Le Nabab

Chapitre 16UN HOMME PUBLIC.

La chaleur lumineuse d’un clair après-midi demai tiédissait en vitrages de serre les hautes croisées de l’hôtelde Mora, dont les transparents de soie bleue se voyaient du dehorsentre les branches, et ses larges terrasses, où les fleursexotiques sorties pour la première fois de la saison couraient enbordure tout le long du quai. Les grands râteaux traînant parmi lesmassifs du jardin traçaient dans le sable des allées les pas légersde l’été, tandis que le bruit fin des pommes d’arrosage sur laverdure des pelouses semblait sa chanson rafraîchissante.

Tout le luxe de la résidence princières’épanouissait dans l’heureuse douceur de la température,empruntant une beauté grandiose au silence, au repos de cette heureméridienne, la seule où l’on n’entendît pas le roulement desvoitures sous les voûtes, le battement des grandes portesd’antichambre et cette vibration perpétuelle que faisait courirdans le lierre des murailles le tirage des timbres d’arrivée ou desortie, comme la palpitation fiévreuse de la vie d’une maisonmondaine. On savait que jusqu’à trois heures le duc recevait auministère, que la duchesse, une Suédoise encore engourdie desneiges de Stockholm, sortait à peine de ses courtinessomnolentes ; aussi personne ne venait, visiteurs nisolliciteurs, et les valets de pied, perchés comme des flamants surles marches du perron désert, l’animaient seuls de l’ombre grêle deleurs longues jambes et de leur bâillant ennui d’oisiveté.

Par exception pourtant ce jour-là le coupémarron de Jenkins attendait dans un coin de la cour. Le duc,souffrant depuis la veille, s’était senti plus mal en sortant detable, et bien vite avait mandé l’homme aux perles pourl’interroger sur son état singulier. De douleur nulle part, dusommeil et de l’appétit comme à l’ordinaire ; seulement unelassitude incroyable et l’impression d’un froid terrible que rienne pouvait dissiper. Ainsi en ce moment, malgré le beau soleilprintanier qui inondait sa chambre et pâlissait la flambée montantdans la cheminée comme au cœur de l’hiver, le duc grelottait sousses fourrures bleues, entre ses petits paravents, et, tout endonnant des signatures à un attaché de son cabinet sur une tablebasse en laque dorée qui s’écaillait, tellement elle était près dufeu, il tendait à chaque instant ses doigts engourdis vers laflamme, qui aurait pu les brûler à la surface sans rendre unecirculation de vie à leur rigidité blafarde.

Était-ce l’inquiétude causée par le malaise deson illustre client ? Mais Jenkins paraissait nerveux,frémissant, arpentait les tapis à grands pas, furetant, flairant dedroite et de gauche, cherchant dans l’air quelque chose qu’ilcroyait y être, quelque chose de subtil et d’insaisissable comme latrace d’un parfum ou le sillon invisible que laisse un passaged’oiseau. On entendait le pétillement du bois dans la cheminée, lebruit des papiers feuilletés à la hâte, la voix indolente du ducindiquant d’un mot toujours précis et net une réponse à une lettrede quatre pages, et les monosyllabes respectueux del’attaché : « Oui, monsieur le ministre… Non, monsieur leministre », puis le grincement d’une plume rebelle et lourde.Dehors, les hirondelles sifflaient joyeusement au-dessus de l’eau,une clarinette jouait vers les ponts.

« C’est impossible, dit tout à coup leministre d’État en se levant… Emportez ça, Lartigues ; vousreviendrez demain… Je ne peux pas écrire… J’ai trop froid… Tenezdocteur, tâtez mes mains, si on ne dirait pas qu’elles sortent d’unseau d’eau frappée… Depuis deux jours, tout mon corps est ainsi…Est-ce assez ridicule avec le temps qu’il fait !

– Ça ne m’étonne pas… » grommelal’Irlandais d’un ton maussade et bref, peu ordinaire chez cemelliflue.

