Le Nabab

Chapitre 25LA PREMIÈRE DE RÉVOLTE.

« En scène pour le premieracte ! »

Ce cri du régisseur debout, les mains enporte-voix, au bas de l’escalier des artistes, s’engouffre dans sahaute cage, monte, roule, se perd au fond des couloirs pleins d’unbruit de portes battantes, de pas précipités, d’appels désespérésau coiffeur, aux habilleuses, tandis qu’apparaissent successivementaux paliers des différents étages lents et majestueux, la têteimmobile, de peur de déranger le moindre détail de leuraccoutrement, tous les personnages du premier acte deRévolte, costumes de bal élégants et modernes, avec descraquements de souliers neufs, le frôlement soyeux des traînes, lecliquetis des bracelets riches remontés par le gant qu’on boutonne.Tout ce monde-là paraît ému, nerveux, pâle sous le fard, et dansles satins savamment préparés des épaules arrosées de céruse, desfrissons passent en moires d’ombres. On parle peu, la bouche sèche.Les plus rassurés en affectant de sourire ont dans les yeux, dansla voix, l’hésitation de la pensée absente, cette appréhension dela bataille aux feux de la rampe, qui reste un des attraits lesplus puissants du métier de comédien, son piquant, sonrenouveau.

Sur la scène encombrée va-et-vient demachinistes, de garçons d’accessoires se hâtant, se bousculant dansle jour doux, neigeux, tombé des frises, qui fera place tout àl’heure, quand le rideau se lèvera, à la lumière éclatante de lasalle, Cardailhac, en habit noir et cravate blanche, le chapeaucasseur sur l’oreille, jette un dernier coup d’œil à l’installationdes décors, presse les ouvriers, complimente l’ingénue en toilette,rayonnant, fredonnant, superbe. On ne se douterait jamais à le voirdes terribles préoccupations qui l’enfièvrent. Entraîné lui aussidans la débâcle du Nabab, où s’est engloutie sa commandite, il joueson va-tout sur la pièce de ce soir, contraint – si elle ne réussitpas – à laisser impayés ces décors merveilleux, ces étoffes à centfrancs le mètre. C’est une quatrième faillite qui l’attend. Mais,bah ! notre directeur a confiance. Le succès, comme tous lesmonstres mangeurs d’hommes, aime la jeunesse ; et cet auteurinconnu, tout neuf sur une affiche, flatte les superstitions dujoueur.

André Maranne n’est pas aussi rassuré. Àmesure que la représentation approche, il perd la foi dans sonœuvre, atterré par la vue de la salle qu’il regarde au trou durideau comme au verre étroit d’un stéréoscope.

Une salle splendide, remplie jusqu’au cintre,malgré le printemps avancé et le goût mondain pour la villégiatureprécoce, une salle que Cardailhac, ennemi déclaré de la nature etde la campagne, s’efforcent toujours de retenir les Parisiens leplus tard possible dans Paris, est parvenu à combler, à faire aussibrillante qu’en plein hiver. Quinze cents têtes fourmillant sous lelustre, droites, penchées, détournées, interrogeantes, d’une grandevie d’ombres et de reflets, les unes massées aux coins obscurs dubas pourtour, les autres éclairées vivement, les portes des logesouvertes, par la réverbération des murs blancs du couloir ;public des premières toujours le même, ce brigand de tout Paris quiva partout, emportant d’assaut ces places enviées, quand unefaveur, une fonction quelconque ne les lui donne pas.

