Le Nabab

Chapitre 14L’EXPOSITION.

« Superbe !…

– Un succès énorme. Barye n’a jamais rien faitd’aussi beau.

– Et le buste du Nabab ?… Quellemerveille ! C’est Constance Crenmitz qui est heureuse.Regardez-la trotter…

– Comment ! c’est la Crenmitz cettepetite vieille en mantelet d’hermine ?… Voilà vingt ans que jela croyais morte. »

Oh ! non, bien vivante, au contraire.Ravie, rajeunie par le triomphe de sa filleule, qui tientdécidément le succès de l’Exposition, elle circule parmi la fouled’artistes, de gens du monde formant aux deux endroits où sontexposés les envois de Félicia, comme deux masses de dos noirs, detoilettes mêlées, se pressant, s’étouffant pour regarder. Constancesi timide d’ordinaire, se glisse au premier rang, écoute lesdiscussions, attrape au vol des bouts de phrases, des formulesqu’elle retient, approuve de la tête, sourit, lève les épauleslorsqu’elle entend dire une bêtise, tentée de foudroyer le premierqui n’admirerait pas.

Que ce soit la bonne Crenmitz ou une autre,vous la verrez à toutes les ouvertures du salon, cette silhouettefurtive rôdant autour des conversations, l’air anxieux, l’oreilletendue ; quelquefois un vieux bonhomme de père dont le regardvous remercie d’un mot aimable dit en passant, ou prend uneexpression désolée pour une épigramme qu’on lance à l’œuvre d’artet qui va frapper un cœur derrière vous. Une figure à ne pasoublier, certainement, si jamais quelque peintre épris de modernitésongeait à fixer sur une toile cette manifestation bien typique dela vie parisienne, une ouverture d’exposition dans cette vasteserre de la sculpture, aux allées sablées de jaune, à l’immenseplafond en vitrage sous lequel se détachent à mi-hauteur lestribunes du premier étage garnies de têtes penchées qui regardent,des draperies flottantes improvisées.

Dans une lumière un peu froide, pâlie à cestentures vertes du pourtour, où les rayons se raréfient, dirait-onpour laisser à la vue des promeneurs une certaine justesserecueillie, la foule lente va et vient, s’arrête, se disperse surles bancs, serrée par groupes, et pourtant mêlant les mondes mieuxqu’aucune autre assemblée comme la saison mobile et changeante, àcette époque de l’année, confond toutes les parures, fait se frôlerau passage les dentelles noires, la traîne impérieuse de la grandedame venue pour voir l’effet de son portrait, et les fourruressibériennes de l’actrice de retour de Russie et voulant qu’on lesache bien.

Ici, pas de loges, de baignoires, de placesréservées, et c’est ce qui donne à cette première en plein jour unsi grand charme de curiosité. Les vraies mondaines peuvent juger deprès ces beautés peintes tant applaudies aux lumières ; lepetit chapeau, nouvelle forme, des marquises de Bois-l’Héry croisela toilette plus que modeste de quelque femme ou fille d’artiste,tandis que le modèle, qui a posé pour cette belle Andromède del’entrée, passe victorieusement, habillée d’une jupe trop courte,de vêtements misérables jetés sur sa beauté avec tous les faux plisde la mode. On s’étudie, on s’admire on se dénigre, on échange desregards méprisants, dédaigneux ou curieux, arrêtés tout à coup aupassage d’une célébrité, de ce critique illustre qu’il nous semblevoir encore, tranquille et majestueux, sa tête puissante encadréede cheveux longs, faire le tour des envois de sculpture, suivid’une dizaine de jeunes disciples penchés vers son autoritébienveillante. Si le bruit des voix se perd dans cet immensevaisseau, sonore seulement aux deux voûtes de l’entrée et de lasortie, les visages y prennent une intensité étonnante, un reliefde mouvement et d’animation concentré surtout dans la vaste baienoire du buffet, débordante et gesticulante, les chapeaux clairsdes femmes, les tabliers blancs du service éclatant sur le fond desvêtements sombres, et dans la grande travée du milieu, où lefourmillement en vignette des promeneurs fait un singuliercontraste avec l’immobilité des statues exposées, la palpitationinsensible dont s’entourent leur blancheur calcaire et leursmouvements d’apothéose.

