Le Nabab

Chapitre 13UN JOUR DE SPLEEN.

Cinq heures de l’après-midi. La pluie depuisle matin, un ciel gris et bas à toucher avec les parapluies, untemps mou qui poisse, le gâchis, la boue, rien que de la boue, enflaques lourdes, en traînées luisantes au bord des trottoirs,chassée en vain par les balayeuses mécaniques, par les balayeusesen marmottes, enlevée sur d’énormes tombereaux qui l’emportentlentement vers Montreuil, la promènent en triomphe à travers lesrues toujours remuée et toujours renaissante, poussant entre lespavés, éclaboussant les panneaux des voitures, le poitrail deschevaux, les vêtements des passants mouchetant les vitres, lesseuils, les devantures, à croire que Paris entier va s’enfoncer etdisparaître sous cette tristesse du sol fangeux où tout se fond etse confond. Et c’est une pitié de voir l’envahissement de cettesouillure sur les blancheurs des maisons neuves, la bordure desquais, les colonnades des balcons de pierre… Il y a quelqu’uncependant que ce spectacle réjouit, un pauvre être dégoûté etmalade qui, vautré tout de son long sur la soie brodée d’un divan,la tête sur ses poings fermés, regarde joyeusement dehors contreles vitres ruisselantes et se délecte à toutes ceslaideurs :

« Vois-tu, ma fée, voilà bien le tempsqu’il me fallait aujourd’hui… Regarde-les patauger… Sont-ilshideux, sont-ils sales !… Que de fange ! Il y en apartout, dans les rues, sur les quais, jusque dans la Seine, jusquedans le ciel… Ah ! c’est bon la boue, quand on est triste… Jevoudrais tripoter là-dedans, faire de la sculpture avec ça, unestatue de cent pieds de haut, qui s’appellerait : « Monennui. »

– Mais pourquoi t’ennuies-tu, machérie », dit avec douceur la vieille danseuse, aimable etrose dans son fauteuil, où elle se tient très droite de peurd’abîmer sa coiffure encore plus soignée que d’habitude…« N’as-tu pas tout ce qu’il faut pour êtreheureuse ? »

Et, de sa voix tranquille, pour la centièmefois, elle recommence à lui énumérer ses raisons de bonheur, sagloire, son génie, sa beauté, tous les hommes à ses pieds, les plusbeaux, les plus puissants ; oh ! oui, les plus puissantspuisque aujourd’hui même… Mais un miaulement formidable, uneplainte déchirante du chacal exaspéré par la monotonie de sondésert, fait trembler tout à coup les vitres de l’atelier etrentrer dans son cocon l’antique chrysalide épouvantée.

Depuis huit jours, son groupe uni, parti pourl’exposition, a laissé Félicia dans ce même état de prostration,d’écœurement, d’irritation navrée et désolante. Il faut toute lapatience inaltérable de la fée, la magie de ses souvenirs évoqués àchaque instant pour lui rendre la vie supportable à côté de cetteinquiétude, de cette colère méchante qu’on entend gronder au fonddes silences de la jeune fille, et qui subitement éclatent dans uneparole amère, dans un « pouah » de dégoût à propos detout… Son groupe est hideux… Personne n’en parlera… Tous lescritiques sont des ânes… Le public ? un goitre immense à troisétages de mentons… Et pourtant, l’autre dimanche, quand le duc deMora est venu avec le surintendant des Beaux-Arts voir sonexposition à l’atelier, elle était si heureuse, si fière des élogesqu’on lui donnait, si pleinement ravie de son travail qu’elleadmirait à distance comme d’un autre, maintenant que l’outiln’établissait plus entre elle et l’œuvre ce lien gênant àl’impartial jugement de l’artiste.

