Le Nabab

Chapitre 22DRAMES PARISIENS.

Que l’heure est donc brève

Qu’on passe en aimant !

C’est moins qu’un moment,

Un peu plus qu’un rêve…

Dans le demi-jour du grand salon en tenued’été, rempli de fleurs, le lampas des meubles recouvert de houssesblanches, lustres voilés, stores baissés, fenêtres ouvertes,Mme Jenkins assise au piano déchiffre la mélodie nouvelle dumusicien à la mode, quelques phrases sonores accompagnant des versexquis, un lied mélancolique, inégalement coupé, qui semble écritpour les tendres gravités de sa voix et l’état inquiet de sonâme.

Le temps nous enlève

Notre enchantement

soupire la pauvre femme, s’émouvant au son desa plainte ; et, tandis que les notes s’envolent dans la courde l’hôtel, calme à l’ordinaire, où la fontaine s’égoutte au milieud’un massif de rhododendrons, la chanteuse s’interrompt, les mainstenant l’accord, ses yeux fixés sur la musique, mais son regardbien au-delà… Le docteur est absent. Le soin de ses affaires, de sasanté l’a exilé de Paris pour quelques jours, et, comme il arrivedans la solitude, les pensées de la belle Mme Jenkins ont prisce tour grave, cette tendance analytique qui rend parfois lesséparations momentanées fatales aux ménages les plus unis… Unis,depuis longtemps ils ne l’étaient plus. Ils ne se voyaient qu’auxheures des repas, devant les domestiques, se parlaient à peine, àmoins que lui, l’homme des manières onctueuses, ne se laissât allerà quelque remarque brutale, désobligeante, à propos de son fils, del’âge qui la touchait enfin, ou d’une toilette qui ne lui allaitpas. Toujours sereine et douce, elle étouffait ses larmes,acceptait tout, feignait de ne pas comprendre ; non pasqu’elle l’aimât encore, après tant de cruautés et de mépris, maisc’était bien l’histoire, telle que la racontait leur cocher Joë,« d’un vieux crampon qui tenait à se faire épouser ».Jusque-là un terrible obstacle, la vie de la femme légitime, avaitprolongé une situation déshonorante. Maintenant que l’obstaclen’existait plus, elle voulait finir cette comédie, à cause d’Andréqui d’un jour à l’autre pourrait être forcé de mépriser sa mère, àcause du monde qu’ils trompaient depuis dix ans, et où ellen’entrait jamais qu’avec des battements de cœur, appréhendantl’accueil qu’on lui ferait le lendemain d’une découverte. À sesallusions, à ses prières, Jenkins avait répondu d’abord par desphrases, de grands gestes : « Douteriez-vous demoi ?… Est-ce que notre engagement n’est passacré ? »

Il alléguait aussi la difficulté de tenirsecret un acte de cette importance. Ensuite il s’était renfermédans un silence haineux, gros de colères froides et de violentesdéterminations. La mort du duc, l’échec d’une vanité folle, avaientporté le dernier coup au ménage ; car le désastre, quirapproche souvent les cœurs prêts à s’entendre, achève et complèteles désunions. Et c’était un vrai désastre. La vague des perlesJenkins subitement arrêtée, la situation du médecin étranger etcharlatan très bien définie par le vieux Bouchereau dans le journalde l’Académie, les mondains se regardaient effarés, plus pâlesencore de terreur que d’absorptions arsenicales, et déjàl’Irlandais avait pu sentir l’effet de ces sautes de ventfoudroyantes qui rendent les engouements parisiens sidangereux.

C’est pour cela sans doute que Jenkins avaitjugé à propos de disparaître pendant quelque temps, laissant madamecontinuer à fréquenter les salons encore ouverts, afin de tâter ettenir en respect l’opinion. Rude tâche pour la pauvre femme, quitrouvait un peu partout l’accueil refroidi, à distance, qu’on luiavait fait chez les Hemerlingue. Mais elle ne se plaignait pas,comptant ainsi gagner le mariage, mettre entre elle et lui, endernier recours, le lien douloureux de la pitié, des épreuvessupportées en commun. Et comme elle savait que le monde larecherchait surtout à cause de son talent, de la distractionartistique qu’elle apportait aux réunions intimes, toujours prête àposer sur le piano ses gants longs, son éventail, pour préluder àquelque fragment de son riche répertoire, elle travaillaitconstamment, passait ses après-midi à feuilleter les nouveautés,s’attachant de préférence aux harmonies tristes et compliquées, àcette musique moderne qui ne se contente plus d’être un art,devient une science, répond bien plus à nos nervosités, à nosinquiétudes qu’au sentiment.

