Le Nabab

Chapitre 11LES FÊTES DU BEY.

Dans les régions du Midi, de civilisationlointaine, les châteaux historiques encore debout sont rares. Àpeine de loin en loin quelque vieille abbaye dresse-t-elle au flancdes collines sa façade tremblante et démembrée, percée de trous quiont été des fenêtres et dont l’ouverture ne regarde plus que leciel, monument de poussière calciné de soleil, datant de l’époquedes croisades ou des cours d’amour, sans un vestige de l’hommeparmi ses pierres où le lierre ne grimpe même plus, ni l’acanthe,mais qu’embaument les lavandes sèches et les férigoules. Au milieude toutes ces ruines, le château de Saint-Romans fait une illustreexception. Si vous avez voyagé dans le Midi, vous l’avez vu et vousallez le revoir tout de suite. C’est entre Valence et Montélimar,dans un site où la voie ferrée court à pic tout le long du Rhône aubas des riches coteaux de Beaume, de Raucoule, de Mercurol, tout lecru brûlant de l’Ermitage répandu sur cinq lieues de ceps serrés,alignés, dont les plantations moutonnent aux yeux, dégringolentjusque dans le fleuve, vert et plein d’îles à cet endroit comme leRhin du côté de Bâle, mais avec un coup de soleil que le Rhin n’ajamais eu. Saint-Romans est en face sur l’autre rive ; et,malgré la rapidité de la vision, la lancée à toute vapeur deswagons qui semblent vouloir à chaque tournant se précipiterrageusement dans le Rhône, le château est si vaste, se développe sibien sur la côte voisine qu’en apparence il suit la course affoléedu train et fixe à jamais dans vos yeux le souvenir de ses rampes,de ses balustres, de son architecture italienne, deux étages assezbas surmontés d’une terrasse à colonnettes, flanqués de deuxpavillons coiffés d’ardoise et dominant les grands talus où l’eaudes cascades rebondit, le lacis des allées sablées et remontantes,la perspective des immenses charmilles terminées par quelque statueblanche qui se découpe dans le bleu comme sur le fond lumineux d’unvitrail. Tout en haut, au milieu de vastes pelouses dont la verdureéclate ironiquement sous l’ardent climat, un cèdre gigantesqueétage ses verdures crêtées aux ombres flottantes et noires,silhouette exotique qui fait songer, debout devant cette anciennedemeure d’un fermier général du temps de Louis XIV, à quelque grandnègre portant le parasol d’un gentilhomme de la cour.

De Valence à Marseille, dans toute la valléedu Rhône, Saint-Romans de Bellaigue est célèbre comme un palais defées ; et c’est bien une vraie féerie dans ces pays brûlés demistral que cette oasis de verdure et de belle eaujaillissante.

« Quand je serai riche, maman »,disait Jansoulet tout gamin à sa mère qu’il adorait, « je tedonnerai Saint-Romans de Bellaigue. »

Et comme la vie de cet homme semblaitl’accomplissement d’un conte des Mille et une Nuits, quetous ses souhaits se réalisaient, même les plus disproportionnés,que ses chimères les plus folles venaient s’allonger devant lui,lécher ses mains ainsi que des barbets familiers et soumis, ilavait acheté Saint-Romans, pour l’offrir à sa mère, meublé à neufet grandiosement restauré. Quoiqu’il y eût dix ans de cela, labrave femme ne s’était pas encore faite à cette installationsplendide. « C’est le palais de la reine Jeanne que tu m’asdonné, mon pauvre Bernard, écrivait-elle à son fils ; jamaisje n’oserai habiter là. » Elle n’y habita jamais, en effet,s’étant logée dans la maison du régisseur, un pavillon deconstruction moderne placé tout au bout de la propriété d’agrémentpour surveiller les communs et la ferme, les bergeries et lesmoulins d’huile, avec leur horizon champêtre de blés enmeules, d’oliviers et de vignes s’étendant sur le plateau à pertede vue. Au grand château elle se serait crue prisonnière dans unede ces demeures enchantées où le sommeil vous prend en pleinbonheur et ne vous quitte plus de cent ans. Ici du moins, lapaysanne qui n’avait jamais pu s’habituer à cette fortunecolossale, venue trop tard, de trop loin et en coup de foudre, sesentait rattachée à la réalité par le va-et-vient des travailleurs,sortie et la rentrée des bestiaux, leurs promenades versl’abreuvoir, toute cette vie pastorale qui l’éveillait au chantaccoutumé des coqs, aux cris aigus des paons, et faisait descendreavant l’aube l’escalier en vrille du pavillon. Elle ne seconsidérait que comme dépositaire de ce bien magnifique, qu’ellegardait pour le compte de son fils et voulait lui rendre en bonétat, le jour où, se trouvant assez riche, fatigué de vivre chezles Turcs, il viendrait, selon sa promesse, demeurer avecelle sous les ombrages de Saint-Romans.

Aussi quelle surveillance universelle etinfatigable.

Dans les brumes du petit jour, les valets deferme entendaient sa voix rauque et voilée : « Olivier…Peyrol… Audibert… Allons !… C’est quatre heures. » Puisun saut dans l’immense cuisine, où les servantes, lourdes desommeil, faisaient chauffer la soupe sur le feu clair et pétillantdes souches. On lui donnait son petit plat en terre rouge deMarseille tout rempli de châtaignes bouillies, frugal déjeunerd’autrefois que rien ne lui aurait fait changer. Aussitôt la voilàcourant à grandes enjambées son large clavier d’argent à laceinture où tintaient toutes ses clés, son assiette à la main,équilibrée par la quenouille qu’elle tenait en bataille sous lebras, car elle filait tout le long du jour et ne s’interrompaitmême pas pour manger ses châtaignes. En passant, un coup d’œil àl’écurie encore noire où les bêtes remuaient pesamment, à la crècheétouffante garnie vers sa porte de mufles impatients ettendus ; et les premières lueurs glissant sur les assises depierre qui soutenaient les remblais du parc, éclairaient la vieillefemme courant dans la rosée avec la légèreté d’une jeune fille,malgré ses soixante-dix ans, vérifiant exactement chaque matintoutes les richesses du domaine, inquiète de constater si la nuitn’avait pas enlevé les statues et les vases, déraciné lesquinconces centenaires, tari les sources qui s’égrenaient dansleurs vasques retentissantes. Puis le plein soleil de midi,bourdonnant et vibrant, découpait encore sur le sable d’une allée,contre le mur blanc d’une terrasse, cette longue taille de vieille,fine et droite comme son fuseau, ramassant des morceaux de boismort, cassant une branche d’arbuste mal alignée, sans souci del’ardente réverbération qui glissait sur sa peau dure comme sur lapierre d’un vieux banc. Vers cette heure-là aussi, un autrepromeneur se montrait dans le parc moins actif, moins bruyant, setraînant plutôt qu’il ne marchait, s’appuyant aux murs, auxbalustrades, un pauvre être voûté, branlant. Ankylosé, figureéteinte et sans âge, ne parlant jamais, et lorsqu’il était las,poussant un petit cri plaintif vers le domestique toujours près delui qui l’aidait à s’asseoir, à s’accroupir sur quelque marche, oùil restait pendant des heures, immobile et muet, la bouchedétendue, les yeux clignotants, bercé par la monotonie stridentedes cigales, souillure d’humanité devant le splendide horizon.

