Le Nabab

Chapitre 24À BORDIGHERA.

Comme l’avait dit M. Joyeuse chez le juged’instruction, Paul de Géry revenait de Tunis après trois semainesd’absence. Trois interminables semaines passées à se débattre aumilieu d’intrigues, de trames ourdies sournoisement par la hainepuissante des Hemerlingue, à errer de salle en salle, de ministèreen ministère, à travers cette immense résidence du Bardo qui réunitdans la même enceinte farouche hérissée de couleuvrines tous lesservices de l’État, placés sous la surveillance du maître comme sesécuries et son harem. Dès son arrivée là-bas. Paul avait appris quela chambre de justice commençait à instruire secrètement le procèsde Jansoulet, procès dérisoire, perdu par avance ; et lescomptoirs du Nabab fermés sur le quai de la Marine, les scellésapposés sur ses coffres, ses navires solidement amarrés à laGoulette, une garde de chaouchs autour de ses palaisannonçaient déjà une sorte de mort civile, de succession ouvertedont il ne resterait plus bientôt qu’à se partager lesdépouilles.

Pas un défenseur, pas un ami dans cette meutevorace ; la colonie franque elle-même paraissait satisfaite dela chute d’un courtisan qui avait si longtemps obstrué en lesoccupant tous les chemins de la faveur. Essayer d’arracher au beycette proie, à moins d’un triomphe éclatant devant l’Assemblée, iln’y fallait pas songer. Tout ce que de Géry pouvait espérer,c’était de sauver quelques épaves, et encore en se hâtant, car ils’attendait un jour ou l’autre à apprendre l’échec complet de sonami.

Il se mit donc en campagne, précipita sesdémarches avec une activité que rien ne découragea, ni lepatelinage oriental, cette politesse raffinée et doucereuse souslaquelle se dissimulent la férocité, la dissolution des mœurs, niles sourires béatement indifférents ni ces airs penchés, ces brasen croix invoquant le fatalisme divin quand le mensonge humain faitdéfaut. Le sang-froid de ce petit Méridional refroidi, en qui secondensaient toutes les exubérances de ses compatriotes, le servitau moins autant que sa connaissance parfaite de la loi françaisedont le Code de Tunis n’est que la copie défigurée…

À force de souplesse, de circonspection, etmalgré les intrigues d’Hemerlingue fils, très influent au Bardo, ilparvint à faire distraire de la confiscation l’argent prêté par leNabab quelques mois auparavant et à arracher dix millions surquinze à la rapacité de Mohammed. Le matin même du jour où cettesomme devait lui être comptée il recevait de Paris une dépêche luiannonçant l’invalidation. Il courut tout de suite au palais, presséd’y arriver avant la nouvelle, et au retour, ses dix millions detraites sur Marseille bien serrés dans son portefeuille, il croisasur la route de la résidence le carrosse d’Hemerlingue fils avecses trois mules lancées à fond de train. La tête du hibou maigrerayonnait. De Géry comprenant que, s’il restait seulement quelquesheures de plus à Tunis, ses traites couraient grand risque d’êtreconfisquées, alla retenir sa place sur un paquebot italien quipartait le lendemain pour Gênes, passa la nuit à bord, et ne futtranquille que lorsqu’il vit fuir derrière lui la blanche Tunisétagée au fond de son golfe et les rochers du cap Carthage. Enentrant dans le port de Gênes, le vapeur, en train de se ranger auquai, passa près d’un grand yacht où flottait le pavillon tunisienparmi des petits étendards de parade. De Géry ressentit une viveémotion, crut un instant qu’on envoyait à sa poursuite, et qu’ilallait peut-être en débarquant avoir des démêlés avec la policeitalienne comme un vulgaire gâte-bourse. Mais non, le yacht sebalançait tranquille à l’ancre, ses matelots occupés à nettoyer lepont et à repeindre la sirène rouge de l’avant, comme si l’onattendait quelque personnage d’importance. Paul n’eut pas lacuriosité de savoir quel était ce personnage, ne fit que traverserla ville de marbre et revint par la voie ferrée qui va de Gênes àMarseille en suivant la côte, route merveilleuse où l’on passe dunoir des tunnels à l’éblouissement de la mer bleue, mais que sonétroitesse expose à bien des accidents.