Mais c’est tous les ans ainsi. L’atelierdépeuplé du récent ouvrage, son nom glorieux encore une fois jetéau caprice imprévu du public, les préoccupations de Féliciadésormais sans objet visible errent dans tout le vide de son cœur,de son existence de femme sortie du tranquille sillon, jusqu’à cequ’elle se soit reprise à un autre travail. Elle s’enferme, ne veutvoir personne. On dirait qu’elle se méfie elle-même. Il n’y a quele bon Jenkins qui la supporte pendant ces crises. Il semble mêmeles rechercher, comme s’il en attendait quelque chose. Dieu saitpourtant qu’elle n’est pas aimable avec lui. Hier encore il estresté deux heures en face de cette belle ennuyée, qui ne lui aseulement pas une fois adressé la parole. Si c’est là l’accueilqu’elle réserve ce soir au grand personnage qui leur fait l’honneurde venir dîner avec elles…

Ici la douce Crenmitz, qui rumine paisiblementtoutes ces pensées en regardant le fin bout de ses souliers àbouffettes, se rappelle subitement qu’elle a promis deconfectionner une assiette de pâtisseries viennoises pour le dînerdu personnage en question, et sort de l’atelier discrètement sur lapointe de ses petits pieds.

Toujours la pluie, toujours la boue, toujoursle beau sphinx accroupi, les yeux perdus dans l’horizon fangeux. Àquoi pense-t-il ? Qu’est-ce qu’il regarde venir là-bas par cesroutes souillées, douteuses sous la nuit qui tombe, avec ce pli aufront et cette lèvre expressive de dégoût ? Est-ce son destinqu’il attend ? Triste destin qui s’est mis en marche par untemps pareil, sans crainte de l’ombre, de la boue…

Quelqu’un vient d’entrer dans l’atelier, unpas plus lourd que le trot de souris de Constance. Le petitdomestique sans doute. Et Félicia, brutalement, sans seretourner :

« Va te coucher… Je n’y suis pourpersonne…

– J’aurais bien voulu vous parlercependant », lui répond une voix amie. Elle tressaille, seredresse, et radoucie, presque rieuse devant ce visiteurinattendu :

« Tiens ! c’est vous, jeune Minerve…Comment êtes-vous donc entré ?

– Bien simplement. Toutes les portes sontouvertes.

– Cela ne m’étonne pas. Constance est commefolle, depuis ce matin, avec son dîner…

– Oui, j’ai vu. L’antichambre est pleine defleurs. Vous avez ?…

– Oh ! un dîner bête, un dîner officiel.Je ne sais pas comment j’ai pu… Asseyez-vous donc là ; près demoi. Je suis heureuse de vous voir. »

Paul s’assied, un peu troublé. Jamais elle nelui a paru si belle. Dans le demi-jour de l’atelier, parmi l’éclatbrouillé des objets d’art, bronzes, tapisseries, sa pâleur fait unelumière douce, ses yeux ont des reflets de pierre précieuse, et salongue amazone serrée dessine l’abandon de son corps de déesse.Puis elle parle d’un ton si affectueux, elle semble si heureuse decette visite. Pourquoi est-il resté aussi longtemps loind’elle ? Voilà près d’un mois qu’on ne l’a vu. Ils ne sontdonc plus amis ? Lui s’excuse de son mieux. Les affaires, unvoyage. D’ailleurs, s’il n’est pas venu ici, il a souvent parléd’elle, oh ! bien souvent, presque tous les jours.

« Vraiment ? Et avec qui ?

– Avec… » Il va dire : « avecAline Joyeuse… » mais une gêne l’arrête, un sentimentindéfinissable, comme une pudeur de prononcer ce nom dans l’atelierqui en a entendu tant d’autres. Il y a des choses qui ne vont pasensemble, sans qu’on sache bien pourquoi. Paul aime mieux répondrepar un mensonge qui l’amène droit au but de sa visite :

« Avec un excellent homme à qui vous avezcausé une peine bien inutile… Voyons, pourquoi ne lui avez-vous pasfini son buste, à ce pauvre Nabab ?… C’était un grand bonheur,une grande fierté pour lui ce buste à l’exposition… Il ycomptait. »

À ce nom du Nabab, elle s’est troubléelégèrement :

« C’est vrai, dit-elle, j’ai manqué à maparole… Que voulez-vous ? Je suis à caprices, moi… Mais mondésir est bien de le reprendre un de ces jours… Voyez, le linge estdessus, tout mouillé, pour que la terre ne sèche pas…

– Et l’accident ?… Oh ! vous savez,nous n’y avons pas cru…

– Vous avez eu tort… Je ne mens jamais… Unechute, un à-plat formidable… Seulement la glaise était fraîche.J’ai réparé cela facilement. Tenez ! »

Elle enleva le linge d’un geste ; leNabab surgit avec sa bonne face tout heureuse d’être portraiturée,et si vrai, tellement « nature » que Paul eut un crid’admiration.