La porte s’était refermée sur le jeune attachéremportant ses paperasses avec une raideur majestueuse, mais bienheureux. j’imagine, de se sentir détaché et de pouvoir, avant deretourner au ministère, flâner une heure ou deux dans lesTuileries, pleines de toilettes printanières et de jolies fillesassises autour des chaises encore vides de la musique, sous lesmarronniers en fleur où courait des pieds à la cime le grandfrisson du mois des nids. Il n’était pas gelé, lui, l’attaché…

Jenkins, silencieux, examinait son malade,auscultait, percutait, puis, sur ce même ton de rudesse que pouvaità la rigueur expliquer son affection inquiète, l’irritation dumédecin qui voit ses instructions transgressées :

« Ah çà ! mon cher duc, quelle viefaites-vous donc depuis quelque temps ? »

Il savait par des racontars d’antichambre chezses clients familiers, le docteur ne les dédaignait pas, il savaitque le duc avait une nouvelle, que ce caprice de fraîchedate le possédait, l’agitait d’une façon extraordinaire, et celajoint à d’autres remarques faites ailleurs mettait dans l’esprit deJenkins un soupçon, un désir fou de connaître le nom de cettenouvelle. C’est ce qu’il essayait de deviner sur le frontpâli de son malade, cherchant le fond de sa pensée bien plus que lefond de son mal. Mais il avait affaire à un de ces visages d’hommesà bonnes fortunes, hermétiquement clos comme les coffrets à secretqui contiennent des bijoux et des lettres de femmes, une de cesdiscrétions fermées d’un regard froid et bleu, regard d’acier où sebrisent les perspicacités astucieuses.

« Vous vous trompez, docteur, réponditl’excellence tranquillement… Je n’ai rien changé à meshabitudes.

– Eh bien ! monsieur le duc, vous avez eutort » fit l’Irlandais avec brutalité, furieux de ne riendécouvrir.

Et tout de suite sentant qu’il allait troploin, il délaya sa mauvaise humeur et la sévérité de son diagnosticdans une tisane de banalités, d’axiomes… Il fallait prendre garde…La médecine n’était pas de la magie… La puissance des perlesJenkins s’arrêtait aux forces humaines, aux nécessités de l’âge,aux ressources de la nature qui, malheureusement, ne sont pasinépuisables. Le duc l’interrompit d’un ton nerveux :

« Voyons, Jenkins, vous savez bien que jen’aime pas les phrases… ça ne va donc pas par là ?… Qu’est-ceque j’ai ?… D’où vient ce froid ?

– C’est de l’anémie, de l’épuisement… unebaisse d’huile dans la lampe.

– Que faut-il faire ?

– Rien. Un repos absolu… Manger, dormir, pasplus… Si vous pouviez aller passer quelques semaines àGrandbois… »

Mora haussa les épaules :

« Et la Chambre, et le Conseil,et… ? Allons donc ! Est-ce que c’est possible ?

– En tout cas, monsieur le duc, il fautenrayer, comme disait l’autre, renoncer absolument… »

Jenkins fut interrompu par l’entrée del’huissier de service qui discrètement sur la pointe des pieds,comme un maître de danse, venait remettre une lettre et une carteau ministre d’État toujours frissonnant devant le feu. En voyantcette enveloppe d’un gris de satin, d’une forme originale,l’Irlandais tressaillait involontairement, tandis que le duc, salettre ouverte et parcourue, se levait ragaillardi, ayant aux jouesces couleurs légères de santé factice que toute l’ardeur du brasiern’avait pu lui donner.

« Mon cher docteur, il faut à toutprix… »

L’huissier, debout, attendait.

« Est-ce qu’il y a ?… Ah ! oui,cette carte… Faites entrer dans la galerie. J’y vais. »

La galerie du duc de Mora, ouverte auxvisiteurs deux fois par semaine, était pour lui comme un terrainneutre, un endroit public où il pouvait voir n’importe qui sanss’engager ni se compromettre… Puis, l’huissier dehors :

« Jenkins, mon bon, vous avez déjà faitdes miracles pour moi. Je vous en demande un encore. Doublez ladose de mes perles, inventez quelque chose, ce que vous voudrez…Mais il faut que je sois alerte pour dimanche… Vous m’entendez,tout à fait alerte. »

Et, sur la petite lettre qu’il tenait, sesdoigts réchauffés et fiévreux se crispaient avec un frémissement deconvoitise.

« Prenez garde, monsieur le duc »,dit Jenkins, très pâle, les lèvres serrées, « je ne voudraispas vous alarmer outre mesure sur votre état de faiblesse, mais ilest de mon devoir… »

Mora eut un joli sourired’insolence :

« Votre devoir et mon plaisir sont deux,mon brave. Laissez-moi brûler ma vie, si cela m’amuse. Je n’aijamais eu d’aussi belle occasion que cette fois. »

Il tressaillit :

« La duchesse… »

Une porte sous tenture venait de s’ouvrirlivrant passage à une folle petite tête ébouriffée en blond, toutevaporeuse dans les dentelles et les fanfreluches d’un saut-du-litprincier :

« Qu’est-ce qu’on m’apprend ? Vousn’êtes pas sorti ?… Mais grondez-le donc, docteur. Est-ce pasqu’il a tort de tant s’écouter ?… Regardez-le. Une minesuperbe.