À Savone, le train arrêté, on annonça auxvoyageurs qu’ils ne pouvaient aller plus loin, un de ces petitsponts jetés sur les torrents qui descendent de la montagne dans lamer s’étant rompu pendant la nuit. Il fallait attendre l’ingénieur,les ouvriers avertis par le télégraphe, rester là peut-être unedemi-journée. C’était le matin. La ville italienne s’éveillait dansune de ces aubes voilées qui annoncent la grande chaleur du jour.Pendant que les voyageurs dispersés se réfugiaient dans les hôtels,s’installaient dans des cafés, que d’autres couraient la ville, deGéry, désolé du retard, cherchait un moyen de ne pas perdre encorecette dizaine d’heures. Il pensait au pauvre Jansoulet, à quil’argent qu’il apportait allait peut-être sauver l’honneur et lavie, à sa chère Aline, à celle dont le souvenir ne l’avait pasquitté un seul jour pendant son voyage, pas plus que le portraitqu’elle lui avait donné. Il eut alors l’idée de louer un de cescalesino attelés à quatre qui font le trajet de Gênes à Nice, toutle long de la Corniche italienne, voyage adorable que se payentsouvent les étrangers, les amoureux ou les joueurs heureux deMonaco. Le cocher garantissait d’être à Nice de bonne heure ;mais n’arrivât-on guère plus vite qu’en attendant le train,l’impatience du voyageur éprouvait le soulagement de ne paspiétiner sur place, de sentir à chaque tour de roue décroîtrel’espace qui le séparait de son désir.

Oh ! par un beau matin de juin, à l’âgede notre ami Paul, le cœur plein d’amour comme il l’avait, brûler àquatre chevaux la route blanche de la Corniche, c’est une ivressede voyage incomparable. À gauche, à cent pieds d’abîme, la mermouchetée d’écume des anses rondes du rivage à ces lointains devapeur, où se confondent le bleu des vagues et celui du ciel ;voiles rouges ou blanches, jetées là-dessus en ailes uniques etdéployées fines silhouettes de steamers avec un peu de fumée àl’arrière comme un adieu, et sur des plages aperçues au détour, despêcheurs, pas plus gros que des merles de roche, dans leur barqueamarrée, qui semble un nid. Puis la route s’abaisse, suit une penterapide, tout le long de rochers, de promontoires presque à pic. Levent frais des vagues arrive là, se mêle aux mille grelots del’attelage tandis qu’à droite, sur le flanc de la montagne les pinss’étagent, les chênes verts, aux capricieuses racines, sortant dusol aride, et des oliviers en culture sur leurs terrasses, jusqu’àun large ravin blanc et caillouteux, bordé de verdures quirappellent le passage des eaux, un torrent desséché que remontentdes mulets chargés, le sabot solide parmi les pierres en galets oùse penche une laveuse près d’une mare microscopique, quelquesgouttes restées de la grande inondation d’hiver. De temps en temps,on traverse la rue d’un village ou plutôt d’une petite villerouillée par trop de soleil, d’une ancienneté historique, lesmaisons étroitement serrées et rejointes par des arcades sombres,un lacis de ruelles voûtées, qui grimpent à pic avec des échappéesde jour supérieur, des ouvertures de mines laissant apercevoir desnichées d’enfants frisés en auréole, des corbeilles de fruitséclatants, une femme descendant le pavé raboteux sa cruche sur latête ou la quenouille au bras. Puis, à un coin de rue, lepapillotement bleu des vagues, et l’immensité retrouvée…

Mais, à mesure que la journée s’avançait, lesoleil montant dans le ciel, éparpillait sur la mer, sortie de sesbrumes, lourde, stupéfaite, immobile avec des transparences dequartz, des milliers de rayons tombant dans l’eau, comme despiqûres de flèches, une réverbération éblouissante, doublée par lablancheur des roches et du sol, par un véritable sirocco d’Afriquequi soulevait la poussière en spirale sur le passage de la voiture.On arrivait aux sites les plus chauds, les plus abrités de laCorniche, véritable température exotique, plantant en pleine terreles dattiers, les cactus, l’aloès et ses hauts candélabres. Envoyant ces troncs élancés, cette végétation fantastique, découperl’air chauffé à blanc, en sentant la poussière aveuglante craquersous les roues comme une neige, de Géry, les yeux à demi clos,halluciné par ce midi de plomb, croyait faire encore une fois cettefatigante route de Tunis au Bardo, tant parcourue dans un singulierpêle-mêle de carrosses levantins, à livrées éclatantes, de méharisau long cou, à la babine pendante, de mulets caparaçonnés, debourriquots, d’Arabes en guenilles, de nègres à moitié nus, defonctionnaires en grand costume, avec leur escorte d’honneur.Allait-il donc retrouver là-bas, où la route côtoie des jardins depalmiers, l’architecture bizarre et colossale du palais du bey, sesgrillages de fenêtres aux mailles serrées, ses portes de marbre,ses moucharabiehs en bois découpé, peints de couleurs vives ?…Ce n’était pas le Bardo, mais le joli pays de Bordighera, divisécomme tous ceux du littoral en deux parties, la Marine s’étalant enrivage, et la ville haute, rejointes toutes deux par une forêt depalmes immobiles, élancées de tige et la cime retombante,véritables fusées de verdure, rayant le bleu de leurs mille fentesrégulières.