C’est moins qu’un moment,

Un peu plus qu’un rêve.

Le temps nous enlève

Notre enchantement…

…Un flot de lumière crue entra brusquementdans le salon avec la femme de chambre, qui apportait une carte àsa maîtresse : « Heureux homme d’affaires. »

Ce monsieur était là. Il insistait pour voirmadame.

« Vous lui avez dit que le docteur est envoyage ? »

On le lui avait dit ; mais c’est à madamequ’il voulait parler.

« À moi ?… »

Inquiète, elle examinait ce carton grossier,rugueux, ce nom inconnu et dur : « Heurteux. »Qu’est-ce que cela pouvait être ?

« C’est bien, faites entrer. »

Heurteux, homme d’affaires, arrivant du grandjour dans la demi-obscurité du salon, clignotait, l’air incertain,cherchait à voir. Elle, au contraire, distinguait très bien unefigure en bois dur, favoris grisonnants, mâchoire avançante, un deces maraudeurs de la Loi qu’on rencontre aux abords du Palais dejustice et qui semblent nés à cinquante ans, la bouche amère, l’airenvieux, une serviette en maroquin sous le bras. Il s’assit au bordde la chaise qu’elle lui montrait, tourna la tête afin de s’assurerque la domestique était sortie, puis ouvrit méthodiquement saserviette comme pour y chercher un papier. Voyant qu’il ne parlaitpas, elle commença sur un ton d’impatience :

« Je dois vous prévenir, monsieur, quemon mari est absent et que je ne suis au courant d’aucune de sesaffaires. »

Sans s’émouvoir, la main dans ses paperasses,l’homme répondit :

« Je sais d’autant mieux queM. Jenkins est absent, madame, – il souligna trèsparticulièrement ces deux mots : « monsieurJenkins » – que je viens de sa part. »

Elle le regarda épouvantée :

« De sa part ?…

– Hélas ! oui, madame… La situation dudocteur – vous le savez sans doute – est très embarrassée pourl’instant. De mauvaises opérations à la Bourse le désarroi d’unegrande entreprise financière dans laquelle il avait engagé desfonds, l’œuvre de Bethléem si lourde pour lui seul tous ces échecsréunis l’ont obligé à prendre une résolution héroïque. Il vend sonhôtel, ses chevaux, tout ce qu’il possède, et m’a donné procurationpour cela… »

Il avait trouvé enfin ce qu’il cherchait, unde ces plis timbrés, criblé de renvois, de lignes en surcharges, oùla loi impassible endosse parfois tant de lâchetés et de mensonges.Mme Jenkins allait dire : « Mais j’étais là, moi.J’aurais accompli, servi toutes ses volontés, tous sesordres… », quand elle comprit subitement au sans gêne duvisiteur, à son attitude assurée, presque insolente, qu’onl’enveloppait elle aussi dans ce désarroi d’existence, dans cedébarras de l’hôtel coûteux, des richesses inutiles, et que sondépart serait le signal de la vente.

Elle se leva brusquement. L’homme, toujoursassis, continuait :

« Ce qu’il me reste à dire, madame, –Oh ! elle le savait, elle l’aurait dicté ce qu’il lui restaità dire – est si pénible, si délicat… M. Jenkins quitte Parispour longtemps, et dans la crainte de vous exposer aux hasards auxaventures de la vie nouvelle qu’il entreprend, de vous éloignerd’un fils que vous chérissez, et dans l’intérêt duquel il vautpeut-être mieux… »

Elle ne l’entendait plus, ne le voyait plus,et pendant qu’il débitait ses phrases filandreuses, livrée audésespoir, peut-être à la folie, écoutait chanter en elle-mêmel’air obstiné qui la poursuivait dans cet écroulement effroyable,comme reste dans les yeux de l’homme qui se noie la dernière imageentrevue :

Le temps nous enlève

Notre enchantement…

Tout d’un coup le sentiment de sa fierté luirevint.

« Finissons, monsieur. Tous vos détourset vos phrases ne sont qu’une injure de plus. La vérité c’est qu’onme chasse, qu’on me met dans la rue comme une servante.