À l’orchestre, les gilets à cœur, les clubs,crânes luisants, larges raies dans des cheveux rares, gants clairs,grosses lorgnettes braquées. Aux galeries. mêlées de mondes et detoilettes, tous les noms connus de ces sortes de solennités, et lapromiscuité gênante qui place le sourire contenu et chaste del’honnête femme à côté des yeux brûlants de khôl, de la bouche entraits de vermillon des autres. Chapeaux blancs, chapeaux roses,diamants et maquillage. Au-dessus, les loges présentent la mêmeconfusion : des actrices et des filles, des ministres desambassadeurs, des auteurs fameux, des critiques ceux-ci l’airgrave, les sourcils froncés, jetés de travers sur leur fauteuilavec la morgue impassible de juges que rien ne peut corrompre. Lesavant-scènes tranchent en lumière, en splendeur sur l’ensemble,occupées par des célébrités de la haute banque, les femmesdécolletées et bras nus, ruisselantes de pierreries comme la reinede Saba dans sa visite au roi des Juifs. À gauche seulement une deces grandes loges, complètement vide, attire l’attention par sadécoration bizarre, éclairée au fond d’une lanterne mauresque. Surtoute l’assemblée une poussière impalpable et flottante, lepapillotement du gaz, son odeur mêlée à tous les plaisirsparisiens, ses susurrements aigus et courts comme une respirationphtisique, accompagnant le jeu des éventails déployés. Puisl’ennui, un ennui morne, l’ennui des mêmes visages toujoursregardés aux mêmes places, avec leurs défauts ou leurs poses, cetteuniformité des réunions mondaines qui finit par installer dansParis chaque hiver une province dénigrante, papetière et restreinteplus que la province elle-même.

Maranne observait cette maussaderie, cettelassitude du public, et songeant à ce que la réussite de son dramepouvait changer dans sa modeste vie toute en espoir, se demandait,plein d’angoisse, comment faire pour approcher sa pensée de cesmilliers d’êtres, les arracher à leurs préoccupations d’attitude,établir dans cette foule un courant unique qui lui ramènerait cesregards distraits, ces intelligences à tous les degrés du clavier,si difficiles à mettre à l’unisson. Instinctivement il cherchaitdes visages amis, une loge de face remplie par la familleJoyeuse : Élise et les fillettes assises sur le devant ausecond plan, Aline et le père, groupe adorable, familial, comme unbouquet trempé de rosée dans un étalage de fleurs fausses. Ettandis que tout Paris dédaigneux demandait : « Qu’est-ceque c’est que ces gens-là ? » le poète remettait son sortentre ces petites mains de fées, gantées de frais pour lacirconstance et qui donneraient hardiment tout à l’heure le signaldes applaudissements.

Place au théâtre !… Maranne n’a que letemps de se jeter dans la coulisse, et tout à coup il entend, loin,bien loin, les premières paroles de sa pièce qui montent, voléed’oiseaux craintifs, dans le silence et l’immensité de la salle.Moment terrible. Où aller ? Que devenir ? Rester là collécontre un portant, l’oreille tendue, le cœur serré ;encourager les acteurs quand il aurait tant besoin d’encouragementslui-même ? Il préfère encore regarder le danger en face ;et, par la petite porte communiquant avec le couloir des loges, ilse glisse jusqu’à une baignoire qu’il se fait ouvrir doucement.« Chut !… C’est moi… » Quelqu’un est assis dansl’ombre, une femme que tout Paris connaît, celle-là, et qui secache. André se met auprès d’elle, et serrés l’un contre l’autre,invisibles à tous, la mère et le fils assistent en tremblant à lareprésentation.

Ce fut d’abord une stupeur dans le public. Cethéâtre des Nouveautés, situé au plein cœur du boulevard, où sonperron s’étale tout en lumière, entre les grands restaurants, lescercles chics ; ce théâtre, où l’on venait en partie carrée,au sortir d’un dîner fin, entendre jusqu’à l’heure du souper, unacte ou deux de quelque chose de raide, était devenu dans les mainsde son spirituel directeur le plus couru de tous les spectaclesparisiens, sans genre bien précis et les abordant tous, depuisl’opérette-féerie qui déshabille les femmes, jusqu’au grand dramemoderne qui décollette nos mœurs. Cardailhac tenait surtout àjustifier son titre de « directeur des Nouveautés » et,depuis que les millions du Nabab soutenaient l’entreprise,s’attachait à faire aux boulevardiers les surprises les pluséblouissantes. Celle de ce soir les surpassait toutes : lapièce était en vers – et honnête.