Ce sont des ailes figées dans un vol géant,une sphère supportée par quatre figures allégoriques dontl’attitude tournante présente une vague mesure de valse, unensemble d’équilibre donnant bien l’illusion de l’entraînement dela terre ; et des bras levés pour un signal, des corpshéroïquement surgis, contenant une allégorie, un symbole qui lesfrappe de mort et d’immortalité, les rend à l’histoire, à lalégende, à ce monde idéal des musées que visite la curiosité oul’admiration des peuples.

Quoique le groupe en bronze de Félicia n’eûtpas les proportions de ces grands morceaux, sa valeurexceptionnelle lui avait mérité de décorer un des ronds-points dumilieu, dont le public se tenait en ce moment à une distancerespectueuse, regardant par-dessus la haie de gardiens et desergents de ville le bey de Tunis et sa suite, longs burnous auxplis sculpturaux qui mettaient des statues vivantes en face desautres. Le bey, à Paris depuis quelques jours et le lion de toutesles premières, avait voulu voir l’ouverture del’Exposition. C’était « un prince éclairé, ami desarts », qui possédait au Bardo une galerie de peinturesturques étonnantes, et des reproductions chromo-lithographiques detoutes les batailles du Premier Empire. Dès en entrant, la vue dugrand lévrier arabe l’avait frappé au passage. C’était bien lesloughi, le vrai sloughi fin et nerveux de son pays, le compagnonde toutes ses chasses. Il riait dans sa barbe noire, tâtait lesreins de l’animal, caressait ses muscles, semblait vouloirl’exciter encore, tandis que les narines ouvertes, les dents àl’air, tous les membres allongés et infatigables dans leurélasticité vigoureuse, la bête aristocratique, la bête de proie,ardente à l’amour et à la chasse, ivre de sa double ivresse, lesyeux fixes, savourait déjà sa capture avec un petit bout de languequi pendait, aiguisant les dents d’un rire féroce. Quand on neregardait que lui, on se disait : « Il letient ! » Mais la vue du renard vous rassurait tout desuite. Sous le velours de sa croupe lustrée, félin, presque rasé àterre, brûlant le sol sans effort, on le sentait vraiment fée, etsa tête fine aux oreilles pointues qu’il tournait, tout en courant,du côté du lévrier avait une expression de sécurité ironique quimarquait bien le don reçu des dieux.

Pendant qu’un inspecteur des Beaux-Arts,accouru en toute hâte, harnaché de travers et chauve jusque dans ledos, expliquait à Mohammed l’apologue du « Chien et duRenard », raconté au livret avec cette légende :« Advint qu’ils se rencontrèrent », et cetteindication : « Appartient au duc de Mora », le grosHemerlingue suant et soufflant à côté de l’Altesse, avait bien dumal à lui persuader que cette sculpture magistrale était l’œuvre dela belle amazone qu’ils avaient rencontrée la veille au Bois.Comment une femme aux mains faibles pouvait-elle assouplir ainsi lebronze dur, lui donner l’apparence de la chair ? De toutes lesmerveilles de Paris, c’était celle qui causait au bey le plusd’étonnement. Aussi s’informa-t-il auprès du fonctionnaire s’il n’yavait rien d’autre à voir du même artiste.

