement de cette fidèle quenouille, qui ne l’avait jamais quittéedepuis cinquante ans. Toutes ces idées d’inimitiés, depersécutions, les paroles mystérieuses du prêtre, les restrictionsde Cabassu l’agitaient, l’effrayaient. Elle y trouvaitl’explication des pressentiments qui s’étaient emparés d’elle aupoint de l’arracher à ses habitudes, à ses devoirs, à lasurveillance du château et de son malade. Du reste, chosesingulière, depuis que la fortune avait jeté sur son fils et surelle cette chape d’or aux plis lourds, la mère Jansoulet ne s’yétait pas encore faite et s’attendait toujours à la subitedisparition de ces splendeurs… Qui sait si la débâcle n’allait pascommencer cette fois ?… Et subitement, au travers de cessombres pensées, le souvenir de la scène enfantine de tout àl’heure, du tout petit se frottant à ses jupes de droguet, amenaitsur ses lèvres ridées le gonflement d’un sourire tendre ; etravie, elle murmurait dans son patois :

« Oh ! de ce petit,pourtant… »

Une place magnifique, immense, éblouissante,deux gerbes d’eau envolées en poussière d’argent, puis un grandpont de pierre et tout au bout une maison carrée avec des statuesdevant, une grille où stationnaient des voitures, du monde quientrait, des sergents de ville attroupés. C’était là…

Elle écarta la foule bravement et marchajusqu’à une haute porte vitrée.

« Votre carte, ma bonnefemme ? »

La bonne femme n’avait pas de carte, mais elledit simplement à un de ces huissiers à revers rouges qui gardaientl’entrée :

« Je suis la mère de Bernard Jansoulet…Je viens pour la séance de mon garçon. »

C’était bien la séance de son garçon en effet,car dans cette foule assiégeant les portes, dans celle quiremplissait les couloirs, la salle, les tribunes, tout le palais,le même nom se chuchotait accompagné de sourires et de racontars.On s’attendait à un grand scandale, à des révélations terribles durapporteur qui amèneraient sans doute quelque violence du barbareacculé ; et l’on se pressait là comme pour une premièrereprésentation ou les plaidoiries d’une cause célèbre. La vieillemère n’aurait pu certainement se faire entendre au milieu de cetteaffluence, si la traînée d’or, laissée par le Nabab partout où ilpassait, et marquant sa trace royale, ne lui avait facilité tousles chemins. Elle allait donc derrière un huissier de service danscet enchevêtrement de couloirs de portes battantes, de salles nueset sonores, emplies d’un bourdonnement qui circulait avec l’air dubâtiment, sortait de ses murailles, comme si les pierreselles-mêmes imprégnées de « parlotage » joignaient deséchos anciens à ceux de toutes ces voix. En traversant un corridorelle vit un petit homme brun, qui gesticulait et criait aux gens deservice :

« Vous direz à moussiou Jansoulet quec’est moi que ze souis le maire de Sarlazaccio, que z’ai étécondamné à cinq mois de prison pour loui… Ça méritait bien ounecarte pour la séance, corps de Dieu ! »

Cinq mois de prison à cause de son fils…Pourquoi cela ?… Très inquiète, elle arrivait enfin, lesoreilles sifflantes, en haut d’un palier où des inscriptionsdifférente « tribune du Sénat, du corps diplomatique, desdéputés » surmontaient des petites portes d’hôtel garniou de loges de théâtre. Elle entrait, et sans rien voir d’abord quequatre ou cinq rangs de banquettes chargées de monde, puis en face,bien loin, séparées d’elle par un vaste espace clair, d’autrestribunes pareillement remplies, elle s’accotait tout debout aupourtour, étonnée d’être là, éblouie, abasourdie. Une bouffée d’airchaud qui lui venait dans la figure, un brouhaha de voix montantesl’attiraient dans la pente de l’estrade, vers l’espèce de gouffreouvert au milieu du grand vaisseau, et où son fils devait être.Oh ! qu’elle aurait voulu le voir… Alors en s’amincissantencore, en jouant de ses coudes pointus et durs comme son fuseau,elle se glissa, se faufila entre le mur et les banquettes, sansprendre garde aux petits courroux qu’elle éveillait, au dédain desfemmes en toilette dont elle chiffonnait les dentelles, les paruresprintanières. Car l’assemblée était toute élégante, mondaine. Lamère Jansoulet reconnaissait même, à son plastron inflexible, à sonnez aristocratique, le beau marquis visiteur de Saint-Romans, quiportait si bien son nom d’oiseau de luxe, mais lui, ne la regardaitpas. Avancée ainsi de quelques rangs, elle fut arrêtée par un dosd’homme assis, un dos énorme qui barrait tout, l’empêchait d’allerplus loin. Heureusement que de là, en se penchant un peu, elleapercevait presque toute la salle ; et ces gradins endemi-cercle où se pressaient les députés, la tenture verte desmurailles, cette chaire dans le fond occupée par un homme chauve, àl’air sévère, lui faisaient l’effet, sous le jour studieux et gristombant de haut, d’une classe qui va commencer et que précèdent lebavardage, le déplacement d’écoliers dissipés.