La chaleur insoutenable, les chevaux à bout deforces, contraignirent le voyageur à s’arrêter pour une coupled’heures dans un de ces grands hôtels qui bordent la route etmettent dès novembre, dans ce petit bourg merveilleusement abrité,la vie luxueuse, l’animation cosmopolite d’une aristocratiquestation hivernale. Mais, à cette époque de l’année, il n’y avait àla Marine de Bordighera que des pêcheurs invisibles àcette heure. Les villas, les hôtels semblaient morts, tous leursstores et leurs jalousies étendus. On fit traverser à l’arrivant delongs couloirs frais et silencieux, jusqu’à un grand salon tournéau nord qui devait faire partie d’un de ces appartements completsqu’on loue pour la saison et dont les portes légères communiquentavec d’autres chambres. Des rideaux blancs, un tapis, cedemi-confortable exigé par les Anglais, même en voyage, et en facedes fenêtres que l’hôtelier ouvrit toutes grandes pour amorcer cepassant, l’engager à une halte plus sérieuse, la vue splendide dela montagne. Un calme étonnant régnait dans cette grande aubergedéserte, sans maître d’hôtel, ni cuisiniers, ni chasseurs – tout leservice n’arrivant qu’aux premiers froids – et livrée pour lessoins domestiques à un gâte-sauce du pays, expert auxstoffato, aux risotto, et à deux valets d’écuriemettant pour l’heure des repas l’habit, la cravate blanche et lesescarpins de l’office. Heureusement de Géry ne devait rester là quele temps de respirer une heure ou deux, d’enlever de ses yeux cetteréverbération d’argent mat, de sa tête alourdie le casque àjugulaire douloureuse que le soleil y avait mis.

Du divan où il s’étendit, le paysageadmirable, terrasses d’oliviers légers et frissonnants, boisd’orangers plus sombres aux feuilles mouillées de luisants mobilessemblait descendre jusqu’à sa fenêtre par étages de verduresdiverses où des villas dispersées éclataient en blancheur, parmilesquelles celle de Maurice Trott le banquier, reconnaissable auxriches caprices de son architecture et à la hauteur de sespalmiers. L’habitation du Levantin, dont les jardines venaientjusque sous les croisées de l’hôtel, abritait depuis quelques moisune célébrité artistique, le sculpteur Bréhat, qui se mourait de lapoitrine et devait à cette hospitalité princière un prolongementd’existence. Ce voisinage d’un agonisant célèbre, dont l’hôtelierétait très fier, et qu’il aurait mis volontiers sur sa note, ce nomde Bréhat que de Géry avait entendu si souvent prononcer avecadmiration dans l’atelier de Félicia Ruys, ramenèrent sa penséevers le beau visage aux lignes pures entrevu pour la dernière foisau bois de Boulogne, penché sur l’épaule de Mora. Qu’était-elledevenue, la malheureuse fille, quand cet appui lui avaitmanqué ? Cette leçon lui servirait-elle dans l’avenir ?Et par une étrange coïncidence, pendant qu’il songeait ainsi àFélicia, en face de lui, sur les pentes du jardin voisin, un grandlévrier blanc traversait en gambadant une allée d’arbres verts. Oneût dit tout à fait Kadour ; mêmes poils ras, même gueule roseféroce et fine. Paul, devant sa fenêtre ouverte, fut assailli en unmoment par toutes sortes de visions tristes ou charmantes.Peut-être, la nature splendide qu’il avait sous les yeux, cettehaute montagne où courait une ombre bleue attardée dans tous lesplis du terrain aidait-elle au vagabondage de sa pensée. Sous lesorangers, les citronniers, alignés pour la culture, chargés defruits d’or s’étendaient d’immenses champs de violettes, en plantsréguliers et serrés, traversés de petits canaux d’irrigation dontla pierre blanche coupait les verdures exubérantes.