Une pièce honnête !

Le vieux singe avait compris que le momentétait venu de tenter ce coup-là et il le tentait. Aprèsl’étonnement des premières minutes, quelques exclamationsattristées çà et là dans les loges : « Tiens ! c’esten vers… », la salle commença à subir le charme de cette œuvrefortifiante et saine, comme si l’on eût secoué sur elles dans sonatmosphère raréfiée. quelque essence fraîche et piquante àrespirer, un élixir de vie parfumé au thym des collines.

« Ah ! c’est bon… çarepose… »

C’était le cri général, un frémissementd’aise, une pâmoison de bien-être accompagnant chaque vers. Ça lereposait, ce gros Hemerlingue, soufflant dans son avant-scène durez-de-chaussée comme dans une auge de satin cerise. Ça lareposait, la grande Suzanne Bloch, coiffée à l’antique avec desfrisons dépassant un diadème d’or, et près d’elle, Amy Férat, touteen blanc comme une mariée, des brins d’oranger dans ses cheveux àla chien, ça la reposait bien aussi, allez !

Il y avait là une foule de créatures,quelques-unes très grasses, d’une graisse malpropre ramassée danstous les sérails, trois mentons et l’air bête, d’autres absolumentvertes malgré le fard, comme si on les eût trempées dans un bain decet arséniate de cuivre que le commerce appelle du « vert deParis », tellement ridées, fanées, qu’elles se dissimulaientau fond de leurs loges, ne laissant voir qu’un bout de bras blanc,une épaule encore ronde qui dépassait. Puis des gandins avachis,échinés, ceux qu’on nommait alors des petits crevés, la nuquetendue, les lèvres pendantes, incapables de se tenir debout oud’articuler un mot en entier. Et tous ces gens s’exclamaientensemble : « C’est bon… ça repose… » Le beauMoëssard le murmurait comme un fredon sous sa petite moustacheblonde, tandis que sa reine en première loge de face le traduisaitdans la barbarie de sa langue étrangère. Positivement, ça lesreposait. Ils ne disaient pas de quoi, par exemple, de quellebesogne écœurante de quelle tâche forcée d’oisifs etd’inutiles.

Tous ces murmures bienveillants, unis,confondus commençaient à donner à la salle sa physionomie desgrands soirs. Le succès courait dans l’air, les figures serassérénaient, les femmes semblaient embellies par des refletsd’enthousiasme, des regards excitants comme des bravos. André, prèsde sa mère, frissonnait d’un plaisir inconnu, de cette joieorgueilleuse qu’on ressent à remuer les foules, fût-ce même commeun chanteur de cour faubourienne, avec un refrain patriotique etdeux notes émues dans la voix. Soudain les chuchotementsredoublèrent, se changèrent en tumulte. On ricanait, on s’agitait.Que se passait-il ? Quelque accident en scène ?

André, se penchant épouvanté vers ses acteursaussi étonnés que lui-même, vit toutes les lorgnettes braquées surla grande avant-scène vide jusqu’alors et où quelqu’un venaitd’entrer, de s’asseoir, les deux coudes sur le rebord de velours,la lorgnette tirée du fourreau, installé dans une solitudesinistre.