« N’est-ce pas qu’il est bien ?dit-elle naïvement… Encore quelques retouches là et là… (Elle avaitpris l’ébauchoir, la petite éponge et poussé la sellette dans cequi restait de jour.)

Ce serait l’affaire de quelques heures ;mais il ne pourrait toujours pas aller à l’exposition. Nous sommesle 22 ; tous les envois sont faits depuis longtemps.

– Bah !… avec des protections… »

Elle eut un froncement de sourcils et samauvaise expression retombante de la bouche :

« C’est vrai… La protégée du duc de Mora…Oh ! vous n’avez pas besoin de vous défendre. Je sais ce qu’ondit et je m’en moque comme de ça… (Elle envoya une boulette deglaise s’emplâtrer contre la tenture.) Peut-être même qu’à force desupposer ce qui n’est pas… Mais laissons là ces infamies, dit-elleen relevant sa petite tête aristocratique… Je tiens à vous faireplaisir Minerve… Votre ami ira au Salon cette année. »

À ce moment, un parfum de caramel, de pâtechaude envahit l’atelier où tombait le crépuscule en fine poussièredécolorante ; et la fée apparut, un plat de beignets à lamain, une vraie fée, parée, rajeunie, vêtue d’une tunique blanchequi laissait à l’air, sous des dentelles jaunies, ses beaux bras devieille femme, les bras, cette beauté qui meurt la dernière.

« Regarde mes kuchlen, mignonne,s’ils sont réussis cette fois… Ah ! pardon, je n’avais pas vuque tu avais du monde… Tiens ! Mais c’est M. Paul… Ça vabien monsieur Paul ?… Goûtez donc un de mesgâteaux… »

Et l’aimable vieille, à qui ses atourssemblaient prêter une vivacité extraordinaire, s’avançait ensautillant, son assiette en équilibre au bout de ses doigts depoupée.

« Laisse-le donc, lui dit Féliciatranquillement… Tu lui en offriras à dîner.

– À dîner ? »

La danseuse fut si stupéfaite qu’elle manquarenverser sa jolie pâtisserie, soufflée, légère et excellente commeelle.

« Mais oui, je le garde à dîner avecnous… Oh ! je vous en prie », ajouta-t-elle avec uneinsistance particulière en voyant le mouvement de refus du jeunehomme, « je vous en prie, ne me dites pas non… C’est unservice véritable que vous me rendez en restant ce soir… Voyons jen’ai pas hésité tout à l’heure, moi… »

Elle lui avait pris la main, et vraiment, l’onsentait une étrange disproportion entre sa demande et le tonsuppliant, anxieux, dont elle était faite. Paul se défendit encore.Il n’était pas habillé… Comment voulait-elle ?… Un dîner oùelle avait du monde…

« Mon dîner ?… Mais je ledécommande… Voilà comme je suis… Nous serons seuls tous les trois,avec Constance.

– Mais, Félicia, mon enfant, tu n’y songespas… Eh bien ! Et le… l’autre qui va venir tout à l’heure.

– Je vais lui écrire de rester chez lui,parbleu !

– Malheureuse, il est trop tard…

– Pas du tout. Six heures sonnent. Le dînerétait pour sept heures et demie… Tu vas vite lui faire porterça. »

Elle écrivait, en hâte, sur un coin detable.

« Quelle étrange fille, mon Dieu, monDieu !… » murmurait la danseuse tout ahurie, pendant queFélicia, ravie, transfigurée, fermait joyeusement sa lettre.