« Si fait, Monseigneur, encore unchef-d’œuvre… Si Votre Altesse veut venir de ce côté, je vais laconduire. »

Le bey se remit en marche avec sa suite.C’étaient tous d’admirables types, traits ciselés et lignes pures,pâleurs chaudes dont la blancheur du haïk absorbait jusqu’auxreflets. Magnifiquement drapés, ils contrastaient avec les bustesrangés sur les deux côtés de l’allée qu’ils avaient prise, et qui,perchés sur leurs hautes colonnettes, grêles dans l’air vide exilésde leur milieu, de l’entourage dans lequel ils auraient rappelésans doute de grands travaux, une affection tendre, une existenceremplie et courageuse, faisaient la triste mine de gens fourvoyés,très penauds de se trouver là. À part deux ou trois figures defemme, riches épaules encadrées de dentelles pétrifiées, cheveluresde marbre rendues avec ce flou qui leur donne des légèretés decoiffures poudrées, quelques profils d’enfant aux lignes simples oùle poli de la pierre semble une moiteur de vie, tout le resten’était que rides, plis, crispations et grimaces, nos excès detravail, de mouvements, nos nervosités et nos fièvres s’opposant àcet art de repos et de belle sérénité.

Au moins la laideur du Nabab avait pour ellel’énergie, son côté aventurier et canaille, et cette expression debonté, si bien rendue par l’artiste, qui avait eu le soin de foncerson plâtre d’une couche d’ocre lui donnant presque le ton hâlé etbasané du modèle. Les Arabes firent, en le voyant, une exclamationétouffée : « Bou-Saïd… » (le père du bonheur).C’était le surnom du Nabab à Tunis, comme l’étiquette de sa chance.Le bey, lui, croyant qu’on avait voulu le mystifier, de le conduireainsi devant le mercanti détesté, regarda l’inspecteur avecméfiance :

« Jansoulet ?… dit-il de sa voixgutturale.

– Oui, Altesse, Bernard Jansoulet, le nouveaudéputé de la Corse. »

Cette fois le bey se tourna vers Hemerlingue,le sourcil froncé.

« Député ?

– Oui, Monseigneur, depuis ce matin ;mais rien n’est encore terminé. »

Et le banquier, haussant la voix, ajouta enbredouillant :

« Jamais une Chambre française ne voudrade cet aventurier. »

N’importe ! le coup était porté àl’aveugle confiance du bey dans son baron financier. Il lui avaitsi bien affirmé que l’autre ne serait jamais élu, qu’on pouvaitagir librement et sans crainte à son endroit. Et voici qu’au lieude l’homme taré, terrassé, un représentant de la nation se dressaitdevant lui, un député dont les Parisiens venaient admirer la figurede pierre ; car, pour l’oriental, une idée honorifique semêlant malgré tout à cette exposition publique, ce buste avait leprestige d’une statue dominant une place. Plus jaune encore que decoutume, Hemerlingue s’accusait en lui-même de maladresse etd’imprudence. Mais comment se serait-il douté d’une chosepareille ? On lui avait assuré que le buste n’était pas fini.Et, de fait, il se trouvait là du matin même et semblait s’ytrouver bien, frémissant d’orgueil satisfait, narguant ses ennemisavec le sourire bon enfant de sa lèvre retroussée. Une vraierevanche silencieuse au désastre de Saint-Romans.

Pendant quelques minutes, le bey, aussi froid,aussi impassible que l’image sculptée, la fixa sans rien dire, lefront partagé d’un pli droit où les courtisans seuls pouvaient liresa colère, puis, après deux mots rapides en arabe pour demander lesvoitures et rassembler la suite dispersée, il s’achemina gravementvers la sortie sans vouloir plus rien regarder… Qui dira ce qui sepasse dans ces augustes cervelles blasées de puissance ? Déjànos souverains d’Occident ont des fantaisies incompréhensibles,mais ce n’est rien à côté des caprices orientauxM. l’inspecteur des Beaux-Arts, qui comptait bien montrertoute l’exposition à Son Altesse et gagner à cette promenade lejoli ruban rouge et vert du Nicham-Iftikar, ne sut jamais le secretde cette soudaine fuite.