En dix jours le Nabab avait vieilli de vingtans. Ces violentes natures méridionales si elles sont riches enélans, en jets de flammes irrésistibles, s’affaissent aussi pluscomplètement que les autres. Depuis son invalidation, le malheureuxs’était enfermé dans sa chambre, les rideaux tirés, ne voulant plusmême voir le jour ni dépasser le seuil au-delà duquel la viel’attendait, les engagements pris, les promesses faites, unfouillis de protêts et d’assignations. La Levantine, partie auxeaux en compagnie de son masseur et de ses négresses, absolumentindifférente à la ruine de la maison, Bompain – l’homme au fez –tout effaré au milieu des demandes d’argent, ne sachant commentaborder l’infortuné patron toujours couché, le visage au mur sitôtqu’on lui parlait d’affaires, la vieille mère était restée seulepour faire tête au désastre, avec ses connaissances bornées etdroites de veuve de village qui sait ce que c’est qu’un papiertimbré, une signature, et tient l’honneur pour le plus grand biende ce monde. Sa coiffe jaune apparaissait à tous les étages del’hôtel, révisant les notes, réformant le service, ne craignant niles cris ni les humiliations. À toute heure du jour, on voyait labonne femme arpenter la place Vendôme à grands pas, gesticulant, separlant à elle-même, disant tout haut : « Tè ! jevais chez l’huissier. » Et jamais elle ne consultait son filsque lorsque c’était indispensable, d’un mot discret et bref, enévitant même de le regarder. Pour tirer Jansoulet de sa torpeur, ilavait fallu une dépêche de de Géry, datée de Marseille, annonçantqu’il arrivait avec dix millions. Dix millions, c’est-à-dire lafaillite évitée, la possibilité de se relever, de recommencer lavie. Et voilà notre Méridional rebondissant du fond de sa chute,ivre de joie et plein d’espoir. Il fit ouvrir ses fenêtres,apporter des journaux. Quelle magnifique occasion que cettepremière de Révolte pour se montrer aux Parisiens qui lecroyaient sombré, rentrer dans le grand tourbillon par la portebattante de sa loge des Nouveautés ! La mère, qu’un instinctavertissait, insista bien un peu pour le retenir. Paris maintenantl’épouvantait. Elle aurait voulu emmener son enfant dans quelquecoin ignoré du Midi, le soigner avec l’aîné, tous deux malades dela grande ville. Mais il était le maître. Impossible de résister àcette volonté d’homme gâté par la richesse. Elle l’assista pour satoilette, « le fit beau », ainsi qu’elle disait en riant,et le regarda partir non sans une certaine fierté, superbe,ressuscité, ayant à peu près surmonté le terrible affaissement desderniers jours…

En arrivant au théâtre, Jansoulet s’aperçutvite de la rumeur que causait sa présence dans la salle. Habitué àces ovations curieuses, il y répondait d’ordinaire sans le moindreembarras, de tout son large et bon sourire ; mais cette foisla manifestation était malveillante, presque indignée.

« Comment !… c’est lui ?… Levoilà. Quelle impudence ! »

Cela montait de l’orchestre avec bien d’autresexclamations confuses. L’ombre et la retraite où il s’était réfugiédepuis quelques jours l’avaient laissé ignorant de l’exaspérationpublique à son égard, des homélies, des dithyrambes répandus dansles journaux à propos de sa fortune corruptrice, articles à effet,phraséologie hypocrite à l’aide desquels l’opinion se venge detemps en temps sur les innocents de toutes ses concessions auxcoupables. Ce fut une effroyable déconvenue, qui lui causa d’abordplus de peine que de colère. Très ému, il cachait son troublederrière sa lorgnette, s’attachant aux moindres détails de lascène, posé de trois quarts, mais ne pouvant échapper àl’observation scandaleuse dont il était victime et qui faisaitbourdonner ses oreilles, ses tempes battre, les verres embués de salorgnette s’emplir des cercles multicolores où tournoie le premierégarement des congestions sanguines.

Le rideau baissé, l’acte fini, il restait danscette attitude de gêne, d’immobilité ; mais les chuchotementsplus distincts, que ne retenait plus le dialogue scénique,l’acharnement de certains curieux changeant de place pour mieux levoir, le contraignaient à sortir de sa loge, à se précipiter dansles couloirs comme un fauve échappé de l’arène à travers le cirque.Sous le plafond bas, dans l’étroit passage circulaire des corridorsde théâtre, tombait au milieu d’une foule compacte de gandins, dejournalistes, de femmes en chapeau, en taille, riant par métier,renversant leur rire bête, le dos appuyé au mur. Des loges ouverteset qui essayaient de respirer sur cette baie grouillante etbruyante sortaient des fragments de conversations, mêlées, à proposrompus :

« Une pièce délicieuse… C’est frais…c’est honnête…

– Ce Nabab !… Quelleeffronterie !…

– Oui, vraiment, ça repose… On se sentmeilleur…

– Comment ne l’a-t-on pas encorearrêté ?…

– Un tout jeune homme, paraît-il… C’est sapremière pièce.

