Le Nabab

Chapitre 12UNE ÉLECTION CORSE.

Pozzonegro, par Sartène.

Je puis enfin vous donner de mes nouvelles,mon cher monsieur Joyeuse. Depuis cinq jours que nous sommes enCorse, nous avons tant couru, tant parlé, si souvent changé devoitures, de montures, tantôt à mulet, tantôt à âne, ou même à dosd’homme pour traverser les torrents, tant écrit de lettres,apostillé de demandes, visité d’écoles, donné de chasubles, denappes d’autel, relevé de clochers branlants et fondé de sallesd’asiles, tant inauguré, porté de toasts, absorbé de harangues, devin de Talano et de fromage blanc, que je n’ai pas trouvé le tempsd’envoyer un bonjour affectueux au petit cercle de famille autourde la grande table où je manque voilà deux semaines. Heureusementque mon absence ne sera plus bien longue, car nous comptons partiraprès-demain et rentrer à Paris d’un trait. Au point de vue del’élection, je crois que notre voyage a réussi. La Corse est unadmirable pays, indolent et pauvre, mélangé de misères et defiertés qui font conserver aux familles nobles ou bourgeoises unecertaine apparence aisée au prix même des plus douloureusesprivations. On parle ici très sérieusement de la fortune dePopolasca, ce député besogneux à qui la mort a volé les cent millefrancs que devait lui rapporter sa démission en faveur du Nabab.Tous ces gens-là ont, en outre, une rage de places, une fureuradministrative, le besoin de porter un uniforme quelconque et unecasquette plate sur laquelle on puisse écrire : « Employédu gouvernement. » Vous donneriez à choisir à un paysan corseentre la plus riche ferme en Beauce et le plus humble baudrier degarde champêtre, il n’hésiterait pas et prendrait le baudrier. Dansces conditions-là, vous pensez si un candidat disposant d’unefortune personnelle et des faveurs du gouvernement a des chancespour être élu. Aussi M. Jansoulet le sera-t-il, surtout s’ilréussit dans la démarche qu’il fait en ce moment et qui nous aamenés ici à l’unique auberge d’un petit pays appelé Pozzonegro(puits noir), un vrai puits tout noir de verdure, cinquantemaisonnettes en pierre rouge serrées autour d’un long clocher àl’italienne, au fond d’un ravin entouré de côtes rigides, derochers de grès coloré qu’escaladent d’immenses forêts de mélèzeset de genévriers. Par ma fenêtre ouverte, devant laquelle j’écris,je vois là-haut un morceau de bleu, l’orifice du puits noir ;en bas, sur la petite place qu’ombrage un vaste noyer, comme sil’ombre n’était pas déjà assez épaisse, deux bergers vêtus de peauxde bêtes en train de jouer aux cartes, accoudés à la pierre d’unefontaine. Le jeu, c’est la maladie de ce pays de paresse, où l’onfait faire la moisson par les Lucquois. Les deux pauvres diablesque j’ai là devant moi ne trouveraient pas un liard au fond de leurpoche ; l’un joue son couteau, l’autre un fromage enveloppé defeuilles de vigne, les deux enjeux posés à côté d’eux sur le banc.Un petit curé fume son cigare en les regardant et semble prendre leplus vif intérêt à leur partie.

Et c’est tout, pas un bruit alentour, exceptéles gouttes d’eau s’espaçant sur la pierre, l’exclamation d’un desjoueurs qui jure par le sango del seminario, et au-dessousde ma chambre, dans la salle du cabaret, la voix chaude de notreami, mêlée aux bredouillements de l’illustre Paganetti, qui luisert d’interprète dans sa conversation avec le non moins illustrePiedigriggio.

