Le Nabab

Chapitre 19LES FUNÉRAILLES.

« Ne pleure pas, ma fée, tu m’enlèvestout mon courage. Voyons, tu seras bien plus heureuse quand tun’auras plus ton affreux démon… Tu vas retourner à Fontainebleausoigner tes poules… Les dix mille franc de Brahim serviront àt’installer… Et puis, n’aie pas peur, une fois là-bas, jet’enverrai de l’argent. Puisque ce bey veut avoir de ma sculpture,on va lui faire payer façon, tu penses… Je reviendrai riche, riche…Qui sait ? Peut-être sultane…

– Oui, tu seras sultane… mais moi, je seraimorte, et je ne te verrai plus. »

Et la bonne Crenmitz désespérée se serraitdans un coin du fiacre pour qu’on ne la vît pas pleurer.

Félicia quittait Paris. Elle essayait de fuirl’horrible tristesse, l’écœurement sinistre où la mort de Moravenait de la plonger. Quel coup terrible pour l’orgueilleusefille ! L’ennui, le dépit, l’avaient jetée dans les bras decet homme ; fierté, pudeur, elle lui avait tout donné, etvoilà qu’il emportait tout, la laissant fanée pour la vie, veuvesans larmes, sans deuil, sans dignité. Deux ou trois visites àSaint-James, quelques soirées au fond d’une baignoire de petitthéâtre derrière le grillage où se cloître le plaisir défendu ethonteux c’étaient les seuls souvenirs que lui laissait cetteliaison de deux semaines, cette faute sans amour où son orgueilmême n’avait pu se satisfaire par l’éclat d’un beau scandale. Lasouillure inutile et ineffaçable, la chute bête en plein ruisseaud’une femme qui ne sait pas marcher, et que gêne pour se releverl’ironique pitié des passants.

Un instant elle pensa au suicide, puis l’idéequ’on l’attribuerait à un désespoir de cœur l’arrêta. Elle vitd’avance l’attendrissement sentimental des salons, la sotte figureque ferait sa prétendue passion au milieu des innombrables bonnesfortunes du duc, et les violettes de Parme effeuillées par lesjolis Moëssard du journalisme sur sa tombe creusée si proche del’autre. Il lui restait le voyage, un de ces voyages tellementlointains qu’ils dépaysent jusqu’aux pensées. Malheureusementl’argent manquait. Alors elle se souvint qu’au lendemain de songrand succès à l’Exposition, le vieux Brahim-Bey était venu lavoir, lui faire au nom de son maître des propositions magnifiquespour de grands travaux à exécuter à Tunis. Elle avait dit non, à cemoment-là, sans se laisser tenter par des prix orientaux, unehospitalité splendide la plus belle cour du Bardo comme atelieravec son pourtour d’arcades en dentelle. Mais à présent ellevoulait bien. Elle n’eut qu’un signe à faire, le marché fut tout desuite conclu, et après un échange de dépêches, un emballage hâtifet la maison fermée, elle prit le chemin de la gare comme pour uneabsence de huit jours étonnée elle-même de sa prompte décision,flattée dans tous les côtés aventureux et artistiques sa nature parl’espoir d’une vie nouvelle sous un climat inconnu.

Le yacht de plaisance du bey devait l’attendreà Gênes, et d’avance, fermant les yeux dans le fiacre quil’emmenait, elle voyait les pierres blanches d’un port italienenserrant une mer irisée où le soleil avait déjà des lueursd’Orient où tout chantait, jusqu’au gonflement des voiles sur lebleu.

Justement ce jour-là Paris était boueux,uniformément gris, inondé d’une de ces pluies continues quisemblent faites pour lui seul, être montées en nuages de sonfleuve, de ses fumées, de son haleine de monstre, et redescenduesen ruissellement de ses toits, de ses gouttières des innombrablesfenêtres de ses mansardes. Félicia avait hâte de le fuir, ce tristeParis, et son impatience fiévreuse s’en prenait au cocher qui nemarchait pas, aux chevaux, deux vraies rosses de fiacre à unencombrement inexplicable de voitures, d’omnibus refoulés auxabords du pont de la Concorde.

« Mais allez donc, cocher, allezdonc…

– Je ne peux pas Madame…, c’estl’enterrement. »

Elle mit la tête à la portière et la retiratout de suite épouvantée. Une haie de soldats marchant le fusilrenversé, une confusion de casques, de coiffures soulevéesau-dessus des fronts sur le passage d’un interminable cortège.C’était l’enterrement de Mora qui défilait…