Une chose la frappa, l’insistance des regardsà ne se tourner que d’un côté, à chercher le même point attirant,et comme elle suivait ce courant de curiosité qui entraînaitl’assemblée tout entière, aussi bien la salle que les tribunes,elle vit que ce qu’on regardait ainsi, c’était son fils.

Au pays des Jansoulet, on trouve encore, dansquelques anciennes églises, au fond du chœur, à mi-hauteur dans lacrypte, une logette en pierre, où le lépreux était admis à écouterl’office, montrant à la foule curieuse et craintive sa sombresilhouette de fauve accroupie contre les meurtrières pratiquées aumur. Françoise se souvenait très bien d’avoir vu, au village oùelle avait été nourrie, le « ladre », effroi de sonenfance, entendant la messe du fond de sa cage de pierre, perdudans l’ombre et la réprobation… En voyant son fils assis, la têtedans ses mains, seul, tout en haut, à part des autres, ce souvenirlui revint à l’esprit. « On dirait le ladre », murmura lapaysanne. Et c’était bien un lépreux, en effet, ce pauvre Nabab, àqui ses millions rapportés d’Orient infligeaient en ce moment commeune terrible et mystérieuse maladie exotique. Par hasard le banc oùil avait choisi sa place s’éclaircissait de plusieurs vides causéspar des congés ou des morts récentes ; et tandis que lesautres députés communiquaient entre eux, riaient, se faisaient dessignes, lui se tenait silencieux, isolé, signalé à l’attention detoute la Chambre, attention que la mère Jansoulet devinaitmalveillante, ironique, et qui la brûlait au passage. Comment luifaire savoir qu’elle était là près de lui, qu’un cœur fidèlebattait non loin du sien ; il évitait de se tourner vers cettetribune. On eût dit qu’il la sentait hostile, qu’il craignait d’yvoir des choses attristantes… Soudain, à un coup de sonnette venude l’estrade présidentielle, un tressaillement courut parl’assemblée, toutes les têtes se penchèrent dans cet élancementattentif qui immobilise les traits de la face, et un homme maigre àlunettes, subitement dressé parmi tant de gens assis, ce qui luidonnait déjà l’autorité de l’attitude, dit en ouvrant le cahierqu’il tenait à la main :

« Messieurs, je viens au nom de votretroisième bureau, vous proposer d’annuler l’élection de la deuxièmecirconscription du département de la Corse. »

Dans le grand silence qui suivit cette phraseque la mère Jansoulet ne comprit pas, le gros poussah assis devantelle se mit à souffler violemment, et tout à coup au premier rangde la tribune, un délicieux visage de femme se retourna vers lui,pour lui adresser un signe rapide d’intelligence et decontentement. Front pâle, lèvres minces, sourcils trop noirs dansle blanc encadrement du chapeau, cela fit dans les yeux de la bonnevieille, sans qu’elle sût pourquoi, l’effet douloureux du premieréclair quand l’orage commence et que l’appréhension de la foudresuit le vif échange des fluides.

Le Merquier lisait son rapport. La voix lente,blafarde, monotone, l’accent lyonnais, traînard et mou, où lalongue taille de l’avocat se berçait par un mouvement de tête etd’épaules presque animal, faisaient un singulier contraste à lanetteté féroce du réquisitoire. D’abord un rapide exposé desirrégularités électorales. Jamais le suffrage universel n’avait ététraité avec ce sans-façon primitif et barbare. À Sarlazaccio, où leconcurrent de Jansoulet paraissait devoir l’emporter, l’urne estdétruite pendant la nuit précédant le dépouillement. Même aventureou à peu près à Lévie, à Saint-André, à Avabessa. Et ce sont lesmaires eux-mêmes qui commettent ces attentats, emportent les urnesà leurs domiciles, brisent les scellés, déchirent les bulletins devote sous le couvert de leur autorité municipales. Nul respect dela loi. Partout la fraude, l’intrigue, même la violence. ÀCalcatoggio, un homme armé s’est tenu tout le temps de l’élection àla fenêtre d’une auberge, l’escopette au poing, juste en face de lamairie ; et chaque fois qu’un partisan de Sébastiani,l’adversaire de Jansoulet, se montrait sur la place, l’homme lemettait en joue : « Si tu entres, je tebrûle ! » D’ailleurs, quand on voit des commissaires depolice, des juges de paix, des vérificateurs de poids et mesures nepas craindre de s’improviser agents électoraux, d’effrayer,d’entraîner la population soumise à toutes ces petites influenceslocales si tyranniques, n’est-ce pas la preuve d’une licenceeffrénée ? Jusqu’à des prêtres, de saints pasteurs égarés parleur zèle pour le tronc des pauvres et l’entretien de leur égliseindigente, qui ont prêché une mission véritable en faveur del’élection Jansoulet. Mais une influence encore plus puissante,quoique moins respectable, a été mise en jeu pour la bonne cause,l’influence des bandits. « Oui, des bandits, messieurs, je neris pas. » Et là-dessus une esquisse à grands traits dubanditisme corse en général et de la famille Piedigriggio enparticulier…