– Oh ! Madame, madame… La situation estassez cruelle, ne l’envenimons pas encore par des mots. Dansl’évolution de son modus vivendi, M. Jenkins se sépare devous, mais il le fait, la mort dans l’âme, et les propositions queje suis chargé de vous transmettre sont une preuve de sessentiments pour vous… D’abord, en fait de mobilier et d’effets detoilette, je suis autorisé à vous laisser prendre…

– Assez », dit-elle.

Elle se précipita vers la sonnette :

« Je sors… Vite mon chapeau, monmantelet, n’importe quoi… je suis pressée. »

Et pendant qu’on allait lui chercher cequ’elle demandait :

« Tout ce qui est ici appartient àM. Jenkins. Qu’il en dispose librement. Je ne veux rien delui… n’insistez pas… c’est inutile. »

L’homme n’insista pas. Sa mission se trouvantremplie, le reste lui importait peu.

Posément, froidement, elle mit son chapeauavec soin devant la glace, la servante attachant le voile, ajustantaux épaules les plis du mantelet ; ensuite elle regarda toutautour, chercha une seconde si elle n’oubliait rien de précieux.Non, rien, les lettres de son fils étaient dans sa poche ;elle ne s’en séparait jamais.

« Madame ne veut pas qu’onattelle ?

– Non. »

Et elle partit.

Il était environ cinq heures. À ce moment,Bernard Jansoulet passait la grille du Corps législatif, sa mère aubras, mais, si poignant que fût le drame qui se jouait là-bas,celui-ci le surpassait encore, plus subit, plus imprévu, sans lamoindre solennité, le drame intime entre cuir et chair, comme Parisen improvise à toute heure du jour ; et c’est peut-être ce quidonne à l’air qu’on y respire cette vibration ce frémissement oùs’activent les nerfs de tous. Le temps était magnifique. Les ruesde ces riches quartiers, larges et droites comme des avenues,resplendissaient dans la lumière déjà un peu tombante, égayées defenêtres ouvertes, de balcons fleuris, de verdures entrevues versles boulevards, si légères, si frémissantes, entre les horizonsdroits et durs de la pierre. C’est de ce côté que descendait lamarche pressée de Mme Jenkins, se hâtant au hasard dans unétourdissement douloureux. Quelle chute horrible ! Riche il ya cinq minutes, entourée de tout le respect et le confort d’unegrande existence. Maintenant plus rien. Pas même un toit pourdormir, pas même de nom. La rue.

Où aller ? Que devenir ?

Elle avait d’abord pensé à son fils. Maisavouer sa faute, rougir en présence de l’enfant respectueux,pleurer devant lui en s’enlevant le droit d’être consolée, c’étaitau-dessus de ses forces… Non, il n’y avait plus pour elle que lamort… Mourir le plus tôt possible, échapper à la honte par unedisparition complète, le dénouement fatal des situationsinextricables… Mais où mourir ?… Comment ?… Tant defaçons de s’en aller ainsi !… Et mentalement elle les évoquaittoutes en marchant. Autour d’elle la vie débordait, ce qui manque àParis l’hiver, l’épanouissement en plein air de son luxe, de sesélégances visibles à cette heure du jour, à cette saison del’année, autour de la Madeleine et de son marché aux fleurs, dansun espace délimité par le parfum des œillets et des roses. Sur lelarge trottoir où les toilettes s’étalaient, mêlaient leursfrôlements au frisson des arbres rafraîchis, il y avait un peu duplaisir de rencontre d’un salon, un air de connaissance entre lespromeneurs, des sourires de discrets bonjours en passant. Et tout àcoup Mme Jenkins s’inquiétant de l’altération de ses traits,de ce qu’on pourrait penser en la voyant courir ainsi aveugle etpréoccupée, ralentissait sa marche à la flânerie d’une simplepromenade, s’arrêtait à petits pas aux devantures. Les étalagescolorés, vaporeux, parlaient tous de voyages, de campagne ;traîne légère pour le sable fin des parcs, chapeaux enroulés degaze contre le soleil des plages, éventails, ombrelles, aumônières.Ses yeux fixes s’attachaient à ces fanfreluches sans les voir, maisun reflet vague et pâli aux vitres claires lui montrait son imagecouchée, immobile sur un lit d’hôtel garni, le sommeil de plombd’un soporifique dans la tête, ou là-bas, hors des murs, déplaçantla vase de quelque bateau amarré. Lequel valait mieux ?