« Ne restez pas là… Faites letour… », cria-t-elle au cocher…

La voiture vira péniblement, s’arrachant àregret à ce spectacle superbe que Paris attendait depuis quatrejours, remonta les avenues, prit la rue Montaigne, et, de son petittrot rechigné et lambin déboucha à la Madeleine par le boulevardMalesherbes. Ici, l’encombrement était plus fort, plus compact.Dans la pluie brumeuse, les vitraux de l’église illuminés, leretentissement sourd des chants funèbres sous les tentures noiresprodiguées où disparaissait même la forme du temple grec,remplissaient toute la place de l’office en célébration, tandis quela plus grande partie de l’immense convoi se pressait encore dansla rue Royale, jusque vers les ponts, longue ligne noire rattachantle défunt à cette grille du Corps législatif qu’il avait si souventfranchie. Au-delà de la Madeleine, la chaussée des boulevardss’ouvrait toute vide, élargie, entre deux haies de soldats, l’armeau pied, contenant les curieux sur les trottoirs noirs de mondetous les magasins fermés, et les balcons, malgré la pluie,débordant de corps penchés en avant dans la direction de l’église,comme pour un passage de bœuf gras ou une rentrée de troupesvictorieuses. Paris affamé de spectacles, s’en fait indifféremmentavec tout, aussi bien la guerre civile que l’enterrement d’un hommed’État.

Il fallut que le fiacre revînt encore sur sespas, fît un nouveau détour, et l’on se figure la mauvaise humeur ducocher et de ses bêtes, tous trois Parisiens dans l’âme et furieuxde se priver d’une si belle représentation. Alors commença par lesrues désertes et silencieuses, toute la vie de Paris s’étant portéedans la grande artère du boulevard, une course capricieuse etdésordonnée, un trimballement insensé de fiacre à l’heure, touchantaux points extrêmes du faubourg Saint-Martin, du faubourgSaint-Denis, redescendant vers le centre et retrouvant toujours àbout de circuits et de ruses le même obstacle embusqué, le mêmeattroupement, quelque tronçon du noir défilé entrevu dansl’écartement d’une rue, se déroulant lentement sous la pluie au sondes tambours voilés, son mat et lourd comme celui de la terres’éboulant dans un trou.

Quel supplice pour Félicia ! C’étaient safaute et son remords qui traversaient Paris dans cette pompesolennelle, ce train funèbre, ce deuil public reflété jusqu’auxnuages ; et l’orgueilleuse fille se révoltait contre cetaffront que lui faisaient les choses, le fuyait au fond de lavoiture, où elle restait les yeux fermés, anéantie, tandis que lavieille Crenmitz, croyant à son chagrin la voyant si nerveuse,s’efforçait de la consoler, pleurait elle-même sur leur séparation,et, se cachant aussi, laissait toute la portière du fiacre au grandsloughi algérien, sa tête fine flairant le vent, et ses deux pattesdespotiquement appuyées avec une raideur héraldique. Enfin, aprèsmille détours interminables, le fiacre s’arrêta tout à coup,s’ébranla encore péniblement au milieu de cris et d’injures, puisballotté, soulevé, les bagages de son faîte menaçant son équilibre,il finit par ne plus bouger, arrêté, maintenu, comme à l’ancre.

« Bon Dieu ! que demonde !… » murmura la Crenmitz terrifiée.

Félicia sortit de sa torpeur :

« Où sommes-nous donc ? »

Sous un ciel incolore, enfumé, rayé d’unepluie à fins réseaux tendue en gaze sur la réalité des choses, uneplace s’étendait, un carrefour immense comblé par un océan humains’écoulant de toutes les voies aboutissantes, immobilisé là autourd’une haute colonne de bronze qui dominait cette houle comme le mâtgigantesque d’un navire sombré. Des cavaliers par escadrons, lesabre au poing, des canons en batteries s’espaçaient au bord d’unetravée libre, tout un appareil farouche attendant celui qui devaitpasser tout à l’heure, peut-être pour essayer de le reprendre,l’enlever de vive force à l’ennemi formidable qui l’emmenait.Hélas ! Toutes les charges de cavalerie, toutes les canonnadesn’y pouvaient plus rien. Le prisonnier s’en allait solidementgarrotté, défendu par une triple muraille de bois dur, de métal etde velours inaccessible à la mitraille, et ce n’était pas de cessoldats qu’il pouvait espérer la délivrance.

« Allez-vous-en… je ne veux pas resterlà », dit Félicia furieuse, attrapant le carrick mouillé ducocher, prise d’une terreur folle à l’idée du cauchemar qui lapoursuivait, de ce qu’elle entendait venir dans un affreuxroulement encore lointain, plus proche de minute en minute. Mais,au premier mouvement des roues, les cris, les huées recommencèrent.Pensant qu’on le laisserait franchir la place, le cocher avaitpénétré à grand-peine jusqu’aux premiers rangs de la foulemaintenant refermée derrière lui et refusant de lui livrer passage.Nul moyen de reculer ou d’avancer. Il fallait rester là, supporterces haleines de peuple et d’alcool, ces regards curieux allumésd’avance pour un spectacle exceptionnel, et dévisageant la bellevoyageuse qui décampait avec « que ça de malles ! »et un toutou de cette taille pour défenseur. La Crenmitz avait unepeur horrible ; Félicia, elle, ne songeait qu’à une chose,c’est qu’il allait passer devant elle, qu’elle serait au premierrang pour le voir.

Tout à coup un grand cri : « Levoilà ! » puis le silence se fit sur toute la placedébarrassée de trois lourdes heures d’attente.

Il arrivait.