La Chambre, très attentive écoutait avec unecertaine inquiétude. En somme, c’était un candidat officiel dont onsignalait ainsi les agissements, et ces étranges mœurs électoralesappartenaient à ce pays privilégié, berceau de la familleimpériale, si étroitement lié aux destinées de la dynastie, qu’uneattaque à la Corse semblait remonter jusqu’au souverain. Mais quandon vit, au banc du gouvernement, le nouveau ministre d’État,successeur et ennemi de Mora, tout joyeux de l’échec arrivé à unecréature du défunt, sourire complaisamment au cruel persiflage deLe Merquier, aussitôt toute gêne disparut, et le sourireministériel, répété sur trois cents bouches s’agrandit bientôt enun rire à peine contenu, ce rire des foules dominées par une férulequelconque et que la moindre approbation du maître fait éclater.Dans les tribunes peu gâtées d’ordinaire sur le pittoresque, et queces histoires de bandits amusaient comme un vrai roman, c’était unejoie générale, une animation radieuse de tous ces visages defemmes, heureux de pouvoir paraître jolis sans manquer à lasolennité de l’endroit. De petits chapeaux clairs frémissaient detoute leur aigrette fleuve, des bras ronds cerclés d’ors’accoudaient pour mieux écouter. Le grave Le Merquier avaitapporté à la séance la distraction d’un spectacle, la petite notecomique permise aux concerts de charité pour amadouer lesprofanes.

Impassible et très froid au milieu de sonsuccès, il continuait à lire de sa voix morne et pénétrante commeune pluie lyonnaise :

« Maintenant, messieurs, on se demandecomment un étranger, un Provençal retour d’Orient, ignorant desintérêts et des besoins de cette île où on ne l’avait jamais vuavant les élections, le vrai type de ce que les Corses appellentdédaigneusement un continental, comment cet homme a pu susciter unpareil enthousiasme, un dévouement poussé jusqu’au crime, jusqu’àla profanation. C’est sa richesse qui nous répondra, son or funestejeté à la face des électeurs, fourré de force dans leurs pochesavec un cynisme effronté dont nous avons mille preuves. »Alors l’interminable série des dénonciations : « Jesoussigné Croce (Antoine), atteste dans l’intérêt de la vérité quele commissaire de police Nardi, venu chez nous un soir, m’adit : « Écoute, Croce (Antoine)… je te jure sur le feu decette lampe que, si tu votes pour Jansoulet, tu auras cinquantefrancs demain matin. » Et cet autre : « Je soussignéLavezzi (Jacques-Alphonse) déclare avoir refusé avec mépris,dix-sept francs que m’offrait le maire de Pozzo-Negro pour votercontre mon cousin Sebastiani… » Il est probable que, pourtrois francs de plus, Lavezzi (Jacques-Alphonse) aurait dévoré sonmépris en silence. Mais la Chambre n’y regardait pas de siprès.

L’indignation la soulevait, cette Chambreincorruptible. Elle grondait, elle s’agitait sur ses moelleusesbanquettes de velours rouge, poussait des clameurs. C’étaient des« oh ! » de stupéfaction, des yeux en accentcirconflexe, de brusques révoltes en arrière ou des affaissementsconsternés, découragés, comme en cause parfois le spectacle de ladégradation humaine. Et remarquez que la plupart de ces députéss’étaient servis des mêmes manœuvres électorales, qu’il y avait làles héros de ces fameux « rastels », de ces ripailles enplein vent promenant en triomphe des veaux pavoisés, enrubannés,comme à des kermesses de Gargantua. Ceux-là justement criaient plusfort que les autres, se tournaient, furieux, vers le banc solitaireet élevé où le pauvre lépreux écoutait, immobile, la tête dans sesmains. Pourtant, au milieu du haro général, une voix s’élevait ensa faveur, mais sourde, inexercée, moins une parole qu’unbredouillement sympathique à travers lequel on distinguaitvaguement : « Grands services rendus à la populationcorse… Travaux considérables… Caisseterritoriale. »