« Voilà mon excuse faite… La migraine n’apas été inventée pour Kadour… »

Puis, la lettre partie :

« Oh ! que je suis contente ;la bonne soirée que nous allons passer… Embrasse-moi donc,Constance… Cela ne nous empêchera pas de faire honneur à teskuchlen, et nous aurons le plaisir de te voir dans unejolie toilette qui te donne l’air plus jeune que moi. »

Il n’en fallait pas tant pour faire pardonnerpar la danseuse ce nouveau caprice de son cher démon et le crime delèse-majesté auquel on venait de l’associer. En user sicavalièrement avec un pareil personnage ! il n’y avait qu’elleau monde, il n’y avait qu’elle… Quant à Paul de Géry, il n’essayaitplus de résister, repris de cet enlacement dont il avait pu secroire dégagé par l’absence et qui, dès le seuil de l’atelier,comprimait sa volonté, le livrait lié et vaincu au sentiment qu’ilétait bien résolu à combattre.

Évidemment le dîner, un vrai dîner degourmandise, surveillé par l’Autrichienne dans ses moindresdétails, avait été préparé pour un invité de grande volée. Depuisle haut chandelier kabyle à sept branches de bois sculpté quirayonnait sur la nappe couverte de broderies, jusqu’aux aiguières àlong col enserrant les vins dans des formes bizarres et exquises,l’appareil somptueux du service, la recherche des mets aiguisésd’une pointe d’étrangeté révélaient l’importance du conviveattendu, le soin qu’on avait mis à lui plaire. On était bien chezun artiste. Peu d’argenterie, mais de superbes faïences, beaucoupd’ensemble, sans le moindre assortiment. Le vieux Rouen, le Sèvresrose, les cristaux hollandais montés de vieux étains ouvrés serencontraient sur cette table comme sur un dressoir d’objets raresrassemblés par un connaisseur pour le seul contentement de songoût. Un peu de désordre par exemple dans ce ménage monté au hasardde la trouvaille. Le merveilleux huilier n’avait plus de bouchons.La salière ébréchée débordait sur la nappe, et à chaqueinstant : « Tiens ! Qu’est devenu lemoutardier ?… Est-ce qu’il est arrivé à cettefourchette ? » Cela gênait un peu de Géry pour la jeunemaîtresse de maison qui, elle, n’en prenait aucun souci.

Mais quelque chose mettait Paul plus mal àl’aise encore, c’était la préoccupation de savoir quel hôteprivilégié il remplaçait à cette table, que l’on pouvait traiter àla fois avec tant de magnificence et un sans-façon si complet.Malgré tout, il le sentait présent, offensant pour sa dignitépersonnelle, ce convive décommandé. Il avait beau vouloirl’oublier ; tout le lui rappelait, jusqu’à la parure de labonne fée assise en face de lui et qui gardait encore quelques-unsdes grands airs dont elle s’était d’avance munie pour lacirconstance solennelle. Cette pensée le troublait, lui gâtait lajoie d’être là.

En revanche, comme il arrive dans tous lesduos où les unissons sont très rares, jamais il n’avait vu Féliciasi affectueuse, de si joyeuse humeur. C’était une gaietédébordante, presque enfantine, une de ces expansions chaleureusesqu’on éprouve le danger passé, la réaction d’un feu clair flambant,après l’émotion d’un naufrage. Elle riait de toutes ses dents,taquinait Paul sur son accent, ce qu’elle appelait ses idéesbourgeoises. « Car vous êtes un affreux bourgeois, vous savez…Mais c’est ce qui me plaît en vous… C’est par opposition sansdoute, parce que je suis née sous un pont, dans un coup de vent,que j’ai toujours aimé les natures posées, raisonnables.

– Oh ! ma fille, est-ce que tu vas fairecroire à M. Paul, que tu es née sous un pont ?… disait labonne Crenmitz, qui ne pouvait se faire à l’exagération decertaines images et prenait tout au pied de la lettre.