Au moment où les haïks blancs disparaissaientsous le porche, juste à temps pour voir flotter leurs derniersplis, le Nabab faisait son entrée par la porte du milieu. Le matin,il avait reçu la nouvelle : « Élu à une écrasantemajorité » ; et après un plantureux déjeuner, oùl’on avait fortement toussé au nouveau député de la Corse, ilvenait, avec quelques-uns de ses convives, se montrer, se voiraussi, jouir de toute sa gloire nouvelle.

La première personne qu’il aperçut enarrivant, ce fut Félicia Ruys, debout, appuyée au socle d’unestatue, entourée de compliments et d’hommages auxquels il se hâtade venir mêler les siens. Elle était simplement mise, drapée dansun costume noir brodé et chamarré de jais, tempérant la sévérité desa tenue par un scintillement de reflets et l’éclat d’un ravissantpetit chapeau tout en plumes de lophophores, dont ses cheveuxfrisés fin sur le front, divisant la nuque en larges ondes,semblaient continuer et adoucir le chatoiement.

Une foule d’artistes, de gens du mondes’empressaient devant tant de génie allié à tant de beauté ;et Jenkins, la tête nue, tout bouffant d’effusions chaleureuses,s’en allait de l’un à l’autre, racolant les enthousiasmes, maisélargissant le cercle autour de cette jeune gloire dont il sefaisait à la fois le gardien et le coryphée. Sa femme s’entretenaitpendant ce temps avec la jeune fille. PauvreMme Jenkins ! On lui avait dit de cette voix férocequ’elle seule connaissait : « Il faut que vous alliezsaluer Félicia… » Et elle y était allée, contenant sonémotion ; car elle savait maintenant ce qui se cachait au fondde cette affection paternelle, quoiqu’elle évitât toute excitationavec le docteur, comme si elle en avait craint l’issue.

Après Mme Jenkins, c’est le Nabab qui seprécipite, et prenant entre ses grosses pattes les deux mains longet finement gantées de l’artiste, exprime sa reconnaissance avecune cordialité qui lui met à lui-même des larmes dans les yeux.

« C’est un grand honneur que vous m’avezfait, Mademoiselle, d’associer mon nom au vôtre, mon humblepersonne à votre triomphe, et de prouver à toute cette vermine entrain de me ronger les talons que vous ne croyez pas aux calomniesrépandues sur mon compte. Vrai, c’est inoubliable. J’aurai beaucouvrir d’or et de diamants ce buste magnifique, je vous le devraitoujours… »

Heureusement pour le bon Nabab, plus sensiblequ’éloquent, il est obligé de faire place à tout ce qu’attire letalent rayonnant, la personnalité en vue : des enthousiasmesfrénétiques qui, faute d’un mot pour s’exprimer, disparaissentcomme ils sont venus, des admirations mondaines, animées de bonnevolonté, d’un vif désir de plaire, mais dont chaque parole est unedouche d’eau froide, et puis les solides poignées de main desrivaux, des camarades, quelques-unes très franches, d’autres quivous communiquent la mollesse de leur empreinte ; le granddadais prétentieux dont l’éloge imbécile doit vous transporterd’aise et qui, pour ne point trop vous gâter, l’accompagne« de quelques petites réserves », et celui, qui en vousaccablant de compliments, vous démontre que vous ne savez pas lepremier mot du métier, et le bon garçon affairé qui s’arrête justele temps de vous dire dans l’oreille « que Chose, le fameuxcritique, n’a pas l’air content ». Félicia écoutait tout avecle plus grand calme, soulevée par son succès au-dessus despetitesses de l’envie, et toute fière quand un vétéran glorieux,quelque vieux compagnon de son père lui jetait un « c’est trèsbien, petiote ! » qui la reportait au passé au petit coinjadis réservé pour elle dans l’atelier paternel, alors qu’ellecommençait à se tailler un peu de gloire dans la renommée du grandRuys. Mais en somme les félicitations la laissaient assez froide,parce qu’il lui en manquait une plus désirable que toute autre etqu’elle s’étonnait de n’avoir pas encore reçue… Décidément ellepensait à lui plus qu’elle n’avait pensé à aucun homme. Était-ceenfin l’amour, le grand amour, si rare dans une âme d’artisteincapable de se donner tout entière au sentiment, ou bien un simplerêve de vie honnête et bourgeoise, bien abritée contre l’ennui ceplat ennui, précurseur de tempêtes, dont elle avait tant le droitde se méfier ? En tout cas, elle s’y trompait, vivait depuisquelques jours dans un trouble délicieux, car l’amour est si fort,si beau, que ses semblants, ses mirages nous leurrent et peuventnous émouvoir autant que lui-même.