Celui qui bégayait ainsi était un tout petithomme en guêtres blanches, tête d’albinos, aux poils rares,hérissés par touffes. Mais l’interruption de ce maladroit ami neput que fournir à Le Merquier une transition rapide et toutenaturelle. Un sourire hideux écarta ses lèvres molles :« L’honorable M. Sarigue nous parle de la Caisseterritoriale, nous allons pouvoir lui répondre. » L’antrePaganetti semblait lui être en effet, très familier. En quelquesphrases nettes et vives, il projeta la lumière jusqu’au fond dusombre repaire, en montra tous les pièges, tous les gouffres, lesdétours, les chausse-trapes, comme un guide secouant sa torcheau-dessus des oubliettes de quelque sinistre in pace. Ilparla des fausses carrières, des chemins de fer en tracé, despaquebots chimériques disparus dans leur propre fumée. L’affreuxdésert de Taverna ne fut pas oublié, ni la vieille torregénoise, servant de bureau à l’agence maritime. Mais ce qui réjouitsurtout la Chambre, ce fut le récit d’une cérémonie picaresqueorganisée par le gouverneur pour la percée d’un tunnel à travers leMonte-Rotondo, travail gigantesque toujours en projet, remisd’année en année, demandant des millions d’argent, des milliers debras, et qu’on avait commencé en grande pompe huit jours avantl’élection. Le rapport relatait drôlement la chose, le premier coupde pioche donné par le candidat dans l’énorme montagne couverte deforêts séculaires, le discours du préfet, la bénédiction desoriflammes aux cris de « vive Bernard Jansoulet », etdeux cents ouvriers se mettant à l’œuvre immédiatement, travaillantjour et nuit pendant une semaine, puis sitôt l’élection faite –abandonnant sur place les débris du roc entamé autour d’uneexcavation dérisoire, un asile de plus pour les redoutables rôdeursdu maquis. Le tour était joué. Après avoir si longtemps extorquél’argent des actionnaires, la Caisse territoriale venaitde servir cette fois à subtiliser les votes des éleveurs. « Dureste, messieurs voici un dernier détail, par lequel j’aurais pucommencer pour vous épargner le navrant récit de cette pasquinadeélectorale. J’apprends qu’une instruction judiciaire est ouverteaujourd’hui même contre le comptoir corse, et qu’une sérieuseexpertise de ses livres va très vraisemblablement amener un de cesscandales financiers trop fréquents hélas ! de nos jours, etauquel vous ne voudrez pas, pour l’honorabilité de cette Chambre,qu’aucun de vos membres se trouve mêlé. »

Sur cette révélation subite, le rapporteurs’arrêta un moment, prit un temps comme un comédien soulignant soneffet ; et dans le silence dramatique pesant tout à coup surl’Assemblée, on entendit le bruit d’une porte qui se fermait.C’était le gouverneur Paganetti quittant lestement sa tribune, levisage blême, les yeux ronds, la bouche en sifflet d’un maîtrePierrot qui vient de flairer dans l’air quelque formidable coup debatte. Monpavon immobile, élargissait son plastron. Le gros hommesoufflait violemment dans les guirlandes du petit chapeau blanc desa femme.

La mère Jansoulet regardait son fils.

« J’ai parlé de l’honorabilité de laChambre, messieurs… je veux en parler encore… »