– Laisse-le croire ce qu’il voudra, ma fée…Nous ne le visons pas pour mari… Je suis sûre qu’il ne voudrait pasde ce monstre qu’on appelle une femme artiste. Il croirait épouserle diable… Vous avez bien raison Minerve… L’art est un despote. Ilfaut se donner à lui tout entier. On met dans son œuvre ce qu’on ad’idéal d’énergie, d’honnêteté, de conscience, si bien qu’il nevous en reste plus pour la vie, et que le travail terminé vousjette là sans force et sans boussole comme un ponton démâté à lamerci de tous les flots… Triste acquisition qu’une épousepareille.

– Pourtant, hasarda timidement le jeune homme,il me semble que l’art, si exigeant qu’il soit, ne peut pasaccaparer la femme à lui tout seul. Que ferait-elle de sestendresses, de ce besoin d’aimer, de se dévouer, qui est en ellebien plus qu’en nous le mobile de tous ses actes ? »

Elle rêva un moment avant de répondre.« Vous avez peut-être raison, sage Minerve… Le fait est qu’ily a des jours où ma vie sonne terriblement creux… J’y sens destrous, des profondeurs. Tout disparaît de ce que j’y jette pour lacombler… Mes plus beaux enthousiasmes artistiques s’engouffrentlà-dedans et meurent chaque fois dans un soupir… Alors je pense aumariage. Un mari, des enfants, un tas d’enfants qui se rouleraientpar l’atelier, le nid à soigner pour tout cela la satisfaction decette activité physique qui manque à nos existences d’art, desoccupations régulières, du train, des chants, des gaietés naïves,qui vous forceraient à jouer au lieu de penser dans le vide, dansle noir, à rire devant un échec d’amour-propre, à n’être qu’unemère satisfaite, le jour où le public ferait de vous une artisteusée, finie… »

Et devant cette vision de tendresse la beautéde la jeune fille prit une expression que Paul ne lui avait jamaisvue, qui le saisit tout entier, lui donna une envie folled’emporter dans ses bras ce bel oiseau sauvage rêvant du colombier,pour le défendre, l’abriter dans l’amour sûr d’un honnêtehomme.

Elle, sans le regarder, continuait :

« Je ne suis pas si envolée que j’en ail’air, allez… Demandez à ma bonne marraine, quand elle m’a mise enpension, si je ne me tenais pas droite à l’alignement… Mais quelgâchis ensuite dans ma vie… Si vous saviez quelle jeunesse j’aieue, quelle précoce expérience m’a fané l’esprit, quelle confusiondans mon jugement de petite fille du permis et du défendu, de laraison et de la folie. L’art seul, célébré, discuté, restait deboutdans tout cela, et je me suis réfugiée en lui… C’est peut-êtrepourquoi je ne serai jamais qu’une artiste, une femme en dehors desautres, une pauvre amazone au cœur prisonnier dans sa cuirasse defer, lancée dans le combat comme un homme et condamnée à vivre et àmourir en homme. »

Pourquoi ne lui dit-il pas alors :

« Belle guerrière, laissez là vos armes,revêtez la robe flottante et les grâces du gynécée. Je vous aime,je vous supplie, épousez-moi pour être heureuse et pour me rendreheureux aussi. »

Ah ! voilà. Il avait peur que l’autre,vous savez bien celui qui devait venir dîner ce soir et qui restaitentre eux malgré l’absence, l’entendît parler ainsi et fût en droitde le railler ou de le plaindre pour ce bel élan.

« En tout cas, je jure bien une chose,reprit-elle, c’est que si jamais j’ai une fille, je tâcherai d’enfaire une vraie femme et non pas une pauvre abandonnée comme jesuis… Oh ! tu sais, ma fée, ce n’est pas pour toi que je discela… Tu as toujours été bonne avec ton démon, pleine de soins etde tendresses… Mais regardez-la donc comme elle est jolie, commeelle a l’air jeune ce soir. »