M. Piedigriggio (Pied-Gris) est unecélébrité locale. C’est un grand vieux de soixante et quinze ans,encore très droit dans son petit caban où tombe sa longue barbeblanche, un bonnet catalan en laine brune sur ses cheveux blancsaussi, à la ceinture une paire de ciseaux, dont il se sert pourcouper son tabac vert, en grandes feuilles, dans le creux de samain ; l’air vénérable, en somme, et quand il a traversé laplace, serrant la main au curé, avec un sourire de protection auxdeux joueurs, je n’aurais jamais cru voir ce fameux banditPiedigriggio, qui, de 1840 à 1860, a tenu le maquis dansle Monte-Rotondo, mis sur les dents la ligne et la gendarmerie, etqui, aujourd’hui, grâce à la prescription dont il bénéficie, aprèssept ou huit meurtres à coups de fusil et de couteau, circuletranquillement dans le pays témoin de ses crimes, et jouit d’uneimportance considérable. Voici pourquoi : Piedigriggio a deuxfils, qui, marchant noblement sur ses traces, ont joué del’escopette et tiennent le maquis à leur tour. Introuvables,insaisissables comme leur père l’a été pendant vingt ans, prévenuspar les bergers des mouvements de la gendarmerie, dès que celle-ciquitte un village, les bandits y font leur apparition. L’aîné,Scipion, est venu dimanche dernier entendre la messe à Pozzonegro.Dire qu’on les aime, et que la poignée de main sanglante de cesmisérables est agréable à tous ceux qui la reçoivent, ce seraitcalomnier les pacifiques habitants de cette commune ; mais onles craint et leur volonté fait loi.

Or, voilà que les Piedigriggio se sont misdans l’idée de protéger notre concurrent aux élections, protectionredoutable, qui peut faire rater deux cantons entiers contre nous,car les coquins ont les jambes aussi longues, à proportion, que laportée de leurs fusils. Nous avons naturellement les gendarmes pournous, mais les bandits sont bien plus puissants. Comme nous disaitnotre aubergiste, ce matin : « Les gendarmes, ils s’envont, mà,les banditti, ils restent. » Devantce raisonnement si logique, nous avons compris qu’il n’y avaitqu’une chose à faire, traiter avec les Pieds-Gris, passer unforfait. Le maire en a dit deux mots au vieux, qui a consulté sesfils, et ce sont les conditions du traité que l’on discute en bas.D’ici, j’entends la voix du gouverneur : « Allons, moncher camarade, tu sais, je suis un vieux Corse, moi… » Et puisles réponses tranquilles de l’autre, hachées en même temps que sontabac par le bruit agaçant des grands ciseaux. Le cher camarade nem’a pas l’air d’avoir confiance ; et, tant que les écusn’auront pas sonné sur la table je crois bien que l’affairen’avancera pas.

C’est que le Paganetti est connu dans son paysnatal. Ce que vaut sa parole est écrit sur la place de Corte, quiattend toujours le monument de Paoli, dans les vastes champs decarottes qu’il a trouvé moyen de planter sur cette île d’Ithaque,au sol dur, dans les porte-monnaie flasques et vides de tous cesmalheureux curés de village, petits-bourgeois, petits nobles, dontil a croqué les maigres épargnes en faisant luire à leurs yeux dechimériques combinazione. Vraiment, pour qu’il ait osé reparaîtreici, il faut son aplomb phénoménal et aussi les ressources dont ildispose maintenant pour couper court aux réclamations.

En définitive, qu’y a-t-il de vrai dans cesfabuleux travaux, entrepris par la Caisseterritoriale ?

Rien.

Des mines qui n’affleurent pas, quin’affleureront jamais, puisqu’elles n’existent que sur lepapier ; des carrières, qui ne connaissent encore ni le pic nila poudre, des landes incultes et sablonneuses, qu’on arpente d’ungeste en vous disant : « Nous commençons là… et nousallons jusque là-bas, au diable. » De même, pour les forêts,tout un côté boisé du Monte-Rotondo, qui nous appartient,paraît-il, mais où les coupes sont impraticables, à moins que desaéronautes y fassent l’office de bûcherons. De même, pour lesstations balnéaires, parmi lesquelles ce misérable hameau dePozzonegro est une des plus importantes, avec sa fontaine dontPaganetti célèbre les étonnantes propriétés ferrugineuses. Depaquebots, pas l’ombre. Si, une vieille tour génoise, à demi minée,au bord du golfe d’Ajaccio, portant au-dessus de l’entréehermétiquement close cette inscription sur un panonceaudédoré : « Agence Paganetti. Compagnie maritime. Bureaude renseignements. » Ce sont de gros lézards gris qui tiennentle bureau, en compagnie d’une chouette. Quant aux chemins de fer,je voyais tous ces braves Corses auxquels j’en parlais, sourired’un air malin, répondre par des clignements d’yeux, des demi-mots,pleins de mystère ; et c’est seulement ce matin que j’ai eul’explication excessivement bouffonne de toutes ces réticences.