Elle hésitait, cherchait, comparait, puis, sadécision prise, partait enfin rapidement avec ce mouvement résolude la femme qui s’arrache à regret aux tentations savantes del’étalage. Comme elle s’élançait, le marquis de Monpavon fringantet superbe, une fleur à la boutonnière, la saluait à distance de cegrand coup de chapeau si cher à la vanité des femmes, le chicsuprême du salut dans la rue, la coiffure haut levée au-dessus dela tête très droite. Elle lui répondait par son gentil bonjour deParisienne à peine exprimé dans une imperceptible inclination de lataille et du sourire des yeux, et jamais à voir cet échange depolitesses mondaines au milieu de la fête printanière, on ne seserait douté qu’une même pensée sinistre guidait ces deux marcheurscroisés par le hasard sur la route qu’ils poursuivaient en sensinverse, tout en allant au même but.

La prédiction du valet de chambre de Moras’était réalisée pour le marquis : « Nous pouvons mourir,perdre le pouvoir, alors on vous demandera des comptes, et ce seraterrible. »C’était terrible. À grand-peine, l’ancien receveurgénéral avait obtenu un délai extrême de quinze jours pourrembourser le Trésor, comptant comme dernière chance que Jansouletvalidé, rentré dans ses millions, lui viendrait encore une fois enaide. La décision de l’Assemblée venait de lui enlever ce suprêmeespoir. Dès qu’il la connut, il revint au cercle très calme, montadans sa chambre où Francis l’attendait dans une grande impatiencepour lui remettre un papier important arrivé dans la journée.C’était une notification au sieur Louis-Marie-Agénor de Monpavond’avoir à comparaître le lendemain dans le cabinet du juged’instruction. Cela s’adressait-il au censeur de la Caisseterritoriale ou à l’ancien receveur général en déficit ? Entout cas, la formule brutale de l’assignation judiciaire employéedès l’abord, au lieu d’une convocation discrète, disait assez lagravité de l’affaire et les fermes résolutions de la justice.

Devant une pareille extrémité attendue etprévue depuis longtemps, le parti du vieux beau était prisd’avance. Un Monpavon à la correctionnelle, un Monpavon,bibliothécaire à Mazas !… Jamais… Il mit en ordre toutes sesaffaires, déchira des papiers, vida minutieusement ses poches danslesquelles il glissa seulement quelques ingrédients pris sur satable de toilette, tout cela avec tant de calme et de naturel que,lorsqu’en s’en allant, il dit à Francis : « M’en vas aubain… Diablesse de Chambre… Poussière infecte… » le domestiquele crut sur parole. Le marquis ne mentait pas, du reste. Cetteémouvante et longue station debout là-haut dans la poussière de latribune lui avait rompu les membres autant que deux nuits en wagon,et sa décision de mourir s’associant à l’envie de prendre un bonbain, le vieux sybarite songeait à s’endormir dans une baignoirecomme chose… machin… ps… ps… ps… et autres fameux personnages del’Antiquité. C’est une justice à lui rendre, que pas un de cesstoïques n’alla au-devant de la mort avec plus de tranquillité quelui.

Fleuri par-dessus sa rosette d’officier d’uncamélia blanc dont le décorait en passant la jolie bouquetière duCercle, il remontait d’un pas léger le boulevard des Capucines,quand la vue de Mme Jenkins troubla pendant une minute sasérénité. Il lui avait trouvé un air de jeunesse, une flamme auxyeux, quelque chose de si piquant, qu’il s’arrêta pour la regarder.Grande et belle, sa longue robe de gaze noire déroulée, les épaulesserrées dans une mantille de dentelle où le bouquet de son chapeaujetait une guirlande de feuillage d’automne, elle s’éloignait,disparaissait au milieu d’autres femmes non moins élégantes, dansune atmosphère embaumée ; et la pensée que ses yeux allaientse fermer pour toujours à ce joli spectacle qu’il savourait enconnaisseur, assombrit un peu l’ancien beau, ralentit l’élan de samarche. Mais quelques pas plus loin, une rencontre d’un autre genrelui rendit tout son courage.