Une odeur exquise montait, de violettespétries dans du soleil, chaude essence de boudoir, énervante,affaiblissante, qui évoquait pour de Géry des visions féminines,Aline, Félicia, glissant à travers la féerie du paysage, dans cetteatmosphère bleutée, ce jour élyséen qu’on eût dit le parfum devenuvisible de tant de fleurs épanouies… Un bruit de portes lui fitrouvrir les yeux… Quelqu’un venait d’entrer dans la pièce à côté.Il entendit le frôlement d’une robe sur la mince cloison, unfeuillet retourné dans un livre qu’on devait lire sans grandintérêt, car un long soupir modulé en bâillement le fittressaillir. Dormait-il, rêvait-il encore ? Ne venait-il pasd’entendre le cri du « chacal dans le désert », si bienen harmonie avec la température brûlante et lourde du dehors… Non.Plus rien… Il s’endormit de nouveau ; et cette fois, toutesles images confuses qui le poursuivaient se fixeront en un rêve, unbien beau rêve…

Il faisait avec Aline son voyage de noces. Unemariée délicieuse. Prunelles claires, pleines d’amour et de foi,qui ne connaissaient que lui, ne regardaient que lui. Dans ce mêmesalon d’hôtel, de l’autre côté du guéridon, la jolie fille étaitassise en blanc déshabillé du matin qui sentait bon la violette etles dentelles fines de la corbeille. Ils déjeunaient. Un de cesdéjeuners de voyage de noces, servis au saut du lit en face de lamer bleue, du ciel limpide qui azurent le verre où l’on boit, lesyeux que l’on regarde, l’avenir, la vie, l’espace clair. Oh !qu’il faisait beau, quelle lumière divine, rajeunissante, comme ilsétaient bien !

Et tout à coup, en pleins baisers, en pleineivresse, Aline devenait triste. Ses beaux yeux se voilaient delarmes. Elle lui disait : « Félicia est là… vous n’allezplus m’aimer… » Et lui riait : « Félicia,ici ?… Quelle idée ! Si, si… Elle est là… »Tremblante, elle montrait la chambre voisine, d’où partaientpêle-mêle des aboiements enragés et la voix de Félicia :« Ici, Kadour… Ici, Kadour… », la voix basse, concentrée,furieuse de quelqu’un qui se cachait et se voit brusquementdécouvert.

Réveillé en sursaut, l’amoureux, désenchanté,se retrouva dans sa chambre déserte, devant un guéridon vide, sonbeau rêve envolé par la fenêtre sur le grand coteau qui laremplissait toute, et semblait se pencher vers elle. Mais onentendait bien réellement dans la pièce contiguë les aboiementsd’un chien et des coups précipités ébranlant la porte…

« Ouvrez. C’est moi… c’estJenkins. »

Paul se redressa sur son divan, stupéfait.Jenkins ici ?…Comment cela ?… À quis’adressait-il ?… Quelle voix allait lui répondre ?… Onne répondit point… Un pas léger alla vers la porte, et le pênegrinça nerveusement.

« Enfin, je vous trouve », ditl’Irlandais en entrant…

Et vraiment, s’il n’avait pris soin des’annoncer lui-même, à travers la cloison Paul n’aurait jamaisplacé sur cet accent brutal, violent et rauque, le nom du docteuraux façons doucereuses…

« Enfin, je vous trouve après huit joursde recherches de courses folles, de Gênes à Nice, de Nice à Gênes…Je savais que vous n’étiez pas partie, le yacht étant toujours enrade… Et j’allais inspecter toutes les auberges du littoral, quandje me suis souvenu de Bréhat… J’ai pensé que vous aviez voulu levoir en passant. J’en viens… C’est lui qui m’a dit que vous étiezici. »

Mais à qui parlait-il ? Quelleobstination singulière mettait-on à ne pas lui répondre ?Enfin une belle voix morne que Paul connaissait bien fit vibrer àson tour l’air alourdi et sonore de la chaude après-midi.