Celui-là, c’était l’aîné, le frère deBernard, l’enfant chéri du père et de la mère Jansoulet, la beauté,l’intelligence, l’espoir glorieux de la famille du cloutier, quifidèle comme tant d’autres dans le Midi à la superstition du droitd’aînesse, avait fait tous les sacrifices pour envoyer à Paris cebeau garçon ambitieux, parti avec quatre ou cinq bâtons de maréchaldans sa malle, l’admiration de toutes les filles du bourg, et queParis – après avoir, pendant dix ans, battu, tordu, pressuré danssa grande cuve ce brillant chiffon méridional, l’avoir brûlé danstous ses vitriols, roulé dans toutes ses fanges – finit parrenvoyer à cet état de loque et d’épave, abruti, paralysé, ayanttué son père de chagrin, et obligé sa mère à tout vendre chez elle,à vivre d’une domesticité passagère dans les maisons aisées dupays. Heureusement qu’à ce moment-là, lorsque ce débris deshospices parisiens, rapatrié par l’Assistance publique, tomba auBourg-Saint-Andéol, Bernard – celui qu’on appelait Cadet, commedans les familles méridionales à demi arabes, où l’aîné prendtoujours le nom familial et le dernier venu, celui de Cadet –Bernard était déjà à Tunis, en train de faire fortune, envoyantrégulièrement de l’argent au foyer. Mais, quels remords pour lapauvre maman, de tout devoir, même la vie, le bien-être du tristemalade, au robuste et courageux garçon, que le père et elle avaienttoujours aimé sans tendresse, que, depuis l’âge de cinq ans, ilss’étaient habitués à traiter comme un manœuvre parce qu’il étaittrès fort, crépu et laid, et s’entendait déjà mieux que personne àla maison à trafiquer sur les vieux clous.

Ah ! comme elle aurait voulu l’avoir prèsd’elle, son Cadet, lui rendre un peu de tout le bien qu’il luifaisait, payer en une fois cet arriéré de tendresse, de câlineriesmaternelles qu’elle lui devait.

Mais, voyez-vous, ces fortunes de roi ont lescharges, les tristesses des existences royales. Cette pauvre mèreJansoulet, dans son milieu éblouissant, était bien comme une vraiereine, connaissant les longs exils, les séparations cruelles et lesépreuves qui compensent la grandeur ; un de ses fils,éternellement stupéfait, l’autre, au lointain écrivant peu, absorbépar ses grandes affaires, disant toujours : « Jeviendrai », et ne venant pas. En douze ans, elle ne l’avait vuqu’une fois dans le tourbillon d’une visite du bey àSaint-Romans : un train de chevaux, de carrosses, de pétards,de fêtes. Puis, il était reparti derrière son monarque, ayant àpeine le temps d’embrasser sa vieille mère, qui n’avait gardé decette grande joie, si impatiemment attendue, que quelques images dejournaux, où l’on montrait Bernard Jansoulet, arrivant au châteauavec Ahmed et lui présentant sa vieille mère – n’est-ce pas ainsique les rois et les reines ont leurs effusions de familleillustrées dans les feuilles – plus un cèdre du Liban, amené dubout du monde, un grand « caramantran » de gros arbre,d’un transport aussi coûteux, aussi encombrant que l’obélisque,hissé, mis en place à force d’hommes, d’argent, d’attelages, et quipendant longtemps avait bouleversé tous les massifs pourl’installation d’un souvenir commémoratif de la visite royale. Aumoins, à ce voyage-ci, le sachant en France pour plusieurs mois,peut-être pour toujours, elle espérait avoir son Bernard tout àelle. Et voici qu’il lui arrivait un beau soir, enveloppé de lamême gloire triomphante, du même appareil officiel, entouré d’unefoule de comtes, de marquis, de beaux messieurs de Paris,remplissant, eux et leurs domestiques, les deux grands breaksqu’elle avait envoyés les attendre à la petite gare de Giffas, del’autre côté du Rhône.

« Mais, embrassez-moi donc, ma chèremaman. Il n’y a pas de honte à serrer bien fort contre son cœur songarçon, qu’on n’a pas vu depuis des années… D’ailleurs, tous cesmessieurs sont nos amis… Voici M. le marquis de Monpavon,M. le marquis de Bois-l’Héry… Ah ! ce n’est plus le tempsoù je vous amenais pour manger la soupe de fèves avec nous, lepetit Cabassu et Bompain Jean-Baptiste… Vous connaissezM. de Géry ?… Avec mon vieux Cardailhac, que je vousprésente, voilà la première fournée… Mais il va en arriverd’autres… Préparez-vous à un branle-bas terrible… Nous recevons lebey dans quatre jours.

– Encore le bey !… dit la bonne femmeépouvantée. Je croyais qu’il était mort. »

Jansoulet et ses invités ne purent s’empêcherde rire devant cet effarement comique, accentué par l’intonationméridionale.

« Mais c’est un autre, maman… Il y en atoujours des beys… Heureusement, sapristi !… Seulement, n’ayezpas peur. Vous n’aurez pas, cette fois, autant de tracas… L’amiCardailhac s’est chargé de l’organisation. Nous allons avoir desfêtes superbes… En attendant, vite le dîner et des chambres. NosParisiens sont éreintés.