Quelqu’un de râpé, de honteux, d’ébloui par lalumière, traversait le boulevard ; c’était le vieux Marestang,ancien sénateur, ancien ministre, si gravement compromis dansl’affaire des Tourteaux de Malte que, malgré son âge, ses services,le grand scandale d’un procès pareil, il avait été condamné à deuxans de prison, rayé des registres de la Légion d’honneur, où ilcomptait parmi les grands dignitaires. L’affaire déjà ancienne, lepauvre diable, gracié d’une partie de son temps, venait de sortirde prison, éperdu, dérouté, n’ayant pas même de quoi dorer sadétresse morale, il avait fallu rendre gorge. Debout au bord dutrottoir il attendait la tête basse que la chaussée encombrée desvoitures lui laissât un passage libre, embarrassé de cet arrêt aucoin le plus hanté des boulevards, pris entre les piétons et ceflot d’équipages découverts, remplis de figures connues. Monpavon,passant près de lui, surprit ce regard timide, inquiet, implorantun salut et s’y dérobant à la fois. L’idée qu’il pourrait un jours’humilier ainsi lui fit faire un haut-le-corps de révolte.« Allons donc !… Est-ce que c’est possible ?… »Et, redressant sa taille, le plastron élargi, il continua sa route,plus ferme et résolu qu’avant.

M. de Monpavon marche à la mort. Ily va par cette longue ligne des boulevards tout en feu du côté dela Madeleine, et dont il foule encore une fois l’asphalteélastique, en museur, le nez levé, les mains au dos. Il a le temps,rien ne le presse, il est maître du rendez-vous. À chaque instantil sourit devant lui, envoie un petit bonjour protecteur du boutdes doigts ou bien le grand coup de chapeau de tout à l’heure. Toutle ravit, le charme, le bruit des tonneaux d’arrosage, des storesrelevés aux portes des cafés débordant jusqu’au milieu destrottoirs. La mort prochaine lui fait des sens de convalescent,accessibles à toutes les finesses, à toutes les poésies cachéesd’une belle heure d’été sonnant en pleine vie parisienne, d’unebelle heure qui sera sa dernière et qu’il voudrait prolongerjusqu’à la nuit. C’est pour cela sans doute qu’il dépasse lesomptueux établissement où il prend son bain d’habitude ; ilne s’arrête pas non plus aux Bains chinois. On le connaît trop parici. Tout Paris saurait son aventure le soir même. Ce serait dansles cercles, dans les salons un scandale de mauvais goût, beaucoupde bruit vilain autour de sa mort ; et le vieux raffiné,l’homme de la tenue, voudrait s’épargner cette honte, plonger,s’engloutir dans le vague et l’anonymat d’un suicide, comme cessoldats qu’au lendemain des grandes batailles, ni blessés, nivivants, ni morts, on porte simplement disparus. Voilà pourquoi ila eu soin de ne rien garder sur lui de ce qui aurait pu le fairereconnaître fournir un renseignement précis aux constatationspolicières, pourquoi il cherche dans cet immense Paris la zoneéloignée et perdue où commencera pour lui la terrible maisrassurante confusion de la fosse commune. Déjà depuis que Monpavonest en route, l’aspect du boulevard a bien changé. La foule estdevenue compacte, plus active et préoccupée, les maisons moinslarges, sillonnées d’enseignes de commerce. Les portes Saint-Deniset Saint-Martin passées, sous lesquelles déborde à toute heure letrop-plein grouillant des faubourgs, la physionomie provinciale dela ville s’accentue. Le vieux beau n’y connaît plus personne etpeut se vanter d’être inconnu de tous.

Les boutiquiers, qui le regardentcurieusement, avec son linge étalé, sa redingote fine, la cambrurede sa taille, le prennent pour quelque fameux comédien exécutantavant le spectacle une petite promenade hygiénique sur l’ancienboulevard, témoin de ses premiers triomphes… Le vent fraîchit, lecrépuscule estompe les lointains, et tandis que la longue voiecontinue à flamboyer dans ses détours déjà parcourus, elles’assombrit maintenant à chaque pas. Ainsi le passé, quand sonrayonnement arrive à celui qui regarde en arrière et regrette… Ilsemble à Monpavon qu’il entre dans la nuit. Il frissonne un peu,mais ne faiblit pas, et continue à marcher la tête droite et lejabot tendu.