Le premier mouvement de Félicia fut de baisserle store de son côté, du côté où le défilé allait avoir lieu. Mais,au roulement tout proche des tambours, prise d’une rage nerveuse dene pouvoir échapper à cette obsession, peut-être aussi gagnée parla malsaine curiosité environnante, elle fit sauter le storebrusquement, et sa petite tête ardente et pâle se campa sur sesdeux poings à la portière :

« Tiens ! tu veux… Je teregarde… »

C’était ce qu’on peut voir de plus beau commefunérailles, les honneurs suprêmes rendus dans tout leur vainapparat aussi sonore, aussi creux que l’accompagnement rythmé despeaux d’âne tendues de crêpe. D’abord les surplis blancs du clergéentrevus dans le deuil des cinq premiers carrosses ; ensuite,traînés par six chevaux noirs, vrais chevaux de l’Érèbe, aussinoirs, aussi lents, aussi pesants que son flot, s’avançait le charfunèbre, tout empanaché, frangé, brodé d’argent, de larmes lourdes,de couronnes héraldiques surmontant des M gigantesques, initialesfatidiques qui semblaient celles de la Mort elle-même, la Mortduchesse décorée des huit fleurons.

Tant de baldaquins et de massives tenturesdissimulaient la vulgaire carcasse du corbillard, qu’il frémissait,se balançait à chaque pas, de la base au faîte comme écrasé par lamajesté de son mort. Sur le cercueil, l’épée, l’habit, le chapeaubrodé, défroque de parade qui n’avait jamais servi, reluisaientd’or et de nacre dans la chapelle sombre des tentures parmi l’éclatdes fleurs nouvelles qui disaient la date printanière malgré lamaussaderie du ciel. À dix pas de distance les gens de la maison duduc ; puis derrière, dans un isolement majestueux, l’officieren manteau portant les pièces d’honneur, véritable étalage de tousles ordres du monde entier croix, rubans multicolores, quidébordaient du coussin de velours noir à crépines d’argent.

Le maître des cérémonies venait ensuite devantle bureau du Corps législatif, une douzaine de députés désignés parla sorte, ayant au milieu d’eux la grande taille du Nabab dansl’étrenne du costume officiel comme si l’ironique fortune avaitvoulu donner au représentant à l’essai un avant-goût de toutes lesjoies parlementaires. Les amis du défunt, qui suivaient, formaientun groupe assez restreint, singulièrement bien choisi pour mettre ànu le superficiel et le vide de cette existence de grand personnageréduite à l’intimité d’un directeur de théâtre trois fois failli,d’un marchand de tableaux enrichi par l’usure, d’un gentilhommetaré et de quelques viveurs et boulevardiers sans renom. Jusque-làtout le monde allait à pied et tête nue ; à peine dans lebureau parlementaire quelques calottes de soie noire qu’on avaitmises timidement en approchant des quartiers populeux. Après,commençaient les voitures.

À la mort d’un grand homme de guerre, il estd’usage de faire suivre le convoi par le cheval favori du héros soncheval de bataille, obligé de régler au pas ralenti du cortègecette allure fringante qui dégage des odeurs de poudre et desflamboiements d’étendards. Ici le grand coupé de Mora, ce« huit-ressorts » qui le portait aux assemblées mondainesou politiques, tenait la place de ce compagnon des victoires, sespanneaux tendus de noir, ses lanternes enveloppées de longs crêpeslégers flottant jusqu’à terre avec je ne sais quelle grâce féminineondulante. C’était une nouvelle mode funéraire, ces lanternesvoilées, le suprême « chic » du deuil ; et il seyaitbien à ce dandy de donner une dernière leçon d’élégance auxParisiens accourus à ses obsèques comme à un Longchamp de lamort.

Encore trois maîtres de cérémonie, puis venaitl’impassible pompe officielle, toujours la même pour les mariages,les décès, les baptêmes, l’ouverture des Parlements ou lesréceptions de souverains, l’interminable cortège des carrosses degala, étincelants, larges glaces, livrées voyantes chamarrées dedorures, qui passaient au milieu du peuple ébloui auquel ilsrappelaient les contes de fées, les attelages de Cendrillon, ensoulevant de ces « Oh ! » d’admiration qui montentet s’épanouissent avec les fusées, les soirs des feux d’artifice.Et dans la foule il se trouvait toujours un sergent de villecomplaisant, un petit-bourgeois érudit et flâneur, à l’affût descérémonies publiques, pour nommer à haute voix tous les gens desvoitures à mesure qu’elles défilaient avec leurs escortesréglementaires de dragons, cuirassiers ou gardes de Paris.

D’abord les représentants de l’empereur, del’impératrice, de toute la famille impériale ; après, dans unordre hiérarchique savamment élaboré et auquel la moindreinfraction aurait pu causer de graves conflits entre les différentscorps de l’État, les membres du conseil privé les maréchaux, lesamiraux, le grand chancelier de la Légion d’honneur, ensuite leSénat, le Corps législatif, le Conseil d’État, toute l’organisationjusticière et universitaire dont les costumes, les hermines, lescoiffures vous ramenaient au temps du vieux Paris, quelque chose depompeux et de suranné, dépaysé dans l’époque sceptique de la blouseet de l’habit noir.