Vous est-il quelquefois arrivé dans la rue,préoccupé d’un absent dont la pensée vous tient au cœur, d’êtreaverti de sa rencontre par celle de quelques personnes qui luiressemblent vaguement, images préparatoires, esquisses du type prèsde surgir tout à l’heure, et qui sortent pour vous de la foulecomme des appels successifs à votre attention surexcitées ? Cesont là des impressions magnétiques et nerveuses dont il ne fautpas trop sourire, parce qu’elles constituent une faculté desouffrance. Déjà, dans le flot remuant et toujours renouvelé desvisiteurs, Félicia avait cru reconnaître à plusieurs reprises latête bouclée de Paul de Géry, quand tout à coup elle poussa un cride joie. Ce n’était pas encore lui pourtant, mais quelqu’un qui luiressemblait beaucoup dont la physionomie régulière et paisible semêlait toujours maintenant dans son esprit à celle de l’ami Paulpar l’effet d’une ressemblance plus morale que physique etl’autorité douce qu’ils exerçaient tous deux sur sa pensée.

« Aline !

– Félicia ! »

Si rien n’est plus problématique que l’amitiéde deux mondaines partageant des royautés de salon et se prodiguantles épithètes flatteuses, les menues grâces de l’affectuositéféminine, les amitiés d’enfance conservent chez la femme unefranchise d’allure qui les distingue, les fait reconnaître entretoutes, liens tressés naïvement et solides comme ces ouvrages depetites filles où une main inexpérimentée a prodigué le fil et lesgros nœuds, plantes venues aux terrains jeunes, fleuries maisfortes en racines, pleines de vie et de repousses. Et quel bonheur,la main dans la main – rondes du pensionnat où êtes-vous ? –de retourner de quelques pas en arrière avec une égale connaissancedu chemin et de ses incidents minimes, et le même rire attendri. Unpeu à l’écart, les deux jeunes filles, à qui il a suffi de seretrouver en face l’une de l’autre pour oublier cinq annéesd’éloignement, pressent leurs paroles et leurs souvenirs, pendantque le petit père Joyeuse, sa tête rougeaude éclairée d’une cravateneuve, se redresse tout fier de voir sa fille accueillie ainsi parune illustration. Fier, certes il a raison de l’être, car cettepetite Parisienne, même auprès de sa resplendissante amie, gardeson prix de grâce, de jeunesse, de candeur lumineuse, sous sesvingt ans veloutés et dorés que la joie du revoir épanouit enfraîche fleur.

« Comme tu dois être heureuse !…Moi, je n’ai encore rien vu ; mais j’entends dire à tout lemonde que c’est si beau…

– Heureuse surtout de te retrouver, petiteAline… Il y a si longtemps…

– Je crois bien, méchante… À qui lafaute ?… »

Et, dans le plus triste recoin de sa mémoire,Félicia retrouve la date de la rupture coïncidant pour elle avecune autre date où sa jeunesse est morte dans une scèneinoubliable.

« Et qu’as-tu fait, mignonne, dans toutce temps ?

– Oh ! moi, toujours la même chose… riendont on puisse parler…

– Oui, oui… nous savons ce que tu appelles nerien faire, petite vaillante… C’est donner ta vie aux autresn’est-ce pas ? »

Mais Aline n’écoutait plus. Elle souriaitaffectueusement droit devant elle, et Félicia, se retournant pourvoir à qui s’adressait ce sourire, aperçut Paul de Géry quirépondait au discret et tendre bonjour de Mlle Joyeuse.