J’avais lu dans les paperasses que legouverneur agite de temps en temps sous nos yeux, comme un éventailà gonfler ses blagues, l’acte de vente d’une carrière de marbre aulieu dit « de Taverna » à deux heures de Pozzonegro.Profitant de notre passage ici, ce matin, sans rien dire àpersonne, j’enfourchai une mule, et guidé par un grand drôle, auxjambes de cerf, vrai type de braconnier ou de contrebandier corse,sa grosse pipe rouge aux dents, son fusil en bandoulière, je merendis à Taverna. Après une marche épouvantable à travers desroches crevassées, des fondrières, des abîmes d’une profondeurinsondable, dont ma mule s’amusait malicieusement à suivre le bord,comme si elle le découpait avec ses sabots, nous sommes arrivés parune descente presque à pic au but de notre voyage, un vaste désertde rochers, absolument nus, tout blancs de fientes de goélands etde mouettes ; car la mer est au bas, très proche, et lesilence du lieu rompu seulement par l’afflux des vagues et les crissuraigus de bandes d’oiseaux volant en rond. Mon guide, qui a lasainte horreur des douaniers et des gendarmes, resta en haut sur lafalaise, à cause d’un petit poste de douane en guetteur au bord durivage ; et moi je me dirigeai vers une grande bâtisse rougequi dressait dans cette solitude brillante ses trois étages auxvitres brisées, aux tuiles en déroute, avec un immense écriteau surla porte vermoulue : « Caisse territoriale. Carr…bre…54. » La tramontane, le soleil, la pluie, ont mangé lereste.

Il y a eu là certainement un commencementd’exploitation, puisqu’un large trou carré, béant, taillé àl’emporte-pièce, s’ouvre dans le sol, montrant, comme des taches delèpre le long de ses murailles effritées, des plaques rougesveinées de brun, et tout au fond, dans les ronces, d’énormes blocsde ce marbre qu’on appelle dans le commerce de la griotte,blocs condamnés, dont on n’a pu tirer parti, faute d’une granderoute aboutissant à la carrière ou d’un port qui rendit la côteabordable à des bateaux de chargement, faute surtout de subsidesassez considérables pour l’un et l’autre de ces deux projets. Aussila carrière reste-t-elle abandonnée, à quelques encablures durivage, encombrante et inutile comme le canot de Robinson avec lesmêmes vices d’installation. Ces détails sur l’histoire navrante denotre unique richesse territoriale m’ont été fournis par unmalheureux surveillant, tout grelottant de fièvre, que j’ai trouvédans la salle basse de la maison jaune essayant de faire rôtir unmorceau de chevreau sur l’âcre fumée d’un buisson delentisques.

Cet homme, qui compose à lui seul le personnelde la Caisse territoriale en Corse, est le père nourricierde Paganetti, un ancien gardien de phare à qui la solitude ne pèsepas. Le gouverneur le laisse là un peu par charité et aussi parceque de temps à autre des lettres datées de la carrière de Tavernafont bon effet aux réunions d’actionnaires. J’ai eu beaucoup de malà arracher quelques renseignements de cet être aux trois quartssauvage qui me regardait avec méfiance, embusqué derrière les poilsde chèvre de son pelone ; il m’a pourtant appris sansle vouloir ce que les Corses entendent par ce mot chemin de fer etpourquoi ils prennent ces airs mystérieux pour en parler. Commej’essayais de savoir s’il avait connaissance d’un projet de routeferrée dans le pays, le vieux lui, n’a pas eu le sourire malicieuxde ses compatriotes, mais bien naturellement, de sa voix rouilléeet gourde comme une ancienne serrure dont on ne se sert passouvent, il m’a dit en assez bon français :