– Tout est prêt, mon fils », ditsimplement la vieille, raide et droite sous sa cambrésine, lacoiffe aux barbes jaunies, qu’elle ne quittait pas même pour lesgrandes fêtes. La fortune ne l’avait pas changée, celle-là. C’étaitla paysanne de la vallée du Rhône, indépendante et fière, sansaucune des humilités sournoises des ruraux peints par Balzac, tropsimple aussi pour avoir l’enflure de sa richesse. Une seule fierté,montrer à son fils avec quels soins méticuleux elle s’étaitacquittée de ses fonctions de gardienne. Pas un atome de poussière,pas une moisissure aux murs. Tout ce splendide rez-de-chaussée, lessalons, aux chatoyantes soieries au dernier moment tirées deshousses, les longues galeries d’été, pavées en mosaïque, fraîcheset sonores, que leurs canapés Louis XV, cannés et fleuris,meublaient à l’ancien temps avec une coquetterie estivale,l’immense salle à manger, décorée de rameaux et de fleurs, etjusqu’à la salle de billard, avec ses rangées d’ivoires brillants,ses lustres et ses panoplies, toute la longueur du château, par sesportes-fenêtres, larges ouvertes sur le vaste perron seigneurial,s’étalait à l’admiration des arrivants, renvoyait à ce merveilleuxhorizon de nature et de soleil couchant sa richesse, paisible etsereine, reflétée dans les panneaux des glaces, les boiseriescirées ou vernies, avec la même pureté qui doublait sur le miroirdes pièces d’eau, les peupliers penchés l’un vers l’autre et lescygnes nageant au repos. Le cadre était si beau, l’aspect généralsi grandiose, que le luxe criard et sans choix se fondait,disparaissait aux yeux les plus subtils.

« Il y a de quoi faire… », dit ledirecteur Cardailhac, le lorgnon sur l’œil, le chapeau incliné,combinant déjà sa mise en scène.

Et la mine hautaine de Monpavon, que la coiffede la vieille femme les recevant sur le perron avait choquéd’abord, fit place à un sourire condescendant. Il y avait de quoifaire certainement et, guidé par des gens de goût, leur amiJansoulet pouvait donner à l’altesse maugrabine une réception fortconvenable. Toute la soirée il ne fut question que de cela entreeux. Les coudes sur la table, dans la salle à manger somptueuse,enflammés et repus, ils combinaient, discutaient. Cardailhac, quivoyait grand, avait déjà tout son plan fait.

« D’abord, carte blanche, n’est-ce pas,Nabab ?

– Carte blanche, mon vieux. Et que le grosHemerlingue en crève de male rage. »

Alors le directeur racontait ses projets, lafête divisée en journées comme à Vaux quand Fouquet reçut LouisXIV ; un jour la comédie, un autre jour les fêtes provençales,farandoles, taureaux, musiques locales ; le troisième jour… Etdéjà avec sa manie directoriale il esquissait des programmes, desaffiches, pendant que Bois-l’Héry, les deux mains dans ses poches,renversé sur sa chaise, dormait, le cigare calé dans un coin de sabouche ricaneuse, et que le marquis de Monpavon toujours à la tenueredressait son plastron à chaque instant pour se tenir éveillé.

De bonne heure, de Géry les avait quittés. Ilétait allé se réfugier près de la vieille maman qui l’avait connutout jeune, lui et ses frères – dans l’humble parloir du pavillonaux rideaux blancs, aux tentures claires chargées d’images où lamère du Nabab essayait de faire revivre son passé d’artisane àl’aide de quelques reliques sauvées du naufrage.

Paul causait doucement en face de la bellevieille aux traits réguliers et sévères, aux cheveux blancs etmassés comme le chanvre de sa quenouille, et qui tenait droit sursa chaise son buste plat serré dans un petit châle vert, n’ayant desa vie appuyé son dos à un dossier de siège, ne s’étant jamaisassise dans un fauteuil. Il l’appelait Françoise, elle l’appelaitM. Paul. C’étaient de vieux amis… Et devinez de quoi ilsparlaient. De ses petits enfants, pardi ! des trois garçons deBernard qu’elle ne connaissait pas, qu’elle aurait tant vouluconnaître.

« Ah ! monsieur Paul, si vous saviezcomme il m’en tarde… J’aurais été si heureuse s’il me les avaitamenés, mes trois petits, au lieu de tous ces beaux hommes… Pensezque je ne les ai jamais vus, excepté sur les portraits qui sont là…Leur mère me fait un peu peur, c’est une grande dame tout à fait,une demoiselle Afchin… Mais eux, les enfants, je suis sûre qu’ilsne sont pas farauds et qu’ils aimeraient bien leur vieille grand…Moi, il me semblerait que c’est leur père tout petit, et je leurrendrais ce que je n’ai pas donné au père… car, voyez-vous,monsieur Paul, les parents ne sont pas toujours justes. On a despréférences. Mais Dieu est juste, lui. Les figures qu’on a le mieuxfardées et bichonnées au détriment des autres, il faut voir commeil vous les arrange… Et les préférences des vieux portent souventmalheur aux jeunes. »

Elle soupira en regardant du côté de la grandealcôve dont les hauts lambrequins, les rideaux tombants laissaientpasser par intervalles un long souffle grelottant, comme la plainteendormie d’un enfant qu’on a battu et qui a beaucoup pleuré…

Un pas lourd dans l’escalier, une grosse voixdouce disant tout bas : « C’est moi… ne bougezpas. » Et Jansoulet parut. Tout le monde couché au château,comme il savait les habitudes de la mère et que sa lampe veillaittoujours la dernière allumée dans la maison, il venait la voir,causer un peu avec elle, lui donner ce vrai bonjour du cœur qu’ilsn’avaient pu échanger devant les autres. « Oh ! restez,mon cher Paul ; devant vous, nous ne nous gênons pas. »Et, redevenu enfant en présence de sa mère, il jeta par terre à sespieds tout son grand corps, avec une câlinerie de gestes et deparoles vraiment touchante. Elle aussi était bien heureuse del’avoir là tout près, mais elle s’en trouvait quand même un peugênée, le considérant comme un être tout-puissant, extraordinaire,l’élevant dans sa naïveté à la hauteur d’un Olympien entouréd’éclairs et de foudres, possédant la toute-puissance. Elle luiparlait, s’informait s’il était toujours content de ses amis, deses affaires, sans toutefois oser lui adresser la question qu’elleavait faite à de Géry : « Pourquoi ne m’a-t-on pas amenémes petits-enfants ? » Mais c’est lui le premier qui enparla :