M. de Monpavon marche à la mort. Àprésent, il pénètre dans le dédale compliqué des rues bruyantes oùle fracas des omnibus se mêle aux mille métiers ronflants de lacité ouvrière, où se confond la chaleur des fumées d’usine avec lafièvre de tout un peuple se débattant contre la faim. L’air frémit,les ruisseaux fument, les maisons tremblent au passage des camions,des lourds baquets se heurtant au détour des chaussées étroites.Soudain le marquis s’arrête ; il a trouvé ce qu’il voulait.Entre la boutique noire d’un charbonnier et l’établissement d’unemballeur dont les planches de sapin adossées aux murailles luicausent un petit frisson, s’ouvre une porte cochère surmontée deson enseigne, le mot BAINS sur une lanterne blafarde. Il entre,traverse un petit jardin moisi où pleure un jet d’eau dans larocaille. Voilà bien le coin sinistre qu’il cherchait. Quis’avisera jamais de croire que le marquis de Monpavon est venu secouper la gorge là ?… La maison est au bout, basse, des voletsverts, une porte vitrée, ce faux air de villa qu’elles ont toutes…Il demande un bain, un fond de bain, s’y enfile l’étroit couloir,et pendant qu’on prépare cela, le fracas de l’eau derrière lui, ilfume son cigare à la fenêtre, regarde le parterre aux maigres lilaset le mur élevé qui le ferme.

À côté c’est une grande cour, la cour d’unecaserne de pompiers avec un gymnase dont les montants, mâts etportiques, vaguement entrevus par le haut, ont des apparences degibets. Un clairon sonne au sergent dans la cour. Et voilà quecette sonnerie ramène le marquis à trente ans en arrière, luirappelle ses campagnes d’Algérie, les hauts remparts deConstantine, l’arrivée de Mora au régiment, et des duels, et desparties fines… Ah ! comme la vie commençait bien. Quel dommageque ces sacrées cartes… Ps… ps… ps… Enfin, c’est déjà beau d’avoirsauvé la tenue.

« Monsieur, dit le garçon, votre bain estprêt. »

À ce moment, haletante et pâle,Mme Jenkins entrait dans l’atelier d’André où l’amenait uninstinct plus fort que sa volonté, le besoin d’embrasser son enfantavant de mourir. La porte ouverte, -il lui avait donné une doubleclé – elle eut pourtant un soulagement de voir qu’il n’était pasrentré, qu’elle aurait le temps de calmer son émotion augmentéed’une longue marche inusitée à ses nonchalances de femme riche.Personne. Mais sur la table ce petit mot qu’il laissait toujours ensortant, pour que sa mère, dont les visites devenaient de plus enplus rares et courtes à cause de la tyrannie de Jenkins, pût savoiroù il était, l’attendre facilement ou le rejoindre. Ces deux êtresn’avaient cessé de s’aimer tendrement, profondément, malgré lescruautés de la vie qui les obligeaient à introduire dans leursrapports de mère à fils les précautions, le mystère clandestin d’unautre amour.

« Je suis à ma répétition, disaitaujourd’hui le petit mot, je rentrerai vers sept heures. »

Cette attention de son enfant qu’elle n’étaitpas venue voir depuis trois semaines, et qui persistait quand mêmeà l’attendre, fit monter aux yeux de la mère le flot de larmes quipersistait. On eût dit qu’elle venait d’entrer dans un mondenouveau. C’était si clair, si calme, si élevé, cette petite piècequi gardait la dernière lueur du jour sur son vitrage, flambait desrayons du soleil déjà sombré, semblait comme toutes les mansardestaillée dans un pan de ciel, avec ses murs nus, ornés seulementd’un grand portrait, le sien, rien que le sien souriant à la placed’honneur, et encore là-bas sur la table dans un cadre doré. Oui,véritablement, l’humble petit logis, qui retenait tant de clartéquand tout Paris devenait noir, lui faisait une impressionsurnaturelle, malgré la pauvreté de ses meubles restreints,éparpillés dans deux pièces, sa perse commune, et sa cheminéegarnie de deux gros bouquets de jacinthes, de ces fleurs qu’ontraîne le matin dans les rues, à pleines charrettes. La belle vievaillante et digne qu’elle aurait pu mener là près de sonAndré ! Et en une minute, avec la rapidité du rêve, elleinstallait son lit dans un coin, son piano dans l’autre, se voyaitdonnant des leçons, soignant l’intérieur où elle apportait sa partd’aisance et de gaieté courageuse. Comment n’avait-elle pas comprisque là eût été son devoir, la fierté de son veuvage ? Par quelaveuglement, quelle faiblesse indigne ?…