Animées par le repas, les lumières, une de cestoilettes blanches dont le reflet efface les rides, la Crenmitzrenversée sur sa chaise tenait à la hauteur de ses yeux mi-clos unverre de Château-Yquem venu de la cave du Moulin-Rouge leurvoisin ; et sa petite frimousse rose, ses atours flottants depastel reflétés dans le vin doré qui leur prêtait son ardeurpiquante, rappelaient l’ancienne héroïne des soupers fins à lasortie du théâtre, la Crenmitz du bon temps, non pas audacieuse àla façon des étoiles de notre opéra moderne, mais inconsciente etroulée dans son luxe comme une perle fine dans la nacre de sacoquille. Félicia, qui décidément ce soir-là voulait plaire à toutle monde, la mit doucement sur le chapitre des souvenirs, lui fitraconter une fois de plus ses grands triomphes de Giselle,de La Péri, et les ovations du public, la visite desprinces dans sa loge, le cadeau de la reine Amélie accompagné de sicharmantes paroles. Ces gloires évoquées grisaient la pauvre fée,ses yeux brillaient, on entendait ses petits pieds frétiller sousla table comme pris d’une frénésie dansante… Et en effet, le dînerfini, quand on fut retourné dans l’atelier, Constance commença àmarcher de long en large, à esquisser un pas, une pirouette, touten continuant de causer, s’interrompant pour fredonner un air deballet qu’elle rythmait d’un mouvement de la tête, puis, tout àcoup, se replia sur elle-même et d’un bond fut à l’autre bout del’atelier.

« La voilà partie, dit Félicia tout bas àde Géry… Regardez. Cela en vaut la peine, vous allez voir danser laCrenmitz. »

C’était charmant et féerique. Sur le fond del’immense pièce noyée d’ombre et ne recevant presque de clarté quepar le vitrage arrondi où la lune montait dans un ciel lavé, bleude nuit, un vrai ciel d’Opéra, la silhouette de la célèbre danseusese détachait toute blanche, comme une petite ombre falote, légère,impondérée, volant bien plus qu’elle ne bondissait ; puisdebout sur ses pointes fines, soutenue dans l’air seulement par sesbras étendus, le visage levé dans une attitude fuyante où rienn’était visible que le sourire, elle s’avançait vivement vers lalumière ou s’éloignait en petites saccades si rapides qu’ons’attendait toujours à entendre un léger bris de vitre et à la voirmonter ainsi à reculons la pente du grand rayon de lune jeté enbiais dans l’atelier. Ce qui ajoutait un charme, une poésiesingulière à ce ballet fantastique, c’était l’absence de musique,le seul bruit du rythme dont la demi-obscurité accentuait lapuissance, de ce taqueté vif et léger, pas plus fort sur le parquetque la chute, pétale par pétale, d’un dahlia qui se défeuille… Celadura ainsi quelques minutes, puis on entendit à son souffle pluscourt qu’elle se fatiguait.

« Assez, assez… Assieds-toi », ditFélicia.

Alors la petite ombre blanche s’arrêta au bordd’un fauteuil, et resta là posée, prête à repartir souriante ethaletante, jusqu’à ce que le sommeil la prit, se mît à la bercer, àla balancer doucement sans déranger sa jolie pose, comme unelibellule sur une branche de saule trempant dans l’eau et remuéepar le courant.

Pendant qu’ils la regardaient dodelinant surson fauteuil :

« Pauvre petite fée, disait Félicia,voilà ce que j’ai en de meilleur, de plus sérieux dans la vie commeamitié, sauvegarde et tutelle… C’est ce papillon qui m’a servi demarraine… Étonnez-vous maintenant des zigzags, des envolements demon esprit… Encore heureux que je m’en sois tenue là… »

Et, tout à coup, avec une effusionjoyeuse :