« Ils sont en pension, maman… sitôt lesvacances, on vous les enverra avec Bompain… Vous vous rappelezbien, Bompain Jean-Baptiste ?… Et vous les garderez deuxgrands mois. Ils viendront près de vous se faire raconter de belleshistoires, ils s’endormiront la tête sur votre tablier, là, commeça… »

Et lui-même, mettant sa tête crépue, lourdecomme un lingot, sur les genoux de la vieille, se rappelant lesbonnes soirées de son enfance où il s’endormait ainsi quand onvoulait bien le lui permettre, quand la tête de l’aîné ne tenaitpas toute la place ; il goûtait, pour la première fois depuisson retour en France, quelques minutes d’un repos délicieux endehors de sa vie bruyante et factice, serré contre ce vieux cœurmaternel qu’il entendait battre à coups réguliers comme lebalancier de l’horloge centenaire adossée à un coin de la chambre,dans ce grand silence de la nuit et de la campagne que l’on sentplaner sur tant d’espace illimité… Tout à coup le même long soupird’enfant endormi dans un sanglot se fit entendre au fond de lachambre. Jansoulet releva la tête, regarda sa mère, et toutbas :

« Qu’est-ce que c’est ?…

– Oui, dit-elle, je le fais coucher là… Ilpourrait avoir besoin de moi, la nuit.

– Je voudrais bien le voir, l’embrasser.

– Viens ! »

La vieille se leva, grave, prit sa lampe,marcha à l’alcôve dont elle tira le grand rideau doucement, et fitsigne à son fils d’approcher, sans bruit. Il dormait… Et nul douteque dans le sommeil quelque chose revécût en lui qui n’y était paspendant la veille, car au lieu de l’immobilité molle où il restaitfigé tout le jour, il avait à cette heure de grands sursauts qui lesecouaient, et sur sa figure inexpressive et morte un pli de viedouloureuse, une contraction souffrante. Jansoulet, très ému,regarda ces traits maigris, flétris, terreux, où la barbe, ayantpris toute la vitalité du corps, poussait avec une vigueursurprenante, puis il se pencha, posa ses lèvres sur le front moitede sueur et, le sentant tressaillir, il dit tout bas gravement,respectueusement, comme on parle au chef de famille :

« Bonjour, l’Aîné. »

Peut-être l’âme captive l’avait-elle entendudu fond de ses limbes ténébreuses et abjectes. Mais les lèvress’agitèrent, et un long gémissement lui répondit, plaintelointaine, appel désespéré qui remplit de larmes impuissantes leregard échangé entre Françoise et son fils et leur arracha à tousles deux un même cri où leur douleur se rencontrait :« Pécaïre ! » le mot local de toutes les pitiés, detoutes tendresses.

Le lendemain, dès la première heure, lebranle-bas commença par l’arrivée des comédiennes et des comédiens,une avalanche de toques, de chignons, de grandes bottes, de jupescourtes, de cris étudiés, de voiles flottant sur la fraîcheur dumaquillage ; les femmes en grande majorité Cardailhac ayantpensé que pour un bey le spectacle importait peu, qu’il s’agissaitseulement de faire résonner des voix fausses dans de joliesbouches, de montrer de beaux bras, des jambes bien tournées dans lefacile déshabillage de l’opérette. Toutes les célébrités plastiquesde son théâtre étaient donc là, Amy Férat en tête, une gaillardequi avait déjà essayé ses quenottes dans l’or de plusieurscouronnes ; plus deux ou trois grimaciers fameux, dont lesfaces blafardes faisaient dans la verdure des quinconces les mêmestaches crayeuses et spectrales que le plâtre des statues. Tout cemonde-là, émoustillé par le voyage, la surprise du grand air, unehospitalité plantureuse, aussi l’espoir de pêcher quelque chosedans ce passage de beys, de nababs et autres porte-sequins, nedemandait qu’à s’ébaudir, rigoler et chanter avec l’entraincanaille d’une flotte de canotiers de la Seine descendus desplanches en terre ferme. Mais Cardailhac ne l’entendait pas ainsi.Sitôt débarqués, débarbouillés, le premier déjeuner pris, vite lesbrochures et répétons ! On n’avait pas de temps à perdre. Lesétudes se faisaient dans le petit salon près de la galerie d’été,où l’on commençait déjà à construire le théâtre, et le bruit desmarteaux, les ariettes des couplets de revue, les voix grêlessoutenues par le crin-crin du chef d’orchestre se mêlaient auxgrands coups de trompette des paons sur leurs perchoirs,s’éparpillaient dans le mistral, qui ne reconnaissant pas lacrécelle enragée de ses cigales, vous secouait tout cela avecmépris sur la pointe traînante de ses ailes.

Assis au milieu du perron, comme àl’avant-scène de son théâtre, Cardailhac, en surveillant lesrépétitions, commandait à un peuple d’ouvriers, de jardiniers,faisait abattre les arbres qui gênaient le point de vue, dessinaitla coupe des arcs triomphaux, envoyait des dépêches, des estafettesaux maires, aux sous-préfets, à Arles pour avoir une députation desfilles du pays en costume national, à Barbentane, où sont les plusbeaux farandoleurs à Faraman, renommé pour ses manades detaureaux sauvages et de chevaux camarguais ; et comme le nomde Jansoulet flamboyait au bas de toutes les missives, que celui dubey de Tunis s’y ajoutait, de partout on acquiesçait avecempressement, les fils télégraphiques n’arrêtaient pas, lesmessagers crevaient des chevaux sur les routes, et cette espèce depetit Sardanapale de Porte-Saint-Martin qu’on appelait Cardailhacrépétait toujours : « Il y a de quoi faire »,heureux de jeter l’or à la volée comme des poignées de semailles,d’avoir à brasser une mise en scène de cinquante lieues, toutecette Provence, dont ce Parisien forcené était originaire etconnaissait à fond les ressources en pittoresque.