– Bois-l’Héry à Mazas ! Ce n’est paspossible… Voici la marquise en face de nous, aux premièresgaleries, avec un chapeau neuf…

– Qu’est-ce que ça prouve ?… Elle faitson métier de lanceuse… Il est très joli, ce chapeau… aux couleursdu cheval de Desgranges.

– Et Jenkins ? que devientJenkins ?

– À Tunis avec Félicia… Le vieux Brahim les avus tous les deux… Il paraît que le bey se met décidément auxperles.

– Bigre !… »

Plus loin, des voix doucesmurmuraient :

« Vas-y, père, vas-y donc… Vois comme ilest seul, ce pauvre homme.

– Mais, mes enfants, je ne le connais pas.

– Eh bien ! rien qu’un salut… Quelquechose qui lui prouve qu’il n’est pas complètementabandonné… »

Aussitôt un petit vieux monsieur, très rouge,en cravate blanche, s’élançait au devant du Nabab et lui donnait ungrand coup de chapeau respectueux. Avec quelle reconnaissance, quelsourire d’empressement aimable ce salut unique fut rendu, ce salutd’un homme que Jansoulet ne connaissait pas, qu’il n’avait jamaisvu, et qui pesait pourtant d’un grand poids sur sa destinée ;car sans le père Joyeuse, le président du conseil de laTerritoriale aurait eu probablement le sort du marquis deBois-l’Héry. C’est ainsi que, dans l’enchevêtrement de la sociétémoderne, ce grand tissage d’intérêts, d’ambitions, de servicesacceptés et rendus, tous les mondes communiquent entre eux,mystérieusement unis par les dessous, des plus hautes existencesaux plus humbles ; voilà ce qui explique le bariolage, lacomplication de cette étude de mœurs, l’assemblage des fils éparsdont l’écrivain soucieux de vérité est forcé de faire le fond deson drame.

Les regards jetés en l’air dans le vague, ladémarche qui s’écarte sans but, le chapeau remis sur la têtebrusquement jusqu’aux yeux, en dix minutes le Nabab subit toutesles manifestations de ce terrible ostracisme du monde parisien oùil n’avait ni parenté ni sérieuses attaches, et dont le méprisl’isolait plus sûrement que le respect n’isole un souverain envisite. D’embarras, de honte, il chancelait. Quelqu’un dit trèshaut : « Il a bu… » et tout ce que le pauvre hommeput faire, ce fut de rentrer s’enfermer dans le salon de sa loge.D’ordinaire ce petit retiro s’emplissait pendant lesentractes de gens de bourse, de journalistes. On riait, on fumaiten menant grand vacarme ; le directeur venait saluer soncommanditaire. Ce soir-là, personne. Et l’abstention de Cardailhac,ce flaireur de succès, donnait bien à Jansoulet la mesure de sadisgrâce.

« Que leur ai-je donc fait ?Pourquoi Paris ne veut-il plus de moi ? »

Il s’interrogeait ainsi dans une solitudequ’accentuaient les bruits environnants, les clés brusques auxportes des loges, les mille exclamations d’une foule amusée. Puissubitement la fraîcheur du luxe qui l’entourait, la lanternemauresque découpée en ombres bizarres sur les soies brillantes dudivan et des murs lui remettaient en mémoire la date de sonarrivée… Six mois !… Seulement six mois, qu’il était àParis !… Tout flambé, tout dévoré en six mois !… Ils’absorba dans une sorte de torpeur, d’où le tirèrent desapplaudissements, des bravos enthousiastes. C’était décidément ungrand succès, cette pièce de Révolte. On arrivaitmaintenant aux passages de force, de satire ; et les tiradesvirulentes, un peu emphatiques mais qu’enlevait un souffle dejeunesse et de sincérité, faisaient vibrer tous les cœurs, aprèsles effusions idylliques du début. Jansoulet à son tour voulutentendre, voulut voir. Ce théâtre lui appartenait, après tout. Saplace dans cette avant-scène lui coûtait plus d’un million ;c’était bien le moins qu’il l’occupât.