« Eh bien ! oui, Jenkins, me voilà…Qu’est-ce qu’il y a donc ? »

À travers la muraille, Paul voyait la bouchedédaigneuse, abaissée, avec un pli de dégoût.

« Je viens vous empêcher de partir, defaire cette folie…

– Quelle folie ? J’ai des travaux àTunis… Il faut bien que j’y aille.

– Mais vous n’y songez pas, ma chèreenfant…

– Oh ! assez de paternité comme cela,Jenkins… On sait ce qui se cache là-dessous… Parlez-moi donc commetout à l’heure… J’aime encore mieux chez vous le dogue que le chiencouchant. J’en ai moins peur.

– Eh bien ! je vous dis, moi, qu’il fautêtre folle pour s’en aller là-bas toute seule, jeune et belle commevous êtes…

– Et ne suis-je pas toujours seule ?… quej’emmène Constance, à son âge ?

– Et moi ?

– Vous ?… » Elle modula le mot surun rire plein d’ironie… « Et Paris ?… Et vosclients ?… Priver la société de son Cagliostro !… Jamais,par exemple.

– Je suis pourtant bien décidé à vous suivrepartout où vous irez… » fit Jenkins résolument.

Il y eut un instant de silence. Paul sedemandait s’il était bien digne de lui d’écouter ce débat qu’ilsentait gros de révélations terribles. Mais, en plus de la fatigueune curiosité invincible le clouait à sa place… Il lui semblait quel’énigme attirante dont il avait été si longtemps intrigué ettroublé, qui tenait encore à son esprit par le bout de son voile demystère, allait enfin parler, se découvrir, montrer la femmedouloureuse ou perverse que cachait l’artiste mondaine. Il restaitdonc immobile retenant son souffle, n’ayant pas d’ailleurs besoind’espionner, car les autres, se croyant seuls dans l’hôtellaissaient monter leurs passions et leurs voix sans contrainte.

« En fin de compte, que voulez-vous demoi ?…

– Je vous veux…

– Jenkins !

– Oui, oui, je sais bien vous m’aviez défendude prononcer jamais de telles paroles devant vous ; maisd’autres que moi vous les ont dites, et de plus prèsencore… »

Deux pas nerveux la rapprochaient de l’apôtre,mettaient devant cette large face sensuelle le mépris haletant desa réponse.

« Et quand cela serait, misérable !Si je n’ai su me garder contre le dégoût et l’ennui, si j’ai perduma fierté, est-ce à vous d’en parler seulement ?… Comme sivous n’en étiez pas cause, comme si vous ne m’aviez pas à toutjamais fané, attristé la vie… »

Et trois mots brûlants et rapides firentpasser devant Paul de Géry terrifié l’horrible scène de cetattentat enveloppé d’affectueuse tutelle, contre lequel l’esprit,la pensée, les rêves de la jeune fille avaient eu si longtemps à sedébattre et qui lui avait laissé l’incurable tristesse des chagrinsprécoces, l’écœurement de la vie à peine commencée, ce pli au coinde la lèvre comme la chute visible du sourire.

« Je vous aimais… Je vous aime… Lapassion emporte tout… répondit Jenkins sourdement.

– Eh bien ! aimez-moi donc, si cela vousamuse… Moi je vous hais non seulement pour le mal que vous m’avezfait, tout ce que vous avez tué en moi de croyances, de bellesénergies, mais parce que vous me représentez ce qu’il y a de plusexécrable, de plus hideux sous le soleil, l’hypocrisie et lemensonge. Oui, dans cette mascarade mondaine, ce tas de faussetés,de grimaces, de conventions lâches et malpropres qui m’ont écœuréeau point que je me sauve, que je m’exile pour ne plus les voir, queje leur préférerais le bagne, l’égout, le trottoir comme une fille,votre masque à vous, O sublime Jenkins, est encore celui qui m’a leplus fait horreur. Vous avez compliqué notre hypocrisie française,toute en sourires et en politesse, de vos larges poignées de main àl’anglaise, de votre loyauté cordiale et démonstrative. Tous s’ysont laissé prendre. On dit « le bon Jenkins, le brave,l’honnête Jenkins ». Mais moi je vous connais, bonhomme, etmalgré votre belle devise si effrontément arborée sur lesenveloppes de vos lettres, sur votre cachet, vos boutons demanchettes, la coiffe de vos chapeaux, les panneaux de votrevoiture, je vois toujours le fourbe que vous êtes et qui dépasseson déguisement de toutes parts. »