Dépossédée de ses foncions, la vieille mamanne se montrait plus guère, s’occupait seulement de la ferme et deson malade, effarée par cette foule de visiteurs, ces domestiquesinsolents qu’on ne distinguait pas de leurs maîtres, ces femmes àl’air effronté et coquet, ces vieux rasés qui ressemblaient à demauvais prêtres, tous ces fous se poursuivant la nuit dans lescouloirs à grands coups d’oreillers, d’éponges mouillées, de glandsde rideaux qu’ils arrachaient pour en faire des projectiles. Lesoir, elle n’avait plus son fils, il était obligé de rester avecses invités dont le nombre augmentait à mesure qu’approchaient lesfêtes ; pas même la ressource de causer de ses petits-enfantsavec « Monsieur Paul » que Jansoulet, toujours bonhomme,un peu gêné par le sérieux de son ami, avait envoyé passer cesquelques jours près de ses frères. Et la soigneuse ménagère à quil’on venait à chaque instant arracher ses clés pour du linge, pourune chambre, de l’argenterie de renfort à donner, pensant à sesbelles piles de surtouts ouvrés, au saccagement de ses dressoirs,de ses crédences se rappelant l’état où le passage de l’ancien beyavait laissé le château, dévasté comme par un cyclone, disait dansson patois en mouillant fiévreusement le lin de saquenouille :

« Que le feu de Dieu les brûle les beyset puis les beys ! »

Enfin il arriva le jour, ce jour fameux donton parle encore aujourd’hui dans tout le pays de là-bas. Oh !vers trois heures de l’après-midi, un déjeuner somptueux présidécette fois par la vieille mère avec une cambrésine neuve à sacoiffe, et où s’étaient assis, à côté de célébrités parisiennes,des préfets, des députés, tous en tenue, l’épée au flanc, desmaires en écharpe, de bons curés rasés de frais, lorsque Jansoulet,en habit noir et cravate blanche, entouré de ses convives, sortitsur le perron et qu’il vit dans ce cadre splendide de naturepompeuse, au milieu des drapeaux, des arcs, des trophées, cefourmillement de têtes, ce flamboiement de costumes s’étageant surles pentes, au tournant des allées, ici, groupées en corbeille surune pelouse, les plus jolies filles d’Arles, dont les petites têtesmates sortaient délicatement des fichus de dentelles ;au-dessous, la farandole de Barbentane, ses huit tambourins enqueue, prête à partir, les mains enlacées, rubans au vent, chapeausur l’oreille, la taillote rouge autour des reins, plusbas, dans la succession des terrasses, les orphéons alignés toutnoirs sous leurs casquettes éclatantes, le porte-bannière en avant,grave, convaincu, les dents serrées, tenant haut sa hampeouvragée ; plus bas encore, sur un vaste rond-point transforméen cirque de combat, des taureaux noirs entravés et les gauchoscamarguais sur leurs petits chevaux à longue crinière blanche, leshouzeaux par-dessus les genoux, au poing le trident levé ;après, encore des drapeaux, des casques, des baïonnettes, commecela jusqu’à l’arc triomphal de l’entrée ; puis, à perte devue, de l’autre côté du Rhône, sur lequel deux compagnies du trainvenaient de jeter un pont de bateaux pour arriver de la gare endroite ligne à Saint-Romans, une foule immense, des villagesentiers dévalant par toutes les côtes, s’entassant sur la route deGiffas dans une montée de cris et de poussière, assis au bord desfossés, grimpés sur les ormes, empilés sur les charrettes,formidable haie vivante du cortège ; par là-dessus un largesoleil blanc épandu dont un vent capricieux envoyait les flèchesdans toutes les directions, au cuivre d’un tambourin, à la pointed’un trident, à la frange d’une bannière, et le grand Rhônefougueux et libre emportant à la mer le tableau mouvant de cettefête navale. En face de ces merveilles, où tout l’or de ses coffresresplendissait, le Nabab eut un mouvement d’admiration etd’orgueil.

« C’est beau… », dit-il enpâlissant, et derrière lui sa mère, pâle, elle aussi, mais d’uneindicible épouvante, murmura :

« C’est trop beau pour un homme… Ondirait que c’est Dieu qui vient. »

Le sentiment de la vieille paysanne catholiqueétait bien celui qu’éprouvait vaguement tout ce peuple amassé surles routes comme pour le passage d’une Fête-Dieu gigantesque, et àqui ce prince d’Orient venant voir un enfant du pays rappelait deslégendes de Rois Mages, l’arrivée de Gaspard le Maure apportant aufils du charpentier la myrrhe et la couronne en tiare.

Au milieu des félicitations émues dontJansoulet était entouré, Cardailhac, triomphant et suant, qu’onn’avait pas vu depuis le matin, apparut tout à coup :

« Quand je vous disais qu’il y avait dequoi faire !… Hein ?… Est-ce chic ?… En voilà unefiguration… Je crois que nos Parisiens payeraient cher pourassister à une première comme celle-là. »

Et baissant la voix à cause de la mère quiétait tout près :

« Vous avez vu nos Arlésiennes ?…Non, regardez-les mieux… la première, celle qui est en avant pouroffrir le bouquet.

– Mais c’est Amy Férat.

– Parbleu ! vous sentez bien, mon cher,que si le bey jette son mouchoir dans ce tas de belles filles, ilfaut qu’il y en ait une au moins pour le ramasser… Elles n’ycomprendraient rien, ces innocentes !… Oh ! j’ai pensé àtout, vous verrez… C’est monté, réglé comme à la scène. Côté ferme,côté jardin. »

Ici, pour donner une idée de son organisationparfaite, le directeur leva sa canne, aussitôt son geste répétécourut du haut en bas du parc, faisant éclater à la fois tous lesorphéons, toutes les fanfares, tous les tambourins unis dans lerythme majestueux du chant populaire méridional : GrandSoleil de la Provence. Les voix les cuivres montaient dans lalumière, gonflant les oriflammes, agitant la farandole quicommençait à onduler à battre ses premiers entrechats sur place,tandis qu’à l’autre bord du fleuve une rumeur courait comme unebrise, sans doute la crainte que le bey fût arrivé subitement d’unautre côté. Nouveau geste du directeur, et l’immense orchestres’apaisa, plus lentement cette fois avec des retards, des fusées denotes égarées dans le feuillage ; mais on ne pouvait exigerdavantage d’une figuration de trois mille personnes.