Le voilà de nouveau assis sur le devant de saloge.

Dans la salle, une chaleur lourde, suffocante,remuée et non dissipée par les éventails haletants qui promenaientdes reflets et des paillettes avec tous les souffles impalpables dusilence. On écoutait religieusement une réplique indignée et fièrecontre les forbans, si nombreux à cette époque, qui tenaient lehaut du pavé après en avoir battu les coins les plus obscurs pourdétrousser les passants. Certes, Maranne, en écrivant ces beauxvers, avait pensé à tout autre qu’au Nabab. Mais le public y vitune allusion ; et tandis qu’une triple salved’applaudissements accueillait la fin de la tirade, toutes lestêtes se tournaient vers avant-scène de gauche avec un mouvementindigné, ouvertement injurieux… Le malheureux, mis au pilori surson propre théâtre ! Un pilori qui lui coûtait si cher !…Cette fois, il n’essaya pas de se soustraire à l’affront, se plantarésolument les bras croisés et brava cette foule qui le regardait,ces centaines de visages levés et ricaneurs, ce vertueux Tout-Parisqui le prenait pour bouc émissaire et le chassait après l’avoirchargé de tous ses crimes.

Joli monde vraiment pour une manifestationpareille ! En face, une loge de banquiers faillis, la femme etl’amant l’un près de l’autre au premier rang, le mari dans l’ombre,effacé et grave. À côté, le trio fréquent d’une mère qui a marié safille selon son propre cœur et pour se faire un gendre de l’hommequ’elle aimait. Puis des ménages interlopes, des filles étalant leprix de la honte, des diamants en cercles de feu rivés autour desbras et du cou comme des colliers de chien, se bourrant de bonbonsqu’elles avalaient brutalement, bestialement, parce qu’elles saventque l’animalité de la femme plaît à ceux qui la paient. Et cesgroupes de gandins efféminés, le col ouvert, les sourcils peints,dont on admirait à Compiègne, dans les chambres d’invités, leschemises de batiste brodées et les corsets de satin blanc ;ces mignons du temps d’Agrippa, s’appelant entre eux :« Mon cœur… Ma chère belle… » Tous les scandales, toutesles turpitudes, consciences vendues ou à vendre, le vice d’uneépoque sans grandeur, sans originalité, essayant les travers detoutes les autres et jetant à Bullier cette duchesse, femme deministre, rivale des plus éhontées danseuses de l’endroit. Etc’étaient ces gens-là qui le repoussaient, qui lui criaient :« Va-t’en… tu es indigne…

– Indigne, moi !… mais je vaux cent foismieux que vous tous, misérables… Vous me reprochez mes millions. Etqui donc m’a aidé à les dévorer ?… Toi, compagnon lâche ettraître, qui caches dans le coin de ton avant-scène ton obésité depacha malade. J’ai fait ta fortune avec la mienne au temps où nouspartagions en frères. Toi, marquis blafard, j’ai payé cent millefrancs au cercle pour qu’on ne te chasse pas honteusement… Je t’aicouverte de bijoux, drôlesse, en laissant croire que tu étais mamaîtresse, parce que cela fait bien dans notre monde, mais sansjamais te demander de retour… Et toi, journaliste effronté qui astoute la bourbe de ton encrier pour cervelle, et sur ta conscienceautant de lèpres que ta reine en porte sur la peau, tu trouves queje ne t’ai pas payé ton prix, et voilà pourquoi tes injures… Oui,oui, regardez-moi, canailles… Je suis fier… Je vaux mieux quevous… »

Tout ce qu’il disait ainsi mentalement, dansun délire de colère, visible au tremblement de ses grosses lèvresblêmies, le malheureux, en qui montait la folie, allait peut-êtrele crier bien fort dans le silence, invectiver cette masseinsultante, qui sait ? bondir au milieu, en tuer un, ah !bon sang de Dieu ! en tuer un, quand il se sentit frappélégèrement sur l’épaule ; et une tête blonde lui apparut,sérieuse et franche, deux mains tendues qu’il saisitconvulsivement, comme un noyé.