Cette fois Le Merquier ne lisait plus. Aprèsle rapporteur, l’orateur entrait en scène, le justicier plutôt. Laface éteinte, le regard abrité, rien ne vivait, rien ne bougeait deson grand corps que le bras droit, ce bras long, anguleux, auxmanches courtes, qui s’abaissait automatiquement comme un glaive dejustice, mettait à chaque fin de phrase le geste cruel etinexorable d’une décollation. Et c’était certes une exécutionvéritable à laquelle on assistait. L’orateur voulait bien laisserde côté les légendes scandaleuses, le mystère qui planait sur cettefortune colossale acquise aux pays lointains, loin de toutcontrôle. Mais il y avait dans la vie du candidat certains pointsdifficiles à éclaircir, certains détails… Il hésitait ;semblait chercher, épurer ses mots, puis devant l’impossibilité deformuler l’accusation directe : « Ne rabaissons point ledébat, messieurs… Vous m’avez comprise, vous savez à quels bruitsinfâmes je fais allusion, à quelles calomnies voudrais-je pouvoirdire ; mais la vérité met force à déclarer que lorsqueM. Jansoulet, appelle devant votre troisième bureau, a été misen demeure de confondre les accusations dirigées contre lui, sesexplications ont été si vagues, que tout en restant persuadés deson innocence, un soin scrupuleux de votre honneur nous a faitrejeter une candidature entachée d’un soupçon de ce genre. Non, cethomme ne doit pas siéger au milieu de vous. Qu’y ferait-ild’ailleurs ?… Établi depuis si longtemps en Orient, il adésappris les lois, les mœurs, les usages de son pays. Il croit auxjustices expéditives, aux bastonnades en pleine rue, il se fie auxabus de pouvoir, et, ce qui est pis encore, à la vénalité, à labassesse accroupie de tous les hommes. C’est le traitant qui sefigure que tout s’achète, quand on y met le prix, même les votesdes électeurs, même la conscience de ses collègues… »

Il fallait voir avec quelle admiration naïveces bons gros députés, engourdis de bien-être, écoutaient cetascète, cet homme d’un autre âge, pareil à quelque saint Jérômesorti du fond de sa thébaïde pour venir, en pleine assemblée duBas-Empire, foudroyer de son éloquence indignée le luxe effrontédes prévaricateurs et des concessionnaires. Comme on comprenaitbien maintenant ce beau surnom de « Ma conscience » quelui décernait le Palais, et où il tenait tout entier avec sa grandetaille et ses gestes inflexibles. Dans les tribunes, l’enthousiasmes’exaltait encore. De jolies têtes se penchaient pour le voir, pourboire sa parole. Des approbations couraient, inclinant des bouquetsde toutes nuances comme le vent dans la floraison d’un champ deblé. Une voix de femme criait d’un petit accent étranger :« Bravo… bravo… »

Et la mère ?

Debout, immobile, recueillie dans son désir decomprendre quelque chose à cette phraséologie de prétoire à cesallusions mystérieuses, elle était là comme ces sourds-muets qui nedevinent ce qu’on dit devant eux qu’au mouvement des lèvres, àl’accent des physionomies. Or il lui suffisait de regarder son filset Le Merquier pour comprendre quel mal l’un faisait à l’autrequelles intentions perfides, empoisonnées, tombaient de ce longdiscours sur le malheureux qu’on aurait pu croire endormi, sans letremblement de ses fortes épaules et les crispations de ses mainsdans ses cheveux qu’elles fourrageaient furieusement tout en luicachant le visage. Oh ! si de sa place elle avait pu luicrier : « N’aie pas peur, mon fils. S’ils te méprisenttous, ta mère t’aime. Viens-nous-en ensemble… Est-ce que nous avonsbesoin d’eux ? »

Et un moment elle put croire que ce qu’ellelui disait ainsi dans le fond de son cœur arrivait jusqu’à lui parune intuition mystérieuse. Il venait de se lever, de secouer satête crépue, congestionnée, où la lippe enfantine de ses lèvresgrelottait sous une nervosité de larmes. Mais, au lieu de quitterson banc il s’y cramponnait au contraire, ses grosses mainspétrissant le bois du pupitre. L’autre avait fini, maintenantc’était son tour de répondre :

« Messieurs, dit-il… »

Il s’arrêta aussitôt, effrayé par le sonrauque, affreusement sourd et vulgaire de sa voix, qu’il entendaitpour la première fois en public. Il lui fallut, dans cette haltetourmentée de mouvements de la face, d’intonations cherchées et quine sortaient pas, reprendre la force de sa défense. Et sil’angoisse de ce pauvre homme était saisissante, la vieille mèrelà-haut, penchée, haletante, remuant nerveusement les lèvres commepour l’aider à chercher ses mots, lui renvoyait bien la mimique desa torture. Quoiqu’il ne pût la voir, tourné comme il l’était parrapport à cette tribune qu’il évitait intentionnellement, cesouffle maternel, le magnétisme ardent de ces yeux noirs finirentpar lui rendre la vie, et subitement sa parole et son geste setrouvèrent déliés :