À ce moment les voitures s’avançaient, lescarrosses de gala qui avaient servi aux fêtes de l’ancien bey, deuxgrands chars rose et or à la mode de Tunis, que la mère Jansouletavait soignés comme des reliques et qui sortaient de la remise avecleurs panneaux peints, leurs tentures et leurs crépines d’or, aussibrillants, aussi neufs qu’au premier jour. Là encore l’ingéniositéde Cardailhac s’était exercée librement, attelant aux guidesblanches au lieu des chevaux un peu lourds pour ces fragilitésd’aspect et de peintures, huit mules coiffées de nœuds, de pompons,de sonnailles d’argent et caparaçonnées de la tête aux pieds de cesmerveilleuses sparteries dont la Provence semble avoir emprunté auxMaures et perfectionné l’art délicat. Si le bey n’était pascontent, alors !

Le Nabab, Monpavon, le préfet, un des générauxmontèrent pour l’aller dans le premier carrosse, les autres prirentplace dans le second, dans des voitures à la suite. Les curés, lesmaires, tout enflammés de la bombance, coururent se mettre à latête des orphéons de leur paroisse qui devaient aller au-devant ducortège, et tout s’ébranla sur la route de Giffas.

Il faisait un temps superbe, mais chaud etlourd, en avance de trois mois sur la saison, comme il arrivesouvent en ces pays impétueux où tout se hâte, où tout arrive avantl’heure. Quoiqu’il n’y eût pas un nuage visible, l’immobilité del’atmosphère, où le vent venait de tomber subitement comme unevoile qu’on abat, l’espace ébloui, chauffé à blanc, une solennitésilencieuse planant sur la nature, tout annonçait un orage en trainde se former dans quelque coin de l’horizon. L’immense torpeur deschoses gagnait peu à peu les êtres. On n’entendait que lessonnailles des mules allant d’un amble assez lent, la marcherythmée et lourde sur la poussière craquante des bandes dechanteurs que Cardailhac disposait de distance en distance, et detemps à autre, dans la double haie grouillante qui bordait lechemin au loin déroulé. un appel, des voix d’enfants, le cri d’unrevendeur d’eau fraîche, accompagnement obligé de toutes les fêtesdu Midi en plein air.

« Ouvrez donc votre côté, général, onétouffe », disait Monpavon, cramoisi, craignant pour sapeinture ; et les glaces abaissées laissaient voir au bonpopulaire ces hauts fonctionnaires épongeant leurs faces augustes,congestionnées, angoissées par une même expression d’attente,attente du bey, de l’orage, attente de quelque chose enfin.

Encore un arc de triomphe. C’était Giffas etsa longue rue caillouteuse jonchée de palmes vertes, ses vieillesmaisons sordides tapissées de fleurs et de tentures. En dehors duvillage, la gare, blanche et carrée, posée comme un dé au bord dela voie, vrai type de la petite gare de campagne perdue en pleinesvignes, n’ayant jamais personne dans son unique salle, quelquefoisune vieille à paquets, attendant dans un coin, venue trois heuresd’avance.

En l’honneur du bey, la légère bâtisse avaitété chamarrée de drapeaux, de trophées, ornée de tapis, de divans,et d’un splendide buffet dressé avec un en-cas et des sorbets toutprêts pour l’Altesse. Une fois là, le Nabab descendu de carrossesentit se dissiper cette espèce de malaise inquiet que lui aussi,sans qu’il sût pourquoi, éprouvait depuis un moment. Préfets,généraux, députés, habits noirs et fracs brodés se tenaient sur lelarge trottoir intérieur, formant des groupes imposants, solennels,avec ces bouches en rond, ces balancés sur place, ces haut-le-corpsprudhommesques d’un fonctionnaire public qui se sent regardé. Etvous pensez si l’on s’écrasait le nez dehors contre les vitres pourvoir toutes ces broderies hiérarchiques, le plastron de Monpavonqui s’élargissait, montait comme un soufflé d’œufs à la neige,Cardailhac haletant, donnant ses derniers ordres, et la bonne facede Jansoulet, de leur Jansoulet, dont les yeux étincelants entreles joues bouffies et tannées semblaient deux gros clous d’or dansla gaufrure d’un cuir de Cordoue. Tout à coup des sonneriesélectriques. Le chef de gare tout flambant accourut sur la voie« Messieurs, le train est signalé. Dans huit minutes ; ilsera ici… » Tout le monde tressaillit. Puis un même mouvementinstinctif fit tirer du gousset toutes les montres… Plus que sixminutes… Alors, dans le grand silence, quelqu’un dit :« Regardez donc par là. » Sur la droite, du côté par oùle train allait venir, deux grands coteaux chargés de vignesformaient un entonnoir dans lequel la voie s’enfonçait,disparaissait comme engloutie. En ce moment tout ce fond était noird’encre, obscurci par un énorme nuage, barre sombre coupant le bleudu ciel à pic, dressant des escarpements, des hauteurs de falaisesen basalte sur lesquelles la lumière déferlait toute blanche avecdes pâlissements de lune. Dans la solennité de la voie déserte, surcette ligne de rails silencieuse où l’on sentait que tout, à pertede vue, se rangeait pour le passage de l’Altesse, c’était effrayantcette falaise aérienne qui s’avançait, projetant son ombre devantelle avec ce jeu de la perspective qui donnait au nuage une marchelente, majestueuse, et à son ombre la rapidité d’un cheval augalop. « Quel orage tout à l’heure !… » Ce fut lapensée qui leur vint à tous ; mais ils n’eurent pas le tempsde l’exprimer, car un sifflet strident retentit et le train apparutau fond du sombre entonnoir. Vrai train royal, rapide et court,chargé de drapeaux français et tunisiens, et dont la locomotivemugissante et fumante, un énorme bouquet de roses sur le poitrail,semblait la demoiselle d’honneur d’une noce de Léviathans.