« Oh ! moussiou, pas besoin dechemin de ferré ici…

– C’est pourtant bien précieux, bien utilepour faciliter les communications…

– Je ne vous dis pas au contraire ; maisavec les gendarmes, ça suffit chez nous…

– Les gendarmes ?…

– Mais sans doute. »

Le quiproquo dura bien cinq minutes, au boutdesquelles je finis par comprendre que le service de la policesecrète s’appelle ici : « Les chemins de fer. »Comme il y a beaucoup de Corses policiers sur le continent, c’estun euphémisme honnête dont on se sert, dans leurs familles, pourdésigner l’ignoble métier qu’ils font. Vous demandez auxparents : « Où est votre frère Ambrosini ? Que faitvotre oncle Barbicaglia ? » Ils vous répondent avec unpetit clignement d’œil : « Il a un emploi dans leschemins de ferré… » et tout le monde sait ce que celaveut dire. Dans le peuple, chez les paysans qui n’ont jamais vu dechemin de fer et ne se doutent pas de ce que c’est, on croit trèssérieusement que la grande administration occulte de la policeimpériale n’a pas d’autre appellation que celle-là. Notre agentprincipal dans le pays partage cette naïveté touchante, c’est vousdire l’état de la « Ligne d’Ajaccio à Bastia, en passantpar Bonifacio, Porto Vecchio, etc. », ainsi qu’il estécrit sur les grands livres à dos vert de la maison Paganetti. Endéfinitive tout l’avoir de la banque territoriale se résume enquelques écriteaux, deux antiques masures, le tout à peine bon pourfigurer dans le chantier de démolition de la rue Saint-Ferdinand,dont j’entends tous les soirs en m’endormant les girouettesgrincer, les vieilles portes battre sur le vide… Mais alors où sontallées, où s’en vont encore les sommes énormes queM. Jansoulet a versées depuis cinq mois, sans compter ce quiest venu du dehors attiré par ce nom magique Je pensais bien commevous que tous ces sondages, forages, achats de terrain, que portentles livres en belle ronde, étaient démesurément grossis. Maiscomment soupçonner une pareille impudence ? Voilà pourquoiM. le gouverneur répugnait tant à l’idée de m’emmener dans cevoyage électoral… Je n’ai pas voulu avoir d’explication immédiate.Mon pauvre Nabab a bien assez de son élection. Seulement, sitôtrentrés, je lui mettrai sous les yeux tous les détails de ma longueenquête, et, de gré ou de force, je le tirerai de ce repaire… Ilsont fini au-dessous. Le vieux Piedigriggio traverse la place enfaisant glisser le coulant de sa longue bourse de paysan qui m’al’air d’être bien remplie. Marché conclu, je suppose. Adieu vite,mon cher monsieur Joyeuse ; rappelez-moi à ces demoiselles, etqu’on me garde une toute petite place autour de la table àouvrage.

PAUL DE GERY.

Le tourbillon électoral dont ils avaient étéenveloppés en Corse passa la mer derrière eux comme un coup desirocco, les suivit à Paris, fit courir son vent de folie dansl’appartement de la place Vendôme envahi du matin au soir parl’élément habituel augmenté d’un arrivage constant de petits hommesbruns comme des caroubes, aux têtes régulières et barbues, les unsturbulents, bredouillants et bavards dans le genre de Paganetti,les autres, silencieux, contenus et dogmatiques ; les deuxtypes de la race où le climat pareil produit des effets différents.Tous ces insulaires affamés, du fond de leur patrie sauvage sedonnaient rendez-vous à la table du Nabab, dont la maison étaitdevenue une auberge, un restaurant, un marché. Dans la salle àmanger, où le couvert restait mis à demeure, il y avait toujours unCorse frais débarqué en train de casser une croûte, avec laphysionomie égarée et goulue d’un parent de campagne.