« Ah ! cher… cher… » bégaya lepauvre homme. Mais il n’eut pas la force d’en dire davantage. Cetteémotion douce arrivant au milieu de sa fureur la fondit en unsanglot de larmes, de sang, de paroles étranglées. Sa figure devintviolette. Il fit signe : « Emmenez-moi… » Ettrébuchant, appuyé au bras de de Géry, il ne put que franchir laporte de sa loge pour aller tomber dans le couloir.

« Bravo ! bravo ! » criaitla salle à la tirade du comédien ; et c’était un bruit degrêle, de trépignements enthousiastes, tandis que le grand corpssans vie, péniblement enlevé par les machinistes, traversait lescoulisses rayonnantes, encombrées de curieux empressés autour de lascène, allumés au succès répandu et qui remarquèrent à peine lepassage de ce vaincu inerte, porté à bras comme une victimed’émeute. On l’étendit sur un canapé dans le magasin d’accessoires,Paul de Géry à ses côtés avec un médecin, et deux garçons quis’empressaient pour les secours. Cardailhac, très occupé par sapièce, avait promis de venir savoir des nouvelles « tout àl’heure, après le cinq… »

Saignée sur saignée, ventouses, sinapismes,rien ne ramenait même un frémissement à l’épiderme du maladeinsensible à tous les moyens usités dans les cas d’apoplexie. Unabandon de tout l’être semblait le donner déjà à la mort, lepréparer aux rigidités du cadavre ; et cela dans le plussinistre endroit du monde, le chaos éclairé d’une lanterne sourdeoù gisent pêle-mêle sous la poussière tous les rebuts des piècesjouées, meubles dorés, tentures à crépines brillantes, carrosses,coffres-forts, tables à jeu, escaliers et rampes démontés, parmides cordages, des poulies, un fouillis d’accessoires de théâtrehors d’usage, cassés, démolis, avariés. Bernard Jansoulet étendu aumilieu de ces épaves, son linge fendu sur la poitrine, à la foissanglant et blême, était bien un naufragé de la vie, meurtri etrejeté à la côte avec les débris lamentables de son luxe artificieldispersé et broyé par le tourbillon parisien. Paul, le cœur brisé,contemplait cela tristement, cette face au nez court, gardant dansson inertie l’expression colère et bonne d’un être inoffensif qui aessayé de se détendre avant de mourir et n’a pas eu le temps demordre. Il se reprochait son impuissance à le servir efficacement.Où était ce beau projet de conduire Jansoulet à travers lesfondrières, de le garder des embûches ?

Tout ce qu’il avait pu faire, c’était de luisauver quelques millions et encore arrivaient-ils trop tard.

On venait d’ouvrir les fenêtres sur le balcontournant du boulevard, en pleine agitation bruyante et lumineuse.Le théâtre s’entourait d’un cordon de gaz, d’une zone de feu quifaisait paraître les fonds plus sombres, piqués de lanternesroulantes, comme des étoiles voyageant au ciel obscur. La pièceétait finie. On sortait. La foule noire et serrée sur les perronsse dispersait aux trottoirs blancs, allait répandre par la ville lebruit d’un grand succès et le nom d’un inconnu demain triomphant etcélèbre. Soirée admirable allumant les vitres des restaurants enliesse et faisant circuler par les rues des files d’équipagesattardés. Ce tumulte de fête que le pauvre Nabab avait tant aimé,qui allait bien à l’étourdissement de son existence, le ranima uneseconde. Ses lèvres remuèrent, et ses yeux dilatés, tournés vers deGéry, retrouvèrent avant la mort une expression douloureuse,implorante et révoltée, comme pour le prendre à témoin d’une desplus grandes, des plus cruelles injustices que Paris ait jamaiscommises.

 

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