Lancée à toute volée, elle ralentissait samarche en approchant. Les fonctionnaires se groupèrent, seredressant, assurant les épées, ajustant les faux cols, tandis queJansoulet allait au-devant du train, le long de la voie, le sourireobséquieux aux lèvres et le dos arrondi déjà pour le :« Salem alek. » Le convoi continuait très lentement.Jansoulet crut qu’il s’arrêtait et mit la main sur la portière duwagon royal étincelant d’or sous le noir du ciel ; mais l’élanétait trop fort sans doute, le train avançait toujours, le Nababmarchant à côté, essayant d’ouvrir cette maudite portière quitenait ferme, et de l’autre main faisant un signe de commandement àla machine. La machine n’obéissait pas. « Arrêtezdonc ! » Elle n’arrêtait pas. Impatienté, il sauta sur lemarchepied garni de velours et avec sa fougue un peu impudente quiplaisait tant à l’ancien bey, il cria, sa grosse tête crépue à laportière :

« Station de Saint-Romans,Altesse. »

Vous savez, cette sorte de lumière vague qu’ily a dans le rêve, cette atmosphère décolorée et vide, où tout prendun aspect de fantôme, Jansoulet en fut brusquement enveloppé,saisi, paralysé. Il voulut parler, les mots ne venaient pas ;ses mains molles tenaient leur point d’appui si faiblement qu’ilmanqua tomber à la renverse. Avait-il donc vu ? À demi couchésur un divan qui tenait le fond du salon, reposant sur le coude sabelle tête aux tons mats, à la longue barbe soyeuse et noire lebey, boutonné haut dans sa redingote orientale sans autresornements que le large cordon de la Légion d’honneur en travers sursa poitrine et l’aigrette en diamant de son bonnet, s’éventait,impassible, avec un petit drapeau de sparterie brodée d’or. Deuxaides de camp se tenaient debout près de lui ainsi qu’un ingénieurde la compagnie. En face, sur un autre divan, dans une attituderespectueuse, mais favorisée, puisqu’ils étaient les seuls assisdevant le bey, jaunes tous deux, leurs grands favoris tombant surla cravate blanche, deux hiboux, l’un gras et l’autre maigre…C’était Hemerlingue père et fils, ayant reconquis l’Altesse etl’emmenant en triomphe à Paris… L’horrible rêve ! Tous cesgens-là, qui connaissaient bien Jansoulet pourtant, le regardaientfroidement comme si son visage ne leur rappelait rien… Blême àfaire pitié, la sueur au front, il bégaya : « Mais,Altesse, vous ne descendez… » Un éclair livide en coup desabre suivi d’un éclat de tonnerre épouvantable lui coupa laparole. Mais l’éclair qui brilla dans les yeux du souverain luiparut autrement terrible. Dressé, le bras tendu, d’une voix un peugutturale habituée à rouler les dures syllabes arabes, mais dans unfrançais très pur, le bey le foudroya de ces paroles lentes etpréparées :

« Rentre chez toi, Mercanti. Le pied vaoù le cœur le mène, le mien n’ira jamais chez l’homme qui a volémon pays. »

Jansoulet voulut dire un mot. Le bey fit unsigne : « Allez ! » Et l’ingénieur ayant pousséun timbre électrique auquel un coup de sifflet répondit, le train,qui n’avait cessé de se mouvoir très lentement, tendit et fitcraquer ses muscles de fer, et prit l’élan à toute vapeur, agitantses drapeaux au vent d’orage dans des tourbillons de fumée noire etd’éclairs sinistres.

Lui, debout sur la voie, chancelant, ivre,perdu, regardait fuir et disparaître sa fortune, insensible auxlarges gouttes de pluie qui commençaient à tomber sur sa tête nue.Puis, quand les autres s’élançant vers lui l’entourèrent, lepressèrent de questions : « Le bey ne s’arrête doncpas ? » Il balbutia quelques paroles sans suite :« Intrigues de cour… Machination infâme… »

Et tout à coup, montrant le poing au traindisparu, du sang plein les yeux, une écume de colère aux lèvres, ilcria dans un rugissement de bête fauve :

« Canailles !…

– De la tenue, Jansoulet, de latenue… »

Vous devinez qui avait dit cela, et qui – sonbras passé sous celui du Nabab – tâchait de le redresser, de luicambrer la poitrine à l’égal de la sienne, le conduisait auxcarrosses au milieu de la stupeur des habits brodés, et l’y faisaitmonter, anéanti, stupéfié, comme un parent de défunt qu’on hissedans une voiture de deuil après la lugubre cérémonie. La pluiecommençait à tomber, les coups de tonnerre se succédaient. Ons’entassa dans les voitures qui reprirent vite le chemin du retour.Alors il se passa une chose navrante et comique, une de ces farcescruelles du lâche destin accablant ses victimes à terre. Dans lejour qui tombait, l’obscurité croissante de la trombe, la foulepressée aux abords de la gare crut distinguer une Altesse parmitant de chamarrures et, sitôt que les roues s’ébranlèrent, uneclameur immense, une épouvantable braillée qui couvait depuis uneheure dans toutes ces poitrines éclata, monta, roula, rebondit decôte en côte, se prolongea dans la vallée : « Vive lebey ! » Averties par ce signal, les premières fanfaresattaquèrent, les orphéons partirent à leur tour, et le bruitgagnant de proche en proche, de Giffas à Saint-Romans la route nefut plus qu’une houle, un hurlement ininterrompu. Cardailhac, tousces messieurs, Jansoulet lui-même avaient beau se pencher auxportières, faire des signes désespérés : « Assez !…assez ! » Leurs gestes se perdaient dans le tumulte, dansla nuit, ce qu’on en voyait semblait un excitant à crier davantage.Et je vous jure qu’il n’en était nul besoin. Tous ces Méridionauxdont on chauffait l’enthousiasme depuis le matin, exaltés encorepar l’énervement de la longue attente et de l’orage, donnaient toutce qu’ils avaient de voix, d’haleine, de bruyant enthousiasme,mêlant à l’hymne de la Provence ce cri toujours répété qui lecoupait comme un refrain : « Vive le bey !… »La plupart ne savaient pas du tout ce que c’était qu’un bey, ne sele figuraient même pas, accentuant d’une façon extraordinaire cetteappellation étrange comme si elle avait eu trois b et dixy. Mais c’est égal ils se montaient avec cela, levaientles mains agitaient leurs chapeaux, s’émotionnaient de leur propremimique Des femmes attendries s’essuyaient les yeux ;subitement du haut d’un orme, des cris suraigus d’enfantpartaient : « Mama, mama, lou vésé… Maman, maman je levois. » Il le voyait !… Tous le voyaient, du reste ;à l’heure qu’il est, tous vous jureraient qu’ils l’ont vu.