Félicia, pour ne pas penser, attachaitvolontairement ses yeux à ce défilé monotone d’une longueurexaspérante ; et peu à peu une torpeur lui venait, comme sipar un jour de pluie sur le guéridon d’un salon ennuyeux elle eûtfeuilleté un album colorié, une histoire du costume officiel depuisles temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Tous ces gens, vus deprofil, immobiles et droits derrière les larges panneaux de glaceavaient bien la physionomie de personnages d’enluminures avancés aubord des banquettes pour qu’on ne perdît rien de leurs broderiesd’or, de leurs palmes, de leurs galons, de leurs soutaches,mannequins voués à la curiosité de la foule et s’y exposant d’unair indifférent et détaché.

L’indifférence !… C’était là le caractèretrès particulier de ces funérailles. On la sentait partout, sur lesvisages et dans les cœurs, aussi bien parmi tous ces fonctionnairesdont la plupart avaient connu le duc de vue seulement, que dans lesrangs à pied entre son corbillard et son coupé, l’intimité étroiteou le service de tous les jours. Indifférent et même joyeux, legros ministre vice-président du conseil, qui, de sa poigne robustehabituée à fendre le bois des tribunes, tenait solidement lescordons du poêle, avait l’air de le tirer en avant, plus pressé queles chevaux et le corbillard de mener à ses six pieds de terrel’ennemi de vingt ans, l’éternel rival, l’obstacle à toutes lesambitions. Les trois autres dignitaires n’avançaient pas avec cettemême vigueur de cheval de remonte, mais les longues laissesflottaient dans leurs mains excédées ou distraites, d’une mollessesignificative. Indifférents les prêtres, par profession.Indifférents les gens de service, qu’il n’appelait jamais que« chose », et qu’il traitait, en effet, comme des choses.Indifférent M. Louis, dont c’était le dernier jour deservitude, esclave devenu affranchi, assez riche pour payer sarançon. Même chez les intimes, ce froid glacial avait pénétré.Pourtant quelques-uns lui étaient très attachés. Mais Cardailhacsurveillait trop l’ordre et la marche de la cérémonie pour selivrer au moindre attendrissement, d’ailleurs en dehors de sanature. Le vieux Monpavon, frappé au cœur, aurait trouvé d’unetenue déplorable tout à fait indigne de son illustre ami, lamoindre flexion de sa cuirasse de toile et de sa haute taille. Sesyeux restaient secs, aussi luisants que jamais, puisque les Pompesfunèbres fournissent les larmes des grands deuils, brodées d’argentsur drap noir. Quelqu’un pleurait cependant, là-bas, parmi lesmembres du bureau ; mais celui-là s’attendrissait biennaïvement sur lui-même. Pauvre Nabab, amolli par ces musiques,cette pompe, il lui semblait qu’il enterrait toute sa fortune,toutes ses ambitions de gloire et de dignité. Et c’était encore unevariété d’indifférence.

Dans le public le contentement d’un beauspectacle, cette joie de faire d’un jour de semaine un dimanchedominaient tout autre sentiment. Sur le parcours des boulevards,les spectateurs des balcons auraient presque applaudi ; ici,dans les quartiers populeux, l’irrévérence se manifestait encoreplus franchement. Des blagues, des mots de voyou sur le mort et sesfrasques que tout Paris connaissait, des rires soulevés par lesgrands chapeaux des rabbins, la « touche » du conseil desprud’hommes, se croisaient dans l’air entre deux roulements detambour. Les pieds dans l’eau, en blouse, en bourgeron, lacasquette levée par habitude, la misère, le travail forcé, lechômage et la grève, regardaient passer en ricanant cet habitantd’une autre sphère, ce brillant duc descendu de tous ses honneurs,et qui jamais peut-être de son vivant n’avait abordé cetteextrémité de ville. Mais voilà. Pour arriver là-haut où tout lemonde va, il faut prendre la route de tout le monde, le faubourgSaint-Antoine, la rue de la Roquette, jusqu’à cette grande ported’octroi si largement ouverte sur l’infini. Et dame ! celasemble bon de voir que des seigneurs comme Mora, des ducs, desministres, remontent tous le même chemin pour la même destination.Cette égalité dans la mort console de bien des injustices de lavie. Demain, le pain semblera moins cher, le vin meilleur, l’outilmoins lourd, quand on pourra se dire en se levant :« Tout de même, ce vieux Mora, il y est venu comme lesautres !… »

Le défilé continuait toujours, plus fatigantencore que lugubre. À présent c’étaient des sociétés chorales, lesdéputations de l’armée, de la marine, officiers de toutes armes, sepressant en troupeau devant une longue file de véhicules vides,voitures de deuil, voitures de maîtres alignées là pourl’étiquette ; puis les troupes suivaient à leur tour, et dansle faubourg sordide, cette longue rue de la Roquette déjàfourmillante à perte de vue, s’engouffrait toute une armée,fantassins, dragons, lanciers, carabiniers, lourds canons la gueuleen l’air, prêts à aboyer, ébranlant les pavés et les vitres, maisne parvenant pas à couvrir le ronflement des tambours, ronflementsinistre et sauvage qui rappelait l’imagination de Félicia vers cesfunérailles de Négus africains où des milliers de victimes immoléesaccompagnent l’âme d’un prince pour qu’elle ne s’en aille pas seuleau royaume des esprits, et lui faisait penser que peut-être cettepompeuse et interminable suite allait descendre et disparaître dansla fosse surhumaine assez grande pour la contenir toute.