Sa voix sifflait entre ses dents serrées parune incroyable férocité d’expression ; et Paul s’attendait àquelque furieuse révolte de Jenkins se redressant sous tantd’outrages. Mais non. Cette haine, ce mépris venant de la femmeaimée devaient lui causer plus de douleur que de colère ; caril répondit tout bas, sur un ton de douceur navrée :

« Oh ! vous êtes cruelle… Si voussaviez le mal que vous me faites… Hypocrite, oui, c’est vrai, maison ne naît pas comme cela… On le devient par force, devant lesduretés de la vie. Quand on a le vent contre et qu’on veut avancer,on louvoie. J’ai louvoyé… Accusez mes débuts misérables, une entréemanquée dans l’existence et convenez du moins qu’une chose en moin’a jamais menti : ma passion !… Rien n’a pu la rebuter,ni vos dédains, ni vos injures, ni tout ce que je lis dans vos yeuxqui, depuis tant d’années, ne m’ont pas souri une fois… C’estencore ma passion qui me donne la force, même après ce que je viensd’entendre, de vous dire pourquoi je suis ici… Écoutez. Vous m’avezdéclaré un jour qu’il vous fallait un mari, quelqu’un qui veillesur vous pendant votre travail, qui relève de faction la pauvreCrenmitz excédée. Ce sont là vos propres paroles, qui medéchiraient alors parce que je n’étais pas libre. Maintenant toutest changé. Voulez-vous m’épouser, Félicia ?

– Et votre femme ? s’écria la jeune fillependant que Paul s’adressait la même question.

– Ma femme est morte.

– Morte ?… Mme Jenkins ?…Est-ce vrai ?

– Vous n’avez pas connu celle dont je parle.L’autre n’était pas ma femme. Quand je l’ai rencontrée, j’étaisdéjà marié en Irlande… Depuis des années… Un mariage horrible,contracté la corde au cou… Ma chère, à vingt cinq ans, je me suistrouvé devant cette alternative : la prison pour dettes ouMlle Strang, une vieille fille couperosée et goutteuse, lasœur d’un usurier qui m’avait avancé cinq cents livres pour payermes études médicales… J’avais préféré la prison ; mais dessemaines et des mois vinrent à bout de mon courage, et j’épousaiMlle Strang qui m’apporta en dot… mon billet. Vous voyez mavie entre ces deux monstres qui s’adoraient. Une femme jalouse,impotente. Le frère m’espionnant, me suivant partout. J’aurais pufuir. Mais une chose me retenait… On disait l’usurier immensémentriche. Je voulais toucher au moins le bénéfice de ma lâcheté…Ah ! je vous dis tout, vous voyez… Du reste j’ai été bienpuni, allez. Le vieux Strang est mort insolvable, il jouait,s’était ruiné, sans le dire… Alors j’ai mis les rhumatismes de mafemme dans une maison de santé et je suis venu en France… C’étaitune existence à recommencer, de la lutte et de la misère encore.Mais j’avais pour moi l’expérience, la haine et le mépris deshommes, et la liberté reconquise, car je ne me doutais pas quel’horrible boulet de cette union maudite allait gêner encore mamarche, à distance… Heureusement, c’est fini, me voilà délivré…

– Oui, Jenkins, délivré… Mais pourquoi nesongez-vous pas à faire votre femme de la pauvre créature qui apartagé votre vie si longtemps, humble et dévouée comme nousl’avons tous vue ?

– Oh ! dit-il avec une explosion sincère,entre mes deux bagnes je crois que je préférais l’autre, où jepouvais être franchement indifférent ou haineux… Mais l’atrocecomédie de l’amour conjugal, d’un bonheur sans lassitude, alors quedepuis si longtemps je n’aimais que vous, je ne pensais qu’à vous…Il n’y a pas sur terre de pareil supplice… Si j’en juge par moi, lamalheureuse a dû pousser à l’instant de la séparation un cri desoulagement et d’allégresse. C’est le seul adieu que j’enespérais…

– Mais qui vous forçait à tant decontrainte ?

– Paris, la société, le monde… Mariés devantl’opinion, nous étions tenus par elle…

– Et maintenant, vous ne l’êtes doncplus ?