Devant un pareil délire, dans l’impossibilitéd’imposer le silence et le calme à cette foule, les gens descarrosses n’avaient qu’un parti à prendre : laisser faire,lever les glaces et brûler le pavé pour abréger ce dur martyre.Alors ce fut terrible. En voyant le cortège courir, toute la routese mit à galoper avec lui. Au ronflement sourd de leurs tambourins,les farandoleurs de Barbentane, la main dans la main, bondissaient,allant, venant – guirlande humaine – autour des portières. Lesorphéons essoufflés de chanter au pas de course, mais hurlant toutde même, entraînaient leurs porte-bannières, la bannière jetée surl’épaule ; et les bons gros curés rougeauds, anhélants,poussant devant eux leurs vastes bedaines surmenées trouvaientencore la force de crier dans l’oreille des mules, d’une voixsympathique et pleine d’effusion : « Vive notre bonbey !… » La pluie sur tout cela, la pluie tombant parécuelles, en paquets, déteignant les carrosses roses, précipitantencore la bousculade, achevant de donner à ce retour triomphall’aspect d’une déroute, mais d’une déroute comique, mêlée dechants, de rires, de blasphèmes, d’embrassades furieuses et dejurements infernaux, quelque chose comme une rentrée de processionsous l’orage, les soutanes retroussées, les surplis sur la tête, lebon Dieu remisé à la hâte sous un porche.

Un roulement sourd et mou annonça au pauvreNabab immobile et silencieux dans un coin de son carrosse qu’onpassait le pont de bateaux. On arrivait.

« Enfin ! » dit-il, regardantpar les vitres brouillées les flots écumeux du Rhône dont latempête lui semblait un repos après celle qu’il venait detraverser. Mais au bout du pont, quand la première voitureatteignit l’arc de triomphe, des pétards éclatèrent, les tamboursbattirent aux champs, saluant l’entrée du monarque sur les terresde son féal, et pour comble d’ironie, dans le crépuscule, tout enhaut du château, une flambée de gaz gigantesque illumina soudain letoit de lettres de feu sur lesquelles la pluie, le vent faisaientcourir de grandes ombres mais qui montraient encore trèslisiblement : « Viv’ L’ B’ Y M’’ HMED. »

« Ça, c’est le bouquet », fit lemalheureux Nabab qui ne put s’empêcher de rire, d’un rire bienpiteux, bien amer. Mais non, il se trompait. Le bouquet l’attendaità la porte du château ; et c’est Amy Férat qui vint le luiprésenter, sortie du groupe des Arlésiennes qui abritaient sous lamarquise la soie changeante de leurs jupes et les velours ouvrésdes coiffes, en attendant le premier carrosse. Son paquet de fleursà la main, modeste, les yeux baissés et le mollet fripon, la joliecomédienne s’élança à la portière dans une pose saluante, presqueagenouillée, qu’elle répétait depuis huit jours. Au lieu du bey,Jansoulet descendit, raide, ému, passa sans seulement la voir. Etcomme elle restait là, son bouquet à la main, avec l’air bête d’uneféerie ratée :

« Remporte tes fleurs, ma petite, tonaffaire est manquée », lui dit Cardailhac avec sa blague deParisien qui prend vite son parti des choses… « Le bey nevient pas… il avait oublié son mouchoir, et comme c’est de ça qu’ilse sert pour parler aux dames, tu comprends… »

Maintenant, c’est la nuit. Tout dort dansSaint Romans, après l’immense brouhaha de la journée. Une pluietorrentielle continue à tomber, et dans le grand parc où les arcsde triomphe, les trophées dressent vaguement leurs carcassesdétrempées, on entend rouler des torrents le long des rampes depierre transformées en cascades. Tout ruisselle et s’égoutte. Unbruit d’eau, un immense bruit d’eau. Seul dans sa chambresomptueuse au lit seigneurial tendu de lampas à bandes pourpres, leNabab veille encore, marche à grands pas, remuant des penséessinistres. Ce n’est plus son affront de tantôt qui le préoccupe,cet outrage public à la face de trente mille personnes ; cen’est pas non plus l’injure sanglante que le bey lui a adressée enprésence de ses mortels ennemis. Non, ce Méridional aux sensationstoutes physiques, rapides comme le tir des nouvelles armes a déjàrejeté loin de lui tout le venin de sa rancune. Et puis, lesfavoris des cours, par des exemples fameux, sont toujours préparésà ces éclatantes disgrâces. Ce qui l’épouvante c’est ce qu’ildevine derrière cet affront. Il pense que tous ses biens sontlà-bas, maisons, comptoirs, navires, à la merci du bey, dans cetOrient sans lois, pays du bon plaisir. Et, collant son frontbrûlant aux vitres ruisselantes, la sueur au dos, les mainsfroides, il reste à regarder vaguement dans la nuit aussi obscure,aussi fermée que son propre destin.

Soudain un bruit de pas, des coups précipitésà la porte.

« Qui est là ?

– Monsieur, dit Noël entrant à demi vêtu, unedépêche, très urgente, qu’on envoie du télégraphe parestafette.

– Une dépêche !… Qu’y a-t-ilencore ?… » Il prend le pli bleu et l’ouvre en tremblant.Le dieu atteint déjà deux fois, commence à se sentir vulnérable àperdre son assurance ; il connaît les peurs, les faiblessesnerveuses des autres hommes… Vite à la signature… Mora…Est-ce possible ?… Le duc, le duc, à lui !… Oui, c’estbien cela… M… o… r… a…

Et au-dessus :

POPOLASCA EST MORT. ÉLECTIONS PROCHAINES ENCORSE. VOUS ÊTES CANDIDAT OFFICIEL.

Député !… C’était le salut. Avec celarien à craindre. On ne traite pas un représentant de la grandenation française comme un simple mercanti… Enfoncés lesHemerlingue…

« Ô mon duc, mon nobleduc ! »

Il était si ému qu’il ne pouvait signer. Ettout à coup :

« Où est l’homme qui a porté cettedépêche ?

– Ici, monsieur Jansoulet », réponditdans le corridor une bonne voix méridionale et familière. Il avaitde la chance, le piéton.

« Entre », dit le Nabab.

Et, lui rendant son reçu, il prit à tas, dansses poches toujours pleines, autant de pièces d’or que ses deuxmains pouvaient en tenir et les jeta dans la casquette du pauvrediable bégayant, éperdu, ébloui de la fortune qui lui tombait ensurprise dans la nuit de ce palais féerique.

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