« …Maintenant et à l’heure de notremort. Ainsi soit-il ! » murmura la Crenmitz pendantque le fiacre s’ébranlait sur la place éclaircie où la Libertétoute en or semblait prendre là-haut dans l’espace une magiqueenvolée, et cette prière de la vieille danseuse fut peut-être laseule note émue et sincère soulevée sur l’immense parcours desfunérailles.

Tous les discours sont finis, trois longsdiscours aussi glacials que le caveau où le mort vient dedescendre, trois déclamations officielles qui ont surtout fourniaux orateurs l’occasion de faire parler bien haut leur dévouementaux intérêts de la Dynastie. Quinze fois les canons ont frappé leséchos nombreux du cimetière, agité les couronnes de jais etd’immortelles, les ex-voto légers pendus aux angles des entourages,et tandis qu’une buée rougeâtre flotte et roule dans une odeur depoudre à travers la ville des morts, monte et se mêle lentement auxfumées d’usine du quartier plébéien, l’innombrable assemblée sedisperse aussi, disséminée par les rues en pente, les hautsescaliers tout blancs dans la verdure, avec un murmure confus, unruissellement de flots sur les roches. Robes pourpres, robesnoires, habits bleus et verts, aiguillettes d’or, fines épées qu’onassure de la main en marchant, se hâtent de rejoindre les voitures.On échange de grands saluts, des sourires discrets, pendant que lescarrosses de deuil dégringolent les allées au galop, montrent desalignements de cochers noirs, le dos arrondi, le chapeau enbataille, le carrick flottant au vent de la course.

L’impression générale, c’est le débarras d’unelongue et fatigante figuration, un empressement légitime à allerquitter le harnais administratif, les costumes de cérémonie, àdéboucler les ceinturons, les hausse-cols et les rabats, à détendreles physionomies qui, elles aussi, portaient des entraves.

Lourd et court, traînant péniblement sesjambes enflées, Hemerlingue se dépêchait vers la sortie, résistantaux offres qu’on lui faisait de monter dans les voitures, sachantbien que la sienne seule était à la mesure de sonéléphantiasis.

« Baron, baron, par ici… Il y a une placepour vous.

– Non, merci. Je marche pour medégourdir. »

Et, afin d’éviter ces propositions qui à lalongue le gênaient, il prit une allée transversale presque déserte,trop déserte même, car à peine y fut-il engagé que le baron leregretta. Depuis son entrée dans le cimetière, il n’avait qu’unepréoccupation, la peur de se trouver face à face avec Jansouletdont il connaissait la violence, et qui pourrait bien oublier lamajesté du lieu, renouveler en plein Père-Lachaise le scandale dela rue Royale. Deux ou trois fois pendant la cérémonie, il avait vula grosse tête de l’ancien copain émerger de cette quantité detypes incolores dont l’assistance était pleine et se diriger verslui, le chercher avec le désir d’une rencontre. Encore là-bas, dansla grande allée, on aurait eu du monde en cas de malheur, tandisqu’ici… Brr… C’est cette inquiétude qui lui faisait forcer son pascourt, son haleine soufflante, mais en vain. Comme il se retournaitdans sa peur d’être suivi, les hautes et robustes épaules du Nababapparurent à l’entrée de l’allée. Impossible au poussah de sefaufiler dans l’étroit écart des tombes si serrées que la place ymanque aux agenouillements. Le sol gras et détrempé glissait,s’enfonçait sous ses pieds.

Il prit le parti de marcher d’un airindifférent, comptant que l’autre ne le reconnaîtrait peut-êtrepas. Mais une voix éraillée et puissante cria derrièrelui :

« Lazare ! »

Il s’appelait Lazare, ce richard. Il nerépondit pas, essaya de rejoindre un groupe d’officiers quimarchait devant lui, très loin.

« Lazare ! Oh !Lazare ! »

Comme autrefois sur le quai de Marseille… Ilfut tenté de s’arrêter sous le coup d’une ancienne habitude, puisle souvenir de ses infamies, de tout le mal qu’il avait fait auNabab, qu’il était en train de lui faire encore, lui revint tout àcoup avec une peur horrible poussée au paroxysme, lorsqu’une mainde fer brusquement le harponna. Une sueur de lâcheté courut partous ses membres avachis, son visage jaunit encore, ses yeuxclignotèrent au vent de la formidable claque qu’il attendait venir,tandis que ses gros bras se levaient instinctivement pour parer lecoup.