– Maintenant quelque chose domine tout, c’estl’idée de vous perdre, de ne plus vous voir… Oh, quand j’ai apprisvotre fuite, quand j’ai vu cet écriteau sur votre porte : ÀLOUER, j’ai senti que c’en était fait des poses et des grimaces,que je n’avais plus qu’à partir, à courir bien vite après monbonheur que vous emportiez. Vous quittiez Paris, je l’ai quitté. Onvendait tout chez vous ; chez moi, on va tout vendre.

– Et elle ?… reprit Félicia frémissante…Elle, la compagne irréprochable, l’honnête femme que personne n’ajamais soupçonnée, où ira-t-elle ? que fera-t-elle ?… Etc’est sa place que vous venez me proposer… Une place volée, dansquel enfer !… Eh bien ! et cette devise bon Jenkins,vertueux Jenkins, qu’est-ce que nous en faisons ? Le bien sansespérance, mon vieux !… »

À ce rire cinglant comme un coup de cravachequi devait lui marquer la figure en rouge, le misérable répondit enhaletant :

« Assez…, assez… ne raillez pas ainsi…C’est trop horrible à la fin… Cela ne vous touche donc pas d’êtreaimée comme je vous aime en vous sacrifiant tout, fortune, honneur,considération ? Voyons, regardez-moi… Si bien attaché que fûtmon masque, je l’ai arraché pour vous, je l’ai arraché devant tous…Et maintenant, tenez ! le voilà l’hypocrite… »

On entendit le bruit sourd de deux genoux surle parquet. Et bégayant, éperdu d’amour, affaissé devant elle, illa suppliait de consentir à ce mariage, de lui donner le droit dela suivre partout, de la défendre ; puis les mots luimanquaient, s’étouffaient dans un sanglot passionné, si profond, sidéchirant qu’il aurait touché n’importe quel cœur, surtout devantla splendide nature impassible dans cette chaleur parfumée etamollissante… Mais Félicia ne s’attendrit pas, et toujourshautaine : « Finissons, Jenkins, dit-elle brusquement, ceque vous me demandez est impossible… Nous n’avons rien à nouscacher ; et après vos confidences de tout à l’heure, je veuxvous en faire une qui coûte à mon orgueil, mais dont votreacharnement me paraît digne… J’étais la maîtresse deMora. »

Paul n’ignorait pas cela. Et pourtant c’étaitsi triste cette belle voix pure chargée d’un tel aveu, au milieu decet air enivrant de bleu et d’arômes, qu’il en eut un grandserrement de cœur et dans la bouche ce goût de larmes que laisse unregret inavoué.

« Je le savais, reprit Jenkins d’une voixsourde… J’ai là les lettres que vous lui écriviez…

– Mes lettres ?

– Oh ! je vous les rends, tenez. Je lessais par cœur, à force de les lire et de les relire… C’est ça quifait mal, quand on aime… Mais j’ai bien subi d’autres tortures.Quand je pense que c’est moi… » Il s’arrêta. Il étouffait…« Moi qui devais fournir le combustible à vos flammes,réchauffer cet amant de glace, vous l’envoyer ardent et rajeuni…Ah ! il en a dévoré des perles, celui-là… J’avais beau direnon, il en voulait toujours… À la fin la fureur m’a pris… Tu veuxbrûler, misérable. Eh bien ! brûle ! »

** * * *

Paul se leva épouvanté. Allait-il donc devenirle confident d’un crime ?

Mais la honte ne lui fut pas infligée d’enentendre davantage.

Un coup violent, frappé chez lui cette fois,vint l’avertir que le calesino était prêt.

« Eh ! signor Francese… »

Dans la pièce à côté le silence se fit, puisun chuchotement… Il y avait quelqu’un, là, tout près d’eux… qui lesécoutait… Paul de Géry descendit précipitamment. Il lui tardaitd’être hors de cette chambre d’hôtel, d’échapper à l’obsession detant d’infamies dévoilées.

Comme la chaise de poste s’ébranlait, entreces rideaux blancs communs qui flottent à toutes les fenêtres dansle Midi, il aperçut une figure pâlie avec des cheveux de déesse etde grands yeux brûlants qui guettaient. Mais un regard au portraitd’Aline chassait vite cette vision troublante, et pour jamais guéride son ancien amour, il voyagea jusqu’au soir à travers un paysageféerique avec la jolie mariée du déjeuner, qui emportait dans lesplis de sa modeste robe, de son mantelet de jeune fille, toutes lesviolettes de Bordighera.

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