« Avant tout, messieurs, je déclare queje ne viens pas défendre mon élection… Si vous croyez que les mœursélectorales n’ont pas été toujours les mêmes en Corse, qu’on doiveimputer toutes les irrégularités commises à l’influence corruptricede mon or et non au tempérament inculte et passionné d’un peuple,repoussez-moi, ce sera justice et je n’en murmurerai pas. Mais il ya dans tout ceci autre chose que mon élection, des accusations quiattaquent mon honneur, le mettent directement en jeu, et c’est àcela seul que je veux répondre. » Sa voix s’assurait peu àpeu, toujours cassée, voilée, mais avec des notes attendrissantescomme il s’en trouve dans ces organes dont la dureté primitive asubi quelques éraillures. Très vite il raconta sa vie, ses débuts,son départ pour l’Orient. On eût dit un de ces vieux récits duXVIIIème siècle où il est question de corsaires barbaresquescourant les mers latines, de beys et de hardis Provençaux brunscomme des grillons, qui finissent toujours par épouser quelquesultane et « prendre le turban » selon l’ancienneexpression des Marseillais. « Moi, disait le Nabab de sonsourire bon enfant, je n’ai pas eu besoin de prendre le turban pourm’enrichir, je me suis contenté d’apporter en ces pays d’indolenceet de lâchez-tout l’activité, la souplesse d’un Français du Midi,et je suis arrivé à faire en quelques années une de ces fortunesqu’on ne fait que là-bas dans ces diables de pays chauds où toutest gigantesque, hâtif, disproportionné, où les fleurs poussent enune nuit, où un arbre produit une forêt. L’excuse de fortunespareilles est dans la façon dont on les emploie, et j’ai laprétention de croire que jamais favori du sort n’a plus que moiessayé de se faire pardonner sa richesse. Je n’y ai pasréussi. » Oh ! non, il n’y avait pas réussi… Pour tantd’or follement semé, il n’avait rencontré que du mépris ou de lahaine… De la haine ! Qui pouvait se vanter d’en avoir remuéautant que lui, comme un gros bateau de la vase lorsque sa quilletouche le fond… Il était trop riche, cela lui tenait lieu de tousles vices, de tous les crimes, le désignait à des vengeancesanonymes, à des inimitiés cruelles et incessantes.

« Ah ! messieurs, criait le pauvreNabab en levant ses poings crispés, j’ai connu la misère, je mesuis pris corps à corps avec elle, et c’est une atroce lutte, jevous jure. Mais lutter contre la richesse, défendre son bonheur,son honneur, son repos, mal abrités derrière des piles d’écus quivous croulent dessus et vous écrasent c’est quelque chose de plushideux, de plus écœurant encore. Jamais aux plus sombres jours dema détresse, je n’ai eu les peines, les angoisses les insomniesdont la fortune m’a accablé, cette horrible fortune que je hais etqui m’étouffe… On m’appelle le Nabab, dans Paris… Ce n’est pas leNabab qu’il faudrait dire, mais le Paria, un paria social tendantles bras, tout grands, à une société qui ne veut pas delui… »

Figées en récit, ces paroles peuvent paraîtrefroides ; mais là, devant l’Assemblée, la défense de cet hommeparaissait empreinte d’une sincérité éloquente et grandiose quiétonna d’abord, venant de ce rustique, de ce parvenu, sans lecture,sans éducation, avec sa voix de marinier du Rhône et ses allures deportefaix, et qui émut ensuite singulièrement les auditeurs par cequ’elle avait d’inculte, de sauvage, d’étranger à toute notionparlementaire. Déjà des marques de faveur avaient agité les gradinshabitués à recevoir l’averse monotone et grise du langageadministratif. Mais à ce cri de rage et de désespoir poussé contrela richesse par l’infortuné qu’elle enlaçait, roulait, noyait dansses flots d’or et qui se débattait, appelant au secours du fond deson Pactole, toute la Chambre se dressa avec des applaudissementschaleureux, des mains tendues, comme pour donner au malheureuxNabab ces témoignages d’estime dont il se montrait si avide, et lesauver en même temps du naufrage. Jansoulet sentit cela et,réchauffé par cette sympathie, il reprit, la tête haute, le regardassuré :

« On est venu vous dire, messieurs, queje n’étais pas digne de m’asseoir au milieu de vous. Et celui quil’a dit était bien le dernier de qui j’aurais attendu cette parolecar lui seul connaît le secret douloureux de ma vie, lui seulpouvait parler pour moi, me justifier et vous convaincre. Il n’apas voulu le faire. Eh bien ! moi, je l’essaierai, quoi qu’ilm’en coûte… Outrageusement calomnié devant tout le pays, je dois àmoi-même, je dois à mes enfants cette justification publique et jeme décide à la faire. »

Par un mouvement brusque, il se tourna alorsvers la tribune où il savait que l’ennemi le guettait, et, tout àcoup s’arrêta plein d’épouvante. Là, juste en face de lui, derrièrela petite tête haineuse et pâle de la baronne, sa mère, sa mèrequ’il croyait à deux cents lieues du redoutable orage, leregardait, appuyée au mur, tendant vers lui son visage divin inondéde larmes, mais fier et rayonnant tout de même du grand succès deson Bernard. Car c’était un vrai succès d’émotion sincère, bienhumaine et que quelques mots de plus pouvaient changer en triomphe« Parlez… parlez… » lui criait-on de tous les côtés de laChambre, pour le rassurer, l’encourager. Mais Jansoulet ne parlaitpas. Il avait bien peu à dire cependant pour sa défense :« La calomnie a confondu volontairement deux noms. Jem’appelle Bernard Jansoulet. L’autre s’appelait JansouletLouis. » Pas un mot de plus.