« Vous vous connaissez donc ?

– Si je connais M. Paul !… Je croisbien. Nous causons de toi assez souvent. Il ne te l’a donc jamaisdit ?

– Jamais… C’est un affreuxsournois… »

Elle s’arrêta net, l’esprit traversé d’unéclair ; et vivement, sans écouter de Géry qui s’approchaitpour saluer son triomphe, elle se pencha vers Aline et lui parlatout bas. L’autre rougissait, se défendait avec des sourires, desmots à demi-voix : « Y songes-tu ?… À mon âge… Unebonne maman ! » Et saisissait enfin le bras de son pèrepour échapper à quelque raillerie amicale.

Quand Félicia vit les deux jeunes genss’éloigner du même pas, quand elle eut compris – ce qu’ils nesavaient pas encore eux-mêmes – qu’ils s’aimaient, elle sentitcomme un écroulement autour d’elle. Puis son rêve par terre, enmille miettes, elle se mit à le piétiner furieusement… Après tout,il avait bien raison de lui préférer cette petite Aline. Est-cequ’un honnête homme oserait jamais épouser Mlle Ruys ?Elle, un foyer, une famille, allons donc !… Tu es fille decatin, ma chère ; il faut que tu sois catin si tu veux êtrequelque chose…

La journée s’avançait. La foule plus active,avec des vides çà et là, commençait à s’écouler vers la sortieaprès de grands remous autour des succès de l’année, rassasiée, unpeu lasse, mais excitée encore par cet air chargé d’électricitéartistique. Un grand coup de soleil, du soleil de quatre heures,frappait la rosace en vitraux, jetait sur le sable des allées, deslueurs d’arc-en-ciel remontant doucement sur le bronze ou le marbredes statues, irisant la nudité d’un beau corps, donnant au vastemusée un peu de la vie lumineuse d’un jardin. Félicia, absorbéedans sa profonde et triste songerie, ne voyait pas celui quis’avançait vers elle, superbe, élégant, fascinateur parmi les rangsdu public respectueusement ouverts au nom de « Mora »partout chuchoté.

« Eh bien ! Mademoiselle, voilà unbeau succès. Je n’y regrette qu’une chose, c’est le méchant symboleque vous avez caché dans votre chef-d’œuvre. »

En voyant le duc devant elle, ellefrissonna.

« Ah ! oui, le symbole… »,fit-elle en levant vers lui un sourire découragé ; et,s’appuyant contre le socle de la grande statue voluptueuse près delaquelle ils se trouvaient, avec les yeux fermés d’une femme qui sedonne ou s’abandonne, elle murmura tout bas, bien bas :

« Rabelais a menti, comme mentent tousles hommes… La vérité c’est que le renard n’en peut plus, qu’il està bout d’haleine et de courage, prêt à tomber dans le fossé, et quesi le lévrier s’acharne encore… »

Mora tressaillit, devint un peu plus pâle,tout ce qu’il avait de sang refluant à son cœur. Deux flammessombres se croisèrent, deux mots rapides furent échangés du boutdes lèvres, puis le duc s’inclina profondément et s’éloigna d’unemarche envolée et légère comme si les dieux le portaient.

Il n’y avait en ce moment dans le palais qu’unhomme aussi heureux que lui, c’était le Nabab. Escorté de ses amis,il tenait, remplissait la grande travée à lui seul, parlant haut,gesticulant, tellement glorieux qu’il en paraissait presque beaucomme si, à force de contempler son buste naïvement et longuement,il lui avait pris un peu de cette idéalisation splendide dontl’artiste avait nimbé la vulgarité de son type. La tête levée detrois quarts, dégagée du large col entrouvert, attirait sur laressemblance les remarques contradictoires des passants et le nomde Jansoulet, répété tant de fois par les urnes électorales,l’était encore par les plus jolies bouches de Paris, par ses voixles plus puissantes. Tout autre que le Nabab eût été gênéd’entendre s’exclamer sur son passage ces curiosités qui n’étaientpas toujours sympathiques. Mais l’estrade, le tremplin allaientbien à cette nature plus brave sous le feu des regards, comme cesfemmes qui ne sont belles ou spirituelles que dans le monde, et quela moindre admiration transfigure et complète.