La race hâbleuse et bruyante des agentsélectoraux est la même partout ; ceux-là pourtant sedistinguaient par quelque chose de plus ardent, un zèle pluspassionné, une vanité dindonnière, chauffée à blanc. Le plus petitgreffier, vérificateur, secrétaire de mairie, instituteur devillage, parlait comme s’il eût eu derrière lui tout un canton, desbulletins de vote plein les poches de sa redingote râpée. Et lefait est que dans les communes corses, Jansoulet avait pu s’enrendre compte, les familles sont si anciennes, parties de si peu,avec tant de ramifications, que tel pauvre diable qui casse descailloux sur les routes trouve moyen de raccrocher sa parenté auxplus grands personnages de l’île et dispose par là d’une sérieuseinfluence. Le tempérament national, orgueilleux, sournois,intrigant, vindicatif, venant encore aggraver ces complications, ils’ensuit qu’il faut bien prendre garde où l’on pose le pied dansces traquenards de fils tendus de l’extrémité d’un peuple àl’autre…

Le terrible, c’est que tous ces gens-là sejalousaient, se détestaient, se querellaient en pleine table àpropos de l’élection, croisant des regards noirs, serrant le manchede leurs couteaux à la moindre contestation, parlant très fort tousà la fois, les uns dans le patois génois sonore et dur, les autresdans le français le plus comique s’étranglant avec des injuresrentrées, se jetant à la tête des noms de bourgades inconnues, desdates d’histoires locales qui mettaient tout à coup entre deuxcouverts deux siècles de haines familiales. Le Nabab avait peur devoir ses déjeuners se terminer tragiquement et tâchait d’apaisertoutes ces violences avec la conciliation de son bon sourire. MaisPaganetti le rassurait. Selon lui, vendetta, toujours vivante enCorse, n’emploie plus que très rarement et dans les basses classesle stylet et l’escopette. C’est la lettre anonyme qui les remplace.Tous les jours, en effet, on recevait place Vendôme des lettressans signature dans le genre de celle-ci :

« Monsieur Jansoulet, vous êtes sigénéreux que je ne peux pas faire à moins de vous signaler le sieurBornalinco (Ange-Marie), comme un traître gagné aux ennemis devous ; j’en dirai tout différemment de son copain Bornalinco(Louis-Thomas), dévoué à la bonne cause, etc. »

Ou encore :

« Monsieur Jansoulet, je crains que votreélection n’aboutirait à rien et serait mal fondée pour réussir, sivous continuez d’employer le nommé Castirla (Josué), du cantond’Omessa, tandis que son parent Luciani, c’est l’homme qu’il vousfaut… »

Quoiqu’il eût fini par ne plus lire aucune deces missives, le pauvre candidat subissait l’ébranlement de tousces doutes, de toutes ces passions, pris dans un engrenaged’intrigues menues, plein de terreurs, de méfiances, anxieux,fiévreux, les nerfs malades, sentant bien la vérité du proverbecorse : « Si tu veux grand mal à ton ennemi, souhaite luiune élection dans sa famille. »

On se figure que le livre des chèques et lestrois grands tiroirs de la commode en acajou n’étaient pas épargnéspar cette trombe de sauterelles dévorantes abattues sur les salonsde « Moussiou Jansoulet ». Rien de plus comique que lafaçon hautaine dont ces braves insulaires opéraient leurs emprunts,brusquement et d’un air de défi. Pourtant ce n’étaient pas eux lesplus terribles, excepté pour les boîtes de cigares, quis’engloutissaient dans leurs poches, à croire qu’ils voulaient tousouvrir quelque « Civette » en rentrant au pays. Mais demême qu’aux époques de grande chaleur les plaies rougissent ets’enveniment, l’élection avait donné une recrudescence étonnante àla pillerie installée dans la maison. C’étaient des frais depublicité considérables, les articles de Moëssard expédiés en Corsepar ballots de vingt mille, de trente mille exemplaires, avec desportraits, des biographies, des brochures, tout le bruit impriméqu’il est possible de faire autour d’un nom… Et puis toujours letrain habituel des pompes aspirantes établies devant le grandréservoir à millions. Ici, l’œuvre de Bethléem, machine puissante,procédant par coups espacés, pleins d’élans. La Caisseterritoriale, aspirateur merveilleux, infatigable, à triple etquadruple corps de pompe, de la force de plusieurs milliers dechevaux ; et la pompe Schwalbach, et la pompe Bois-l’Héry, etcombien d’autres encore, celles-là énormes, bruyantes, les pistonseffrontés, ou bien sourdes, discrètes, aux clapets savammenthuilés, aux soupapes minuscules, pompes-bijoux, aussi ténues queces trompes d’insectes dont la soif fait des piqûres et quidéposent du venin à l’endroit où elles puisent leur vie, maistoutes fonctionnant avec un même ensemble, et devant fatalementamener, sinon une sécheresse complète, du moins une baisse sérieusede niveau.