C’était trop en présence de sa mère ignoranttoujours le déshonneur de l’aîné. C’était trop pour le respect, lasolidarité familiale.

Il crut entendre la voix du vieux :« Je meurs de honte mon enfant. » Est-ce qu’elle n’allaitpas mourir de honte elle aussi, s’il parlait ?… Il eut vers lesourire maternel un regard sublime de renoncement, puis, d’une voixsourde, d’un geste découragé :

« Excusez-moi, messieurs, cetteexplication est décidément au-dessus de mes forces… Ordonnez uneenquête sur ma vie, ouverte à tous et bien en lumière, hélas !puisque chacun peut en interpréter tous les actes… Je vous jure quevous n’y trouverez rien qui m’empêche de siéger au milieu desreprésentants de mon pays. »

La stupeur, la désillusion furent immensesdevant cette défaite qui semblait à tous l’effondrement subit d’unegrande effronterie acculée. Il y eut un moment d’agitation sur lesbancs, le tumulte d’un vote par assis et levé, que le Nabab sous lejour douteux du vitrage regarda vaguement, comme le condamné duhaut de l’échafaud regarde la foule houleuse ; puis, aprèscette attente longue d’un siècle qui précède une minute suprême, leprésident prononça dans le grand silence et le plus simplement dumonde :

« L’élection de M. Bernard Jansouletest annulée. »

Jamais vie d’homme ne fut tranchée avec moinsde solennité ni de fracas.

Là-haut, dans sa tribune, la mère Jansouletn’y comprit rien, sinon que des vides se faisaient tout autour surles bancs, que des gens se levaient, s’en allaient. Bientôt il neresta plus avec elle que le gros homme et la dame en chapeau blanc,penchés tout au bord de la rampe regardant curieusement du côté deBernard, qui semblait s’apprêter à partir lui aussi, car il serraitd’un air très calme d’épaisses liasses dans un grand portefeuille.Ses papiers rangés, il se leva, quitta sa place… Ah ! cesexistences d’estradiers ont parfois des passes bien cruelles.Gravement, lourdement, sous les regards de toute l’Assemblée, illui fallut redescendre ces gradins qu’il avait escaladés au prix detant de peines et d’argent, mais au bas desquels le précipitait unefatalité inexorable.

C’était cela que les Hemerlingue attendaient,suivant de l’œil jusqu’à sa dernière étape cette sortie navrante,humiliante, qui met au dos de l’invalide un peu de la honte et del’effarement d’un renvoi ; puis, sitôt le Nabab disparu, ilsse regardèrent avec un rire silencieux et quittèrent la tribune,sans que la vieille femme eût osé leur demander quelquerenseignement, avertie par son instinct de la sourde hostilité deces deux êtres. Restée seule, elle prêta toute son attention à unenouvelle lecture qu’on faisait, persuadée qu’il s’agissait encorede son fils. On parlait d’élection, de scrutin, et la pauvre mèretendant sa coiffe rousse, frondant son gros sourcil, auraitreligieusement écouté jusqu’au bout le rapport de l’électionSarigue, si l’huissier de service qui l’avait introduite, ne fûtvenu l’avertir que c’était fini, qu’elle ferait mieux de s’enaller. Elle parut très surprise.

« Vraiment ?… c’estfini ?… » disait-elle, en se levant comme à regret.

Et tout bas, timidement :

« Est-ce que… Est-ce qu’il agagné ? »

C’était si naïf, si touchant, que l’huissiern’eut pas même envie de rire.

« Malheureusement non, madame.M. Jansoulet n’a pas gagné… Mais aussi pourquoi est-il arrêtéen si beau chemin… Si c’est vrai qu’il n’était jamais venu à Pariset qu’un autre Jansoulet a fait tout ce dont on l’accuse, pourquoine l’a-t-il pas dit ? »

La vieille mère, devenue très pâle, s’appuya àla rampe de l’escalier.