Chaland, il sentait s’apaiser cette joiedélirante, lorsqu’il croyait avoir bu toute son ivresseorgueilleuse, il n’avait qu’à se dire : « Député !…Je suis député ! » Et la coupe triomphale écumait àpleins bords. C’était l’embargo levé sur tous ses biens, le réveild’un cauchemar de deux mois, le coup de mistral balayant tous lestourments toutes les inquiétudes, jusqu’à l’affront deSaint-Romans, bien lourd pourtant dans sa mémoire.

Député !

Il riait tout seul en pensant à la figure dubaron apprenant la nouvelle, à la stupeur du bey amené devant sonbuste ; et tout à coup à cette idée qu’il n’était plusseulement un aventurier gavé d’or, excitant l’admiration bête de lafoule, ainsi qu’une énorme pépite brute à la devanture d’unchangeur, mais qu’on regardait passer en lui un des élus de lavolonté nationale, sa face bonasse et mobile s’alourdissait dansune gravité voulue il lui venait des projets d’avenir, de réforme,et l’envie de profiter des leçons du destin dans ces dernierstemps. Déjà se rappelant la promesse qu’il avait faite à de Géry,il montrait pour le troupeau famélique qui frétillait bassement surses talons certaines froideurs dédaigneuses, un parti pris decontradiction autoritaire. Il appelait le marquis de Bois-l’Héry« mon bon », imposait silence très vertement augouverneur dont l’enthousiasme devenait scandaleux et se juraitbien de se débarrasser au plus tôt de toute cette bohème mendianteet compromettante, quand l’occasion s’offrit belle à lui decommencer l’exécution. Perçant la foule qui l’entourait, Moëssard,le beau Moëssard, en cravate bleu de ciel, blême et bouffi comme unmal blanc, pincé à la taille dans une fine redingote voyant que leNabab, après avoir fait vingt fois le tour de la salle desculpture, se dirigeait vers la sortie, prit son élan et passantson bras sous le sien :

« Vous m’emmenez, vous savez… »

Dans les derniers temps surtout, depuis lapériode électorale, il avait pris, place Vendôme, une autoritépresque égale à celle de Monpavon, mais plus impudente, car, pourl’impudeur, l’amant de la reine n’avait pas son pareil sur letrottoir qui va de la rue Drouot à la Madeleine. Cette fois iltombait mal. Le bras musculeux qu’il serrait se secoua violemment,et le Nabab lui répondit très sec :

« J’en suis fâché, mon cher, je n’ai pasde place à vous offrir. »

Pas de place dans un carrosse grand comme unemaison et qui les avait amenés cinq.

Moëssard le regarda stupéfait :

« J’avais pourtant deux mots pressés àvous dire… Au sujet de ma petite lettre… Vous l’avez reçue,n’est-ce pas ?

– Sans doute, et M. de Géry a dûvous répondre ce matin même… Ce que vous demandez est impossible.Vingt mille francs !… tonnerre de Dieu, comme vous yallez.

– Cependant il me semble que mes services…bégaya le bellâtre.

– Vous ont été largement payés. C’est ce qu’ilme semble aussi. Deux cent mille francs en cinq mois !… Nousnous en tiendrons là, s’il vous plaît. Vous avez les dents longues,jeune homme ; il faut vous les limer un peu. »

Ils échangeaient ces paroles en marchant,poussés par le flot moutonnant de la sortie. Moëssards’arrêta :

« C’est votre derniermot ? »

Le Nabab hésita une seconde, saisi d’unpressentiment devant cette bouche mauvaise et pâle ; puis ilse souvint de la parole qu’il avait donnée à son ami.