« Oh ! n’aie pas peur… Je ne te veuxpas de mal, dit Jansoulet tristement… Seulement je viens tedemander de ne plus m’en faire. »

Il s’arrêta pour respirer. Le banquier,stupide, effaré ouvrait ses yeux ronds de chouette devant cetteémotion suffocante.

« Écoute, Lazare, c’est toi qui es leplus fort à cette guerre que nous nous faisons depuis si longtemps…Je suis à terre, j’y suis, là… Les épaules ont touché… Maintenant,sois généreux, épargne ton vieux copain. Fais-moi grâce, voyons,fais-moi grâce… »

Tout tremblait en ce Méridional effondré,amolli par les démonstrations de la cérémonie funèbre. Hemerlingue,en face de lui, n’était guère plus vaillant. Cette musique noire,cette tombe ouverte, les discours, la canonnade et cette hautephilosophie de la mort inévitable, tout cela lui avait remué lesentrailles, à ce gros baron. La voix de son ancien camarade achevade réveiller ce qui restait d’humain dans ce paquet degélatine.

Son vieux copain ! C’était la premièrefois depuis dix ans, depuis la brouille, qu’il le revoyait de siprès. Que de choses lui rappelaient ces traits basanés, ces fortesépaules si mal taillées pour l’habit brodé ! La couverture delaine mince et trouée, dans laquelle ils se roulaient tous deuxpour dormir sur le pont du Sinaï, la ration partagéefraternellement, les courses dans la campagne brûlée de Marseilleoù l’on volait de gros oignons qu’on mangeait crus au revers d’unfossé, les rêves, les projets les sous mis en commun, et quand lafortune commença à leur sourire, les farces qu’ils avaient faitesensemble, les bons petits soupers fins où l’on se disait tout, lescoudes sur la table.

Comment peut-on en arriver à se brouillerquand on se connaît si bien, quand on a vécu comme deux jumeauxpendus à une maigre et forte nourrice, la misère, partagé son laitaigri et ses rudes caresses ! Ces pensées, longues à analyser,traversaient comme un éclair l’esprit d’Hemerlingue. Presqueinstinctivement il laissa tomber sa main lourde dans celle que luitendait le Nabab. Quelque chose d’animal s’émut en eux, plus fortque leur rancune, et ces deux hommes qui, depuis dix ans essayaientde se ruiner, de se déshonorer, se mirent à causer à cœurouvert.

Généralement, entre amis qui se retrouvent,les premières effusions passées, on reste muet, comme si l’onn’avait plus rien à se conter, tandis qu’au contraire c’estl’abondance des choses, leur afflux précipité qui les empêche desortir. Les deux copains en étaient là ; mais Jansouletserrait bien fort le bras du banquier dans la crainte de le voirs’échapper, résister au bon mouvement qu’il venait de provoquer enlui :

« Tu n’es pas pressé, n’est-cepas ?… Nous pouvons nous promener un moment, si tu veux… Il nepleut plus, il fait bon… on a vingt ans de moins.

– Oui, ça fait plaisir, ditHemerlingue… ; seulement je ne peux pas marcher longtemps…,mes jambes sont lourdes…

– C’est vrai, tes pauvres jambes… Tiens, voilàun banc, là-bas. Allons-nous asseoir. Appuie-toi sur moi, monvieux. »

Et le Nabab, avec des attentions fraternelles,le conduisait jusqu’à un de ces bancs espacés contre les tombes, oùse reposent ces deuils inconsolables qui font du cimetière leurpromenade et leur séjour habituels. Il l’installait, le couvait duregard, le plaignait de son infirmité, et, par un courant toutnaturel dans un pareil endroit, ils en arrivaient à causer de leurssantés, de l’âge qui venait. L’un était hydropique, l’autre sujetaux coups de sang. Tous deux se soignaient par les perles Jenkins,un remède dangereux, à preuve Mora si vite enlevé.

« Mon pauvre duc ! ditJansoulet.

– Une grande perte pour le pays », fit lebanquier d’un air pénétré.

Et le Nabab naïvement :

« Pour moi surtout, pour moi, car s’ilavait vécu… Ah ! tu as de la chance, tu as de lachance. »

Craignant de l’avoir blessé, il ajouta bienvite :

« Et puis voilà, tu es fort, trèsfort. »

Le baron le regarda en clignant de l’œil, etsi drôlement, que ses petits cils noirs disparurent dans sa graissejaune.

« Non, dit-il, ce n’est pas moi qui suisfort… C’est Marie.

– Marie ?

– Oui, la baronne. Depuis son baptême, elle aquitté son nom de Yamina pour celui de Marie. C’est ça, une vraiefemme. Elle connaît la banque mieux que moi, et Paris et lesaffaires. C’est elle qui mène tout à la maison.

– Tu es bien heureux », soupiraJansoulet.