Déjà de mauvais bruits, encore vagues, avaientcirculé à la Bourse. Était-ce une manœuvre de l’ennemi, de cetHemerlingue auquel Jansoulet faisait une guerre d’argent acharnée,essayant de contrecarrer toutes ses opérations financières, etperdant à ce jeu de très fortes sommes, parce qu’il avait contrelui sa propre fureur, le sang-froid de son adversaire et lesmaladresses de Paganetti qui lui servait d’homme de paille ?En tout cas, l’étoile d’or avait pâli. Paul de Géry savait cela parle père Joyeuse entré comme comptable chez un agent de change ettrès au fait des choses de la Bourse ; mais ce qui l’effrayaitsurtout, c’était l’agitation singulière du Nabab, ce besoin des’étourdir succédant à son beau calme de force, de sérénité, et laperte de sa sobriété méridionale, la façon dont il s’excitait avantle repas à grands coups de raki, parlant haut, riant fort,comme un gros matelot en bordée. On sentait l’homme qui se surmènepour échapper à une préoccupation visible cependant dans lacontraction subite de tous les muscles de son visage au passage dela pensée importune, ou quand il feuilletait fiévreusement sonpetit carnet dédoré. Ce sérieux entretien, cette explicationdécisive que Paul désirait tant avoir avec lui, Jansoulet n’envoulait à aucun prix. Il passait ses nuits au cercle, ses matinéesau lit, et dès son réveil avait sa chambre remplie de monde, desgens qui lui parlaient pendant qu’il s’habillait, auxquels ilrépondait le nez dans sa cuvette. Quand par miracle de Géry lesaisissait une seconde, il fuyait, lui coupait la parole parun : « Pas maintenant, je vous en prie… » À la finle jeune homme eut recours aux moyens héroïques.

Un matin, vers cinq heures, Jansoulet, enrevenant du cercle trouva sur sa table près de son lit, une petitelettre qu’il prit d’abord pour une de ces dénonciations anonymesqu’il recevait à la journée. C’était bien une dénonciation, eneffet, mais signée, à visage ouvert, respirant la loyauté et lajeunesse sérieuse de celui qui l’avait écrite. De Géry luisignalait très nettement toutes les infamies, toutes lesexploitations dont il était entouré. Sans détour, il désignait lescoquins par leur nom. Pas un qui ne lui fût suspect parmi lescommensaux ordinaires, pas un qui vînt pour autre chose que volerou mentir. Du haut en bas de la maison, pillage et gaspillage. Leschevaux du Bois-l’Héry étaient tarés, la galerie Schwalbach, uneduperie, les articles de Moëssard, un chantage reconnu. De ces abuseffrontés, de Géry avait fait un long mémoire détaillé, avecpreuves à l’appui ; mais c’était le dossier de la Caisseterritoriale qu’il recommandait spécialement à Jansoulet,comme le vrai danger de sa situation. Dans les autres affaires,l’argent seul courait des risques ; ici, l’honneur était enjeu. Attirés par le nom du Nabab, son titre de président duconseil, dans cet infâme guet-apens, des centaines d’actionnairesétaient venus, chercheurs d’or à la suite de ce mineur heureux.Cela lui créait une responsabilité effroyable, dont il se rendraitcompte en lisant le dossier de l’affaire, qui n’était que mensongeet flouerie d’un bout à l’autre.