« C’est mon dernier mot.

– Eh bien ! nous verrons », dit lebeau Moëssard dont la badine fendit l’air avec un sifflement devipère ; et, tournant sur ses talons, il s’éloigna à grandspas, comme un homme qu’on attend quelque part pour une besogne trèspressée.

Jansoulet continua sa marche triomphale. Cejour-là, il lui en aurait fallu bien plus pour déranger l’équilibrede son bonheur ; au contraire, il se sentait réconforté parl’exécution si vivement faite.

L’immense vestibule était encombré d’une foulecompacte que l’approche de la fermeture poussait dehors mais qu’unede ces ondées subites qui semblent faire partie de l’ouverture dusalon retenait sous le porche au terrain battu et sablonneux pareilà cette entrée du Cirque où les gilets en cœur se pavanent. Le coupd’œil était curieux, bien parisien.

Au-dehors, de grands rais de soleil traversantla pluie accrochant à ses filets limpides ces lames aiguës etbrillantes qui justifient le proverbe : « Il pleut deshallebardes », la jeune verdure des Champs-Élysées, lesmassifs de rhododendrons bruissants et mouillés, les voituresrangées sur l’avenue, les manteaux cirés des cochers, tout lesplendide harnachement des chevaux recevant de l’eau et des rayonsun surcroît de richesse et d’effet, et mirant de partout du bleu,le bleu d’un ciel qui va sourire entre l’écart de deux averses.

Au-dedans, des rires, des bavardages, desbonjours des impatiences, des jupes retroussées, des satinsbouffants sur le fin plissage des jupons et les rayures tendres desbas de soie, des flots de franges, de dentelles, de volants retenusd’une main en paquets trop lourds chiffonnés à la diable… Puis,pour relier les deux côtés du tableau, les prisonniers encadrés parla voûte du porche et dans le noir de son ombre, avec le fondimmense tout en lumière, des valets de pied courant sous desparapluies, des noms de cochers, des noms de maîtres qu’on criait,des coupés s’approchant au pas, où montaient des coupleseffarés.

« La voiture deM. Jansoulet ! »

Tout le monde se retourna, mais on sait quecela ne le gênait guère, lui. Et tandis qu’au milieu de cesélégantes, de ces illustres, de ce Tout-Paris varié qui se trouvaitlà avec un nom à mettre sur chacune de ces figures, le bon Nababposait un peu, en attendant ses gens, une main nerveuse et biengantée se tendit vers lui, et le duc de Mora, qui allait rejoindreson coupé, lui jeta en passant avec cette effusion que le bonheurdonne aux plus réservés :

« Mes compliments mon cherdéputé… »

C’était dit à haute voix et chacun putl’entendre : « Mon cher député. »

Il y a dans la vie de tous les hommes uneheure d’or, une cime lumineuse où ce qu’ils peuvent espérer deprospérités, de joies, de triomphes, les attend et leur est donné.Le sommet est plus ou moins haut, plus ou moins rugueux etdifficile à monter ; mais il existe également pour tous, pourles puissants et pour les humbles. Seulement, comme ce plus longjour de l’année où le soleil a fourni tout son élan et dont lelendemain semble un premier pas vers l’hiver, ce summumdes existences humaines n’est qu’un moment à savourer, après lequelon ne peut plus que redescendre. Cette fin d’après-midi du1er mai, rayée de pluie et de soleil il faut te larappeler, pauvre homme, en fixer à jamais l’éclat changeant dans tamémoire. Ce fut l’heure de ton plein été aux fleurs ouvertes, auxfruits ployant leurs rameaux d’or, aux moissons mûres dont tujetais si follement les glanes. L’astre maintenant pâlira, peu àpeu retiré et tombant incapable bientôt de percer la nuit lugubreoù ton destin va s’accomplir.

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