Grande faute sans doute, mais qui aurait putrouver bien des atténuations dans sa nature facile et tendre, etl’adresse, la fourberie de son complice parlant tout le temps demariage, lui laissant ignorer que lui-même n’était plus libre, etlorsqu’enfin il fut obligé d’avouer, faisant un tel tableau de savie sans lumière, de son désespoir, de son amour, que la pauvrecréature engagée déjà si gravement aux yeux du monde, incapabled’un de ces efforts héroïques qui vous mettent au-dessus dessituations fausses, avait fini par céder, par accepter cette doubleexistence, si brillante et si misérable, reposant toute sur unmensonge qui avait duré dix ans. Dix ans d’enivrants succès etd’inquiétudes indicibles, dix ans où elle avait chanté avec chaquefois la peur d’être trahie entre deux couplets, où le moindre motsur les ménages irréguliers la blessait comme une allusion, oùl’expression de sa figure s’était amollie jusqu’à cet aird’humilité douce, de coupable demandant grâce. Ensuite la certituded’être abandonnée lui avait gâté même ces joies d’emprunt, fané sonluxe ; et que d’angoisses, que de souffrances silencieusementsubies, d’humiliations incessantes, jusqu’à la dernière, la plusépouvantable de toutes !

Tandis qu’elle repasse ainsi douloureusementsa vie dans la fraîcheur du soir et le calme de la maison déserte,des rires sonores, un entrain de jeunesse heureuse montent del’étage au-dessous, et se rappelant les confidences d’André, sadernière lettre où il lui annonçait la grande nouvelle, ellecherche à distinguer parmi toutes ces voix limpides et neuves,celle de sa fille Élise, cette fiancée de son fils qu’elle neconnaît pas, qu’elle ne doit jamais connaître. Cette pensée, quiachève de déshériter la mère, ajoute au désastre de ses derniersinstants, les comble de tant de remords et de regrets que malgréson vouloir d’être courageuse, elle pleure, elle pleure.

La nuit vient peu à peu. De larges tachesd’ombre plaquent les vitres inclinées où le ciel immense enprofondeur se décolore, semble fuir dans de l’obscur. Les toits semassent pour la nuit comme les soldats pour l’attaque. Gravement,les clochers se renvoient l’heure, pendant que les hirondellestournoient aux environs d’un nid caché et que le vent fait soninvasion ordinaire dans les décombres du vieux chantier. Ce soir,il souffle avec des plaintes de flot, un frisson de brume, ilsouffle de la rivière, comme pour rappeler à la malheureuse femmeque c’est là-bas qu’il va falloir aller… Sous sa mantille dedentelle, oh ! elle en grelotte d’avance… Pourquoi est-ellevenue ici reprendre goût à la vie impossible après l’aveu qu’elleserait forcée de faire ?… Des pas rapides ébranlentl’escalier, la porte s’ouvre précipitamment, c’est André. Ilchante, il est content, très pressé surtout, car on l’attend pourdîner chez les Joyeuse. Vite, un peu de lumière, que l’amoureux sefasse beau. Mais, tout en frottant les allumettes, il devinequelqu’un dans l’atelier, une ombre remuante parmi les ombresimmobiles.

« Qui est là ? »

Quelque chose lui répond, comme un rireétouffé ou un sanglot. Il croit que ce sont ses petites voisines,une invention des « enfants » pour s’amuser. Ils’approche. Deux mains, deux bras, le serrent, l’enlacent.

« C’est moi… »

Et d’une voix fiévreuse, qui se hâte pours’assurer, elle lui raconte qu’elle part pour un voyage assez longet qu’avant de partir…

« Un voyage… Et où donc vas-tu ?

– Oh ! je ne sais pas… Nous allonslà-bas, très loin, pour des affaires qu’il a dans son pays.

– Comment ! tu ne seras pas là, pour mapièce ?… C’est dans trois jours… Et puis, tout de suite après,le mariage… Voyons, il ne peut pas t’empêcher d’assister à monmariage. »

Elle s’excuse, imagine des raisons, mais sesmains brûlantes dans celles de son fils, sa voix toute changée,font comprendre à André qu’elle ne dit pas la vérité. Il veutallumer, elle l’en empêche :

« Non, non, c’est inutile. On est mieuxainsi… D’ailleurs, j’ai tant de préparatifs encore ; il fautque je m’en aille. »

Ils sont debout tous deux, prêts pour laséparation mais André ne la laissera pas partir sans lui faireavouer ce qu’elle a, quel souci tragique creuse ce beau visage oùles yeux, – est-ce un effet du crépuscule ? – reluisent d’unéclat farouche.

« Rien… non, rien ; je t’assure…Seulement l’idée de ne pouvoir prendre ma part de tes bonheurs, detes triomphes… Enfin, tu sais que je t’aime, tu ne doutes pas de tamère, n’est-ce pas ? Je ne suis jamais restée un jour sanspenser à toi… Fais-en autant, garde-moi ton cœur… Et maintenantembrasse-moi que je m’en aille vite… J’ai trop tardé. »

Une minute encore, elle n’aurait plus la forcede ce qu’il lui reste à accomplir. Elle s’élance.