Sa tristesse en disait long sur ce quimanquait à Mlle Afchin. Puis, après un silence, le baronreprit :

« Elle t’en veut beaucoup Marie, tu sais…Elle ne sera pas contente d’apprendre que nous nous sommesparlé. »

Il fronçait son gros sourcil, comme s’ilregrettait leur réconciliation, à la pensée de la scène conjugalequ’elle lui vaudrait. Jansoulet bégaya :

« Je ne lui ai rien fait pourtant…

– Allons, allons, vous n’avez pas été biengentils pour elle… Pense à l’affront qu’elle a subi lors de notrevisite de noces… Ta femme nous faisant dire qu’elle ne recevait pasles anciennes esclaves… Comme si notre amitié ne devait pas êtreplus forte qu’un préjugé… Les femmes n’oublient pas ceschoses-là.

– Mais je n’y suis pour rien, moi, mon vieux.Tu sais comme ces Afchin sont fiers. »

Il n’était pas fier, lui, le pauvre homme. Ilavait une mine si piteuse, si suppliante devant le sourcil froncéde son ami, que celui-ci en eut pitié. Décidément, le cimetièrel’attendrissait, ce baron.

« Écoute, Bernard, il n’y a qu’une chosequi compte… Si tu veux que nous soyons camarades comme autrefois,que ces poignées de main que nous avons échangées ne soient pasperdues, il faut obtenir de ma femme qu’elle se réconcilie avecvous… Sans cela rien de fait… Lorsque Mlle Afchin nous arefusé sa porte, tu l’as laissée faire, n’est-ce pas ?… Moi demême, si Marie me disait en rentrant : « Je ne veux pasque vous soyez amis… » toutes mes protestations nem’empêcheraient pas de te flanquer par-dessus bord. Car il n’y apas d’amitié qui tienne. Ce qui est encore meilleur que tout, c’estd’avoir la paix chez soi.

– Mais alors, comment faire ? demanda leNabab épouvanté.

– Je m’en vais te le dire… La baronne est chezelle tous les samedis. Viens avec ta femme, lui faire une visiteaprès-demain. Vous trouverez à la maison la meilleure société deParis. On ne parlera pas du passé. Ces dames causeront chiffons ettoilettes, se diront ce que les femmes se disent. Et puis ce seraune affaire finie. Nous redeviendrons amis comme autrefois ;et puisque tu es dans la nasse, eh bien ! on t’en tirera.

– Tu crois ? C’est que j’y suisterriblement », dit l’autre avec un hochement de tête.

De nouveau les prunelles narquoisesd’Hemerlingue disparurent entre ses joues comme deux mouches dansdu beurre :

« Dame, oui… J’ai joué serré. Toi tu nemanques pas d’adresse… Le coup des quinze millions prêtés aubey ; c’était trouvé, ça… Ah ! tu as du toupet ;seulement tu tiens mal tes cartes. On voit ton jeu. »

Ils avaient jusqu’ici parlé à demi-voix,impressionnés par le silence de la grande nécropole ; mais peuà peu les intérêts humains haussaient le ton au milieu même de leurnéant étalé sur toutes ces pierres plates chargées de dates et dechiffres, comme si la mort n’était qu’une affaire de temps et decalcul, le résultat voulu d’un problème.

Hemerlingue jouissait de voir son ami sihumble, lui donnait des conseils sur ses affaires qu’il avait l’airde connaître à fond. Selon lui le Nabab pouvait encore très biens’en tirer. Tout dépendait de la validation, d’une carte àretourner. Il s’agissait de la retourner bonne.

Mais Jansoulet n’avait plus confiance. Enperdant Mora, il avait tout perdu.

« Tu perds Mora, mais tu me retrouves. Çase vaut, dit le banquier tranquillement.

– Non, vois-tu, c’est impossible… Il est troptard… Le Merquier a fini son rapport. Il est effroyable,paraît-il.

– Eh bien ! s’il a fini son rapport, ilfaut qu’il en fasse un autre moins méchant.

– Comment cela ? »

Le baron le regarda stupéfait :

« Ah çà ! mais tu baisses, voyons…En donnant cent, deux cent, trois cent mille francs, s’il lefaut…

– Y songes-tu ?… Le Merquier, cet hommeintègre… Ma conscience, comme on l’appelle… »

Cette fois le rire d’Hemerlingue éclata avecune expansion extraordinaire, roula jusqu’au fond des mausoléesvoisins peu habitués à tant d’irrespect.

« Ma conscience, un hommeintègre… Ah ! tu m’amuses… Tu ne sais donc pas qu’elle est àmoi, cette conscience, et que… »

Il s’arrêta, regarda derrière lui, un peutroublé d’un bruit qu’il entendait : « Écoute… »

C’était l’écho de son rire renvoyé du fondd’un caveau, comme si cette idée de la conscience de Le Merquierégayait même les morts.