« Vous trouverez le mémoire dont je vousparle, disait Paul de Géry en terminant sa lettre, dans le premiertiroir de mon bureau. Diverses quittances y sont jointes. Je n’aipas mis cela dans votre chambre, parce que je me méfie de Noëlcomme des autres. Ce soir, en partant, je vous remettrai la clé.Car, je m’en vais, mon cher bienfaiteur et ami, je m’en vais, pleinde reconnaissance pour le bien que vous m’avez fait, et désolé quevotre confiance aveugle m’ait empêché de vous le rendre en partie.À l’heure qu’il est, ma conscience d’honnête homme me reprocheraitde rester plus longtemps inutile à mon poste. J’assiste à undésastre, au sac d’un Palais d’Été contre lesquels je ne puisrien ; mais mon cœur se soulève à tout ce que je vois. Jedonne des poignées de main qui me déshonorent. Je suis votre ami,et je parais leur complice. Et qui sait si, à force de vivre dansune pareille atmosphère, je ne le serais pasdevenu ? »

Cette lettre, qu’il lut lentement,profondément, jusque dans le blanc des lignes et l’écart des mots,fit au Nabab une impression si vive, qu’au lieu de se coucher, ilse rendit tout de suite auprès de son jeune secrétaire. Celui-cioccupait tout au bout des salons un cabinet de travail dans lequelon lui faisait son lit sur un divan, installation provisoire qu’iln’avait jamais voulu changer. Toute la maison dormait encore. Entraversant les grands salons en enfilade, qui, ne servant pas à desréceptions du soir gardaient constamment leurs rideaux ouverts, ets’éclairaient à cette heure des lueurs vagues d’une aubeparisienne, le Nabab s’arrêta, frappé par l’aspect de souilluretriste que son luxe lui présentait. Dans l’odeur lourde de tabac etde liqueurs diverses qui flottait, les meubles, les plafonds, lesboiseries apparaissaient, déjà fanés et encore neufs. Des tachessur les satins fripés, des cendres ternissant les beaux marbres,des bottes marquées sur le tapis faisaient songer à un immensewagon de première classe, où s’incrustent toutes les paresses, lesimpatiences et l’ennui d’un long voyage, avec le dédain gâcheur dupublic pour un luxe qu’il a payé. Au milieu de ce décor tout posé,encore chaud de l’atroce comédie qui se jouait là chaque jour, sapropre image reflétée dans vingt glaces, froides et blêmes, sedressait devant lui, sinistre et comique à la fois, dépaysée dansson vêtement d’élégance, les yeux bouffis, la face enflammée etboueuse.

Quel lendemain visible et désenchantant àl’existence folle qu’il menait !

Il s’abîma un moment dans de sombrespensées ; puis il eut ce coup d’épaules vigoureux qui luiétait familier ce mouvement de porte-balles par lequel il sedébarrassait des préoccupations trop cruelles, remettait en placece fardeau que tout homme emporte avec lui, qui lui courbe le dos,plus ou moins selon son courage ou sa force, et entra chez de Géry,déjà levé, debout en face de son bureau ouvert, où il classait despaperasses.

« Avant tout, mon ami », ditJansoulet en refermant doucement la porte sur leur entretien,« répondez-moi franchement à ceci. Est-ce bien pour les motifsexprimés dans votre lettre que vous êtes résolu à me quitter ?N’y a-t-il pas là-dessous quelqu’une de ces infamies, comme je saisqu’il en circule contre moi dans Paris ? Vous seriez, j’ensuis sûr, assez loyal pour me prévenir et me mettre à même de me…de me disculper devant vous. »

Paul l’assura qu’il n’avait pas d’autresraisons pour partir, mais que celles-là suffisaient certes,puisqu’il s’agissait d’une affaire de conscience.