Elle avait compris…

La brusque interruption de Bernard en lavoyant, le sacrifice qu’il lui avait offert si simplement dans sonbeau regard de bête égorgée lui revenaient à l’esprit ; dumême coup la honte de l’Aîné, de l’enfant de prédilection, seconfondait avec le désastre de celui-ci, douleur maternelle àdouble tranchant, dont elle se sentait déchirée de quelque côtéqu’elle se retournât. Oui, oui, c’était à cause d’elle qu’iln’avait pas voulu parler. Mais elle n’accepterait pas un sacrificepareil. Il fallait qu’il revînt tout de suite s’expliquer devantles députés.

« Mon fils ? où est monfils ?

– En bas, madame, dans sa voiture. C’est luiqui m’a envoyé vous chercher. »

Elle s’élança devant l’huissier, marchantvite, parlant tout haut, bousculant sur son passage des petitshommes noirs et barbus qui gesticulaient dans les couloirs. Aprèsla salle des Pas-Perdus, elle traversa une grande antichambre enrotonde où des laquais respectueusement rangés faisaient unsoubassement vivant et chamarré à la haute muraille nue. De là onvoyait, à travers les portes vitrées, la grille du dehors, la fouleattroupée et parmi d’autres voitures le carrosse du Nabab quiattendait. La paysanne en passant reconnut dans un groupe sonénorme voisin de tribune avec l’homme blême à lunettes qui avaittonné contre son fils et recevait pour son discours toutes sortesde félicitations et de poignées de main. Au nom de Jansoulet,prononcé au milieu de ricanements moqueurs et satisfaits, elleralentit ses grandes enjambées.

« Enfin, disait un joli garçon à figurede mauvaise femme, il n’a toujours pas prouvé en quoi nosaccusations étaient fausses. »

La vieille en entendant cela fit une trouéeterrible dans le tas et, se posant en face de Moëssard :

« Ce qu’il n’a pas dit, moi je vais vousle dire. Je suis sa mère et c’est mon devoir de parler. »

Elle s’interrompit pour saisir à la manche LeMerquier qui s’esquivait :

« Vous d’abord, méchant homme, vous allezm’écouter… Qu’est-ce que vous avez contre mon enfant ? Vous nesavez donc pas qui il est ? Attendez un peu, que je vousl’apprenne. »

Et, se retournant vers lejournaliste :

« J’avais deux fils, monsieur… »

Moëssard n’était plus là. Elle revint à LeMerquier :

« Deux fils, monsieur… »

Le Merquier avait disparu.

« Oh ! écoutez-moi, quelqu’un, jevous en prie », disait la pauvre mère, jetant autour d’elleses mains et ses paroles pour rassembler, retenir sesauditeurs ; mais tous fuyaient, fondaient, se dispersaient,députés, reporters, visages inconnus et railleurs auxquels ellevoulait raconter son histoire à toute force, sans souci del’indifférence où tombaient ses douleurs et ses joies, ses fiertéset ses tendresses maternelles exprimées dans un charabia de génie.Et tandis qu’elle s’agitait, se débattait ainsi, éperdue, la coiffeen désordre, à la fois grotesque et sublime comme tous les êtres denature en plein drame civilisé, prenant à témoin de l’honnêteté deson fils et de l’injustice des hommes jusqu’aux gens de livrée dontl’impassibilité dédaigneuse était plus cruelle que tout, Jansoulet,qui venait à sa rencontre, inquiet de ne pas la voir, apparut toutà coup à côté d’elle.

« Prenez mon bras, ma mère… Il ne fautpas rester là. »

Il dit cela très haut, d’un ton si calme et siferme que tous les rires cessèrent, et que la vieille femmesubitement apaisée, soutenue par cette étreinte solide oùs’appuyaient les derniers tremblements de sa colère, put sortir dupalais entre deux haies respectueuses. Couple grandiose etrustique, les millions du fils illuminant la paysannerie de la mèrecomme ces haillons de sainte qu’entoure une châsse d’or, ilsdisparurent dans le beau soleil qu’il faisait dehors, dans lasplendeur de leur carrosse étincelant, ironie féroce en présence decette grande détresse, symbole frappant de l’épouvantable misèredes riches.

Tous deux assis au fond, car ils craignaientd’être vus, ils ne se parlèrent pas d’abord. Mais dès que lavoiture se fut mise en route, qu’il eut vu fuir derrière lui letriste calvaire où son honneur restait au gibet, Jansoulet, à boutde forces, posa sa tête contre l’épaule maternelle, la cacha dansun croisement du vieux châle vert, et là, laissant ruisseler deslarmes brûlantes, tout son grand corps secoué par les sanglots, ilretrouvait le cri de son enfance, sa plainte patoise de quand ilétait tout petit :

« Mama… Mama… »

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