« Si nous marchions un peu, dit-il, ilcommence à faire frais sur ce banc. »

Alors, tout en marchant entre les tombes, illui expliqua avec une certaine fatuité pédante qu’en France lespots-de-vin jouaient un rôle aussi important qu’en Orient.Seulement on y mettait plus de façons que là-bas. On se servait decache-pots… « Ainsi voilà Le Merquier, n’est-ce pas ?… Aulieu de lui donner ton argent tout à trac dans une grande boursecomme à un séraskier, on s’arrange. Il aime les tableaux, cethomme. Il est toujours en trac avec Schwalbach, qui se sert de luipour amorcer de la clientèle catholique… Eh bien ! on luioffre une toile, un souvenir à accrocher sur un panneau de soncabinet. Le tout est d’y mettre le prix… Du reste, tu verras. Je teconduirai chez lui, moi. Je te montrerai comme ça sepratique. »

Et tout heureux de l’émerveillement du Nabab,qui pour le flatter exagérait encore sa stupeur, écarquillait sesyeux d’un air admiratif, le banquier élargissait sa leçon, enfaisait un vrai cours de philosophie parisienne et mondaine.

« Vois-tu, copain, ce dont il fautsurtout s’occuper à Paris, c’est de garder les apparences… Il n’y aque cela qui compte… les apparences !… Toi tu ne t’eninquiètes pas assez. Tu t’en vas là-dedans, le gilet déboutonné,bon enfant, racontant tes affaires, tel que tu es… Tu te promènescomme à Tunis dans les bazars, dans les souks. C’est pour cela quetu t’es fait rouler, mon brave Bernard. »

Il s’arrêta pour souffler, n’en pouvant plus.C’était en une heure beaucoup plus de pas et de paroles qu’il n’endépensait pendant toute une année. Ils s’aperçurent alors que lehasard de leur marche et de leur conversation les avait ramenésvers la sépulture des Mora, en haut d’un terre-plein découvert d’oùl’on voyait, au-dessus d’un millier de toits serrés, Montmartre,les Buttes-Chaumont moutonner dans le lointain en hautes vagues.Avec la colline du Père-Lachaise cela figurait bien ces troisondulations se suivant à égale distance, dont se compose chaqueélan de la mer à l’heure du flux. Dans les plis de ces abîmes, deslumières clignotaient déjà, comme des falots de barque, à traversles buées violettes qui montaient ; des cheminées s’élançaientainsi que des mâts ou des tuyaux de steamers soufflant leurfumée ; et roulant tout cela dans son mouvement ondulé,l’océan parisien, en trois bonds chaque fois diminués, semblaitl’apporter au noir rivage. Le ciel s’était largement éclairci commeil arrive souvent à la fin des jours de pluie, un ciel immense,nuancé de teintes d’aurore, sur lequel le tombeau familial des Moradressait quatre figures allégoriques, implorantes recueillies,pensives, dont le jour mourant grandissait les attitudes. Rienn’était resté là des discours, des condoléances officielles. Le solpiétiné tout autour, des maçons occupés à laver le seuil maculé deplâtre rappelaient seulement l’inhumation récente.

Tout à coup la porte du caveau ducal sereferma de toute sa pesanteur métallique. Désormais, l’ancienministre d’État restait seul, bien seul, dans l’ombre de sa nuit,plus épaisse que celle qui montait alors du bas du jardin,envahissant les allées tournantes, les escaliers, la base descolonnes, pyramides, cryptes de tout genre dont le faîte était pluslent à mourir. Des terrassiers, tout blancs de cette blancheurcrayeuse des os desséchés passaient avec leurs outils et leursbesaces. Des deuils furtifs, s’arrachant à regret aux larmes et àla prière glissaient le long des massifs et les frôlaient d’un volsilencieux d’oiseaux de nuit, tandis qu’aux extrémités duPère-Lachaise des voix s’élevaient, appels mélancoliques annonçantfermeture. La journée du cimetière était finie. La ville des morts,rendue à la nature, devenait un bois immense aux carrefours marquésde croix. Au fond d’un vallon, une maison de garde allumait sesvitres. Un frémissement courait, se perdait en chuchotements aubout des allées confuses.

« Allons-nous-en… », se dirent lesdeux copains impressionnés peu à peu de ce crépuscule plus froidqu’ailleurs ; mais avant de s’éloigner, Hemerlinguepoursuivant sa pensée, montra le monument ailé des quatre coins parles draperies, les mains tendues de ses sculptures :

« Tiens ! C’est celui-là qui s’yentendait à garder les apparences. »

Jansoulet lui prit le bras pour l’aider à ladescente :

« Ah ! oui, il était fort… Mais toi,tu es encore plus fort que tous… » disait-il avec sa terribleintonation gasconne.

Hemerlingue ne protesta pas.

« C’est à ma femme que je le dois… Aussije t’engage à faire ta paix avec elle, parce que sans ça…

– Oh ! n’aie pas peur… nous viendronssamedi… mais tu me conduiras chez Le Merquier. »

Et pendant que les deux silhouettes, l’unehaute, carrée, l’autre massive et courte disparaissaient dans lesdétours du grand labyrinthe, pendant que la voix de Jansouletguidant son ami « Par ici, mon vieux… appuie-toi bien »,se perdait insensiblement, un rayon égaré du couchant éclairaitderrière eux, sur le terre-plein, le buste expressif et colossal,au large front sous les cheveux longs et relevés, à la lèvrepuissante et ironique, de Balzac qui les regardait…

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