« Alors, mon enfant, écoutez-moi, et jesuis sûr de vous retenir… Votre lettre, si éloquente d’honnêteté desincérité, ne m’a rien appris, rien dont je ne sois convaincudepuis trois mois. Oui, mon cher Paul, c’est vous qui aviezraison ; Paris est plus compliqué que je ne pensais. Il m’amanqué en arrivant un cicérone honnête et désintéressé, qui me mîten garde contre les gens et les choses. Moi, je n’ai trouvé que desexploiteurs. Tout ce qu’il y a de coquins tarés par la ville adéposé la boue de ses bottes sur mes tapis… Je les regardais tout àl’heure, mes pauvres salons. Ils auraient besoin d’un fier coup debalai ; et je vous réponds qu’il sera donné, jour deDieu ! et d’une rude poigne… Seulement, j’attends pour celad’être député. Tous ces gredins me servent pour mon élection ;et cette élection m’est trop nécessaire pour que je m’expose àperdre la moindre chance… En deux mots, voici la situation. Nonseulement, le bey entend ne pas me rendre l’argent que je lui aiprêté, il y a un mois ; mais à mon assignation, il a répondupar une demande reconventionnelle de quatre-vingts millions,chiffre auquel il estime l’argent que j’ai soutiré à son frère…Cela, c’est un vol épouvantable, une audacieuse calomnie… Mafortune est à moi, bien à moi… Je l’ai gagnée dans mes trafics decommissionnaire. J’avais la faveur d’Ahmed ; lui-même m’afourni l’occasion de m’enrichir… Que j’aie serré la vis quelquefoisun peu fort, bien possible. Mais il ne faut pas juger la chose avecdes yeux d’Européen… Là-bas, c’est connu et reçu, ces gains énormesque font les Levantins ; c’est la rançon des sauvages que nousinitions au bien-être occidental… Ce misérable Hemerlingue, quisuggère au bey toute cette persécution contre moi, en a bien faitd’autres… Mais à quoi bon discuter ? Je suis dans la gueule duloup. En attendant que j’aille m’expliquer devant ses tribunaux –je la connais, la justice d’Orient – le bey a commencé par mettrel’embargo sur tous mes biens, navires, palais et ce qu’ilscontiennent… L’affaire a été conduite très régulièrement, sur undécret du Conseil suprême. On sent la patte d’Hemerlingue filslà-dessous… Si je suis député, ce n’est qu’une plaisanterie. LeConseil rapporte son décret, et l’on me rend mes trésors avectoutes sortes d’excuses. Si je ne suis pas nommé, je perds tout,soixante, quatre-vingts millions, même la possibilité de refaire mafortune ; c’est la ruine, le déshonneur, le gouffre… Voyons,mon fils, est-ce que vous allez m’abandonner dans une crisepareille ?… Songez que je n’ai que vous au monde… Mafemme ? vous l’avez vue, vous savez quel soutien, quelconseil, elle est pour son mari… Mes enfants ? C’est comme sije n’en avais pas. Je ne les vois jamais, à peine s’ils mereconnaîtraient dans la rue… Mon horrible luxe a fait le vide desaffections autour de moi, les a remplacées par des intérêtseffrontés… Je n’ai pour m’aimer que ma mère, qui est loin et vous,qui me venez de ma mère… Non, vous ne me laisserez pas seul parmitoutes les calomnies qui rampent autour de moi… C’est terrible, sivous saviez… Au cercle, au théâtre, partout où je vais, j’aperçoisla petite tête de vipère de la baronne Hemerlingue, j’entendsl’écho de ses sifflements, je sens le venin de sa rage. Partout,des regards railleurs, des conversations interrompues quandj’arrive, des sourires qui mentent ou des bienveillances danslesquelles se glisse un peu de pitié. Et puis des défections, desgens qui s’écartent comme à l’approche d’un malheur. Ainsi, voilàFélicia Ruys, au moment d’achever mon buste, qui prétexte de je nesais quel accident pour ne pas l’envoyer au Salon. Je n’ai riendit, j’ai eu l’air de croire. Mais j’ai compris qu’il y avait de cecôté encore quelque infamie… Et c’est une grande déception pourmoi. Dans des crises aussi graves que celle que je traverse, tout ason importance. Mon buste à l’Exposition, signé de ce nom célèbre,m’aurait servi beaucoup dans Paris… Mais non, tout craque, tout memanque… Vous voyez bien que vous ne pouvez pas memanquer… »

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