« Ah ! Minerve, Minerve, je suisbien contente que vous soyez venu ce soir… Mais il ne faut plus melaisser si longtemps seule voyez-vous… J’ai besoin d’avoir près demoi un esprit droit comme le vôtre, de voir un vrai visage aumilieu des masques qui m’entourent… Un affreux bourgeois tout demême, fit-elle en riant, et un provincial par-dessus le marché…Mais c’est égal ! c’est encore vous que j’ai le plus deplaisir à regarder… Et je crois que ma sympathie tient surtout àune chose. Vous me rappelez quelqu’un qui a été la grande affectionde ma jeunesse, un petit être sérieux et raisonnable lui aussicramponné au terre-à-terre de l’existence, mais y mêlant cet idéalque nous autres artistes mettons à part pour le seul profit de nosœuvres… Des choses que vous dites me semblent venir d’elle… Vousavez la même bouche de modèle antique. Est-ce cela qui donne à vosparoles cette similitude ? Je n’en sais rien, mais à coup sûr,vous vous ressemblez… Vous allez voir… »

Sur la table chargée de croquis et d’albumsdevant laquelle elle était assise en face de lui, elle dessinaittout en causant, le front incliné, ses cheveux frisés un peu fousombrant son admirable petite tête. Ce n’était plus le beau monstreaccroupi, au visage anxieux et ténébreux, condamnant sa propredestinée ; mais une femme, une vraie femme qui aime et quiveut séduire… Cette fois, Paul oubliait toutes ses méfiances devanttant de sincérité et tant de grâce. Il allait parler, persuader. Laminute était décisive… Mais la porte s’ouvrit, et le petitdomestique parut… M. le duc faisait demander si Mademoisellesouffrait toujours de sa migraine ce soir…

« Toujours autant », dit-elle avechumeur.

Le domestique sorti, il y eut entre eux unmoment de silence, un froid glacial. Paul s’était levé. Ellecontinuait son croquis, la tête toujours penchée.

Il fit quelques pas dans l’atelier ; puisrevenu vers la table, il demanda doucement, étonné de se sentir sicalme :

« C’est le duc de Mora qui devait dînerici ?

– Oui… je m’ennuyais… un jour de spleen… Cesjournées-là sont mauvaises pour moi…

– Est-ce que la duchesse devaitvenir ?

– La duchesse ?… Non. Je ne la connaispas.

– Eh bien ! à votre place, je nerecevrais jamais chez moi à ma table, un homme marié dont je neverrais pas la femme… Vous vous plaignez d’être abandonnée ;pourquoi vous abandonner vous-même ?… Quand on est sansreproche, il faut se garder du soupçon… Est-ce que je vousfâche ?

– Non, non, grondez-moi, Minerve… Je veux biende votre morale. Elle est droite et franche, celle-là ; ellene clignote pas comme celle des Jenkins… Je vous l’ai dit, j’aibesoin qu’on me conduise… »

Et jetant devant lui le croquis qu’elle venaitde terminer : « Tenez ! voilà l’amie dont je vousparlais… Une affection profonde et sûre que j’ai eu la folie delaisser perdre comme une gâcheuse que je suis… C’est elle quej’invoquais dans les moments difficiles, quand il fallait prendreune décision, faire quelque sacrifice… Je me disais :« Qu’en pensera-t-elle ? » comme nous nous arrêtonsdans un travail d’artiste pour songer à quelque grand, à un de nosmaîtres… Il faut que vous soyez cela pour moi.Voulez-vous ? » Paul ne répondit pas. Il regardait leportrait d’Aline. C’était elle, c’était bien elle, son profil pur,sa bouche railleuse et bonne, et la longue boucle en caresse sur lecol fin. Ah ! tous les ducs de Mora pouvaient venirmaintenant. Félicia n’existait plus pour lui. Pauvre Félicia, douéede pouvoirs supérieurs, elle était bien comme ces magiciennes quinouent et dénouent les destins des hommes sans pouvoir rien surleur propre bonheur. « Voulez-vous me donner ce croquis ?dit-il tout bas, la voix émue.

– Très volontiers… Elle est gentille, n’est-cepas ?… Ah ! ma foi, celle-là, si vous la rencontrez,aimez-la, épousez-la. Elle vaut mieux que toutes. Pourtant, àdéfaut d’elles… à défaut d’elle… »

Et le beau sphinx apprivoisé levait vers luises grands yeux mouillés et rieurs, dont l’énigme n’avait plus riend’indéchiffrable.

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