« Eh bien, non, tu ne sortiras pas… Jesens qu’il se passe dans ta vie quelque chose d’extraordinaire quetu ne veux pas dire… Tu as un grand chagrin, je suis sûr. Cet hommet’aura fait quelque infamie…

– Non, non… Laisse-moi aller… laisse-moialler. »

Mais il la retient au contraire, il la retientfortement.

« Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?…Dis… dis… »

Puis tout bas, à l’oreille, la parole tendre,appuyée et sourde comme un baiser :

« Il t’a quittée, n’est-cepas ? »

La malheureuse tressaille, se débat.

« Ne me demande rien… je ne veux riendire… adieu. »

Et lui, la pressant contre son cœur :

« Que pourrais-tu me dire que je ne sachedéjà, pauvre mère ?… Tu n’as donc pas compris pourquoi je suisparti, il y a six mois…

– Tu sais ?…

– Tout… Et ce qui t’arrive aujourd’hui, voilàlongtemps que je le pressens, que je le souhaite…

– Oh ! malheureuse, malheureuse, pourquoisuis-je venue ?

– Parce que c’est ta place, parce que tu medois dix ans de ma mère… Tu vois bien qu’il faut que je tegarde. »

Il lui dit cela à genoux devant le divan oùelle s’est laissée tomber dans un débordement de larmes et lesderniers cris douloureux de son orgueil blessé. Longtemps ellepleure ainsi, son enfant à ses pieds. Et voici que les Joyeuse,inquiets de ne pas voir André descendre, montent le chercher entroupe. C’est une invasion de visages ingénus, de gaietés limpides,boucles flottantes, modestes parures, et sur tout le groupe rayonnela grosse lampe, la bonne vieille lampe au vaste abat-jour, queM. Joyeuse porte solennellement, aussi haut, aussi droit qu’ilpeut avec un geste de canéphore. Ils s’arrêtent interdits devantcette dame pâle et triste qui regarde, très émue, toute cette grâcesouriante, surtout Élise un peu en arrière des autres et que sonattitude gênée dans cette indiscrète visite désigne comme lafiancée.

« Élise, embrassez notre mère etremerciez-la. Elle vient demeurer avec ses enfants. »

La voilà serrée dans tous ces bras caressants,contre quatre petits cœurs féminins à qui manque depuis longtempsl’appui de la mère, la voilà introduite et si doucement sous lecercle lumineux de la lampe familiale, un peu élargi pour qu’ellepuisse y prendre sa place, sécher ses yeux, réchauffer, éclairerson esprit à cette flamme robuste qui monte sans un vacillement,même dans ce petit atelier d’artiste près des toits, où soufflaientsi fort tout à l’heure des tempêtes sinistres qu’il fautoublier.

Celui qui râle là-bas, effondré dans sabaignoire sanglante, ne l’a jamais connue, cette flamme sacrée.Égoïste et dur, il a jusqu’à la fin vécu pour la montre, gonflantson plastron tout en surface d’une enflure de vanité. Encore cettevanité était ce qu’il y avait de meilleur en lui. C’est elle quil’a tenu crâne et debout si longtemps, elle qui lui serre les dentssur les hoquets de son agonie. Dans le jardin moisi, le jet d’eautristement s’égoutte. Le clairon des pompiers sonne le couvre-feu…« Allez donc voir au 7, dit la maîtresse, il n’en finit plusavec son bain. » Le garçon monte et pousse un cri d’effroi, destupeur : « Oh ! Madame, il est mort… mais ce n’estplus le même… » On accourt, et personne, en effet, ne veutreconnaître le beau gentilhomme qui est entré tout à l’heure, danscette espèce de poupée macabre, la tête pendant au bord de labaignoire, un teint où le fard étalé se mêle au sang qui le délaie,tous les membres jetés dans une lassitude suprême du rôle jouéjusqu’au bout, jusqu’à tuer le comédien. Deux coups de rasoir entravers du magnifique plastron inflexible, et toute sa majestéfactice s’est dégonflée, s’est résolue dans cette horreur sans nom,ce tas de boue, de sang, de chairs maquillées et cadavériques oùgît méconnaissable l’homme de la tenue, le marquisLouis-Marie-Agénor de Monpavon.

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