– Là… Vous voyez, dit le duc, en riant, àl’Irlandais… Vous n’entrez pas, duchesse ?

– Non, je vous enlève, au contraire. Mon oncled’Estaing m’a envoyé une cage pleine d’oiseaux des îles. Je veuxvous les montrer… Des merveilles de toutes les couleurs, avec depetits yeux en perles noires… Et frileux, frileux, presque autantque vous.

– Allons voir ça, dit le ministre.Attendez-moi Jenkins. Je reviens. »

Puis, s’apercevant qu’il tenait toujours salettre à la main, il la jeta négligemment dans le tiroir de sapetite table aux signatures, et sortit derrière la duchesse, avecun beau sang-froid de mari habitué à ces évolutions.

Quel prodigieux ouvrier, quel fabricant dejoujoux incomparable a pu douer le masque humain de sa souplesse deressorts, de son élasticité merveilleuse ? Rien de joli commecette figure de grand seigneur surpris son adultère aux dents, lespommettes enflammées par des mirages de voluptés promises, ets’apaisant à la minute dans une sérénité de tendresseconjugale ; rien de plus beau que l’obséquiosité béate, lesourire paterne, à la Franklin, de Jenkins en présence de laduchesse, faisant place tout à coup, lorsqu’il se trouva seul, àune farouche expression de colère et de haine, une pâleur de crime,la pâleur d’un Castaing ou d’un Lapommerais roulant ses trahisonssinistres.

Un coup d’œil rapide à chacune des deuxportes, et tout de suite il fut devant le tiroir plein de papiersprécieux, où la petite clé d’or restait à demeure avec unenégligence insolente qui semblait dire : « On n’oserapas. »

Jenkins osa, lui.

La lettre était là, sur un tas d’autres, lapremière. Le grain du papier, trois mots d’adresse jetés d’uneécriture simple et hardie, et puis le parfum, ce parfum grisant,évocateur, l’haleine même de sa bouche divine… C’était donc vrai,son amour jaloux ne l’avait pas trompé, ni la gêne qu’on éprouvaitdevant lui depuis quelque temps, ni les airs cachottiers etrajeunis de Constance, ni ces bouquets magnifiquement épanouis dansl’atelier comme à l’ombre mystérieuse d’une faute… Cet orgueilindomptable se rendait donc enfin ? Mais alors pourquoi paslui Jenkins ?

Lui qui l’aimait depuis si longtemps, depuistoujours, qui avait dix ans de moins que l’autre et qui negrelottait pas, certes !… Toutes ces pensées lui traversaientla tête, comme des fers de flèche lancés d’un arc infatigable. Et,criblé, déchiré, les yeux aveuglés de sang, il restait là,regardant la petite enveloppe satinée et froide qu’il n’osait pasouvrir de peur de s’enlever un dernier doute, quand un bruissementde tenture, qui lui fit vivement rejeter la lettre et refermer letiroir merveilleusement ajusté de la table de laque, l’avertit quequelqu’un venait d’entrer.

« Tiens ! c’est vous, Jansoulet,comment êtes-vous là ?

– Son Excellence m’a dit de venir l’attendredans sa chambre », répondit le Nabab très fier d’êtreintroduit ainsi dans l’intimité des appartements, à une heuresurtout où l’on ne recevait pas. Le fait est que le duc commençaità montrer une réelle sympathie à ce sauvage. Pour plusieursraisons : d’abord il aimait les audacieux, les affronteurs,les aventuriers à bonne étoile. N’en était-il pas unlui-même ? Puis le Nabab l’amusait ; son accent, sesmanières rondes, sa flatterie un peu brutale et impudente lereposaient de l’éternel convenu de l’entourage, de ce fléauadministratif et courtisanesque dont il avait horreur – la phrase –si grande horreur qu’il n’achevait jamais la période commencée. LeNabab, lui, avait à finir les siennes un imprévu parfois plein desurprises ; avec cela très beau-joueur, perdant sanssourciller au cercle de la rue Royale des parties d’écarté à cinqmille francs la fiche. Et si commode quand on voulait sedébarrasser d’un tableau, toujours prêt à l’acheter, n’importe àquel prix. À ces motifs de sympathie condescendante était venu sejoindre en ces derniers temps un sentiment de pitié etd’indignation en face de l’acharnement qu’on mettait à poursuivrece malheureux, de cette guerre lâche et sans merci, si bien menéeque l’opinion publique, toujours crédule et le cou tendu pourprendre le vent, commençait à s’influencer sérieusement. Il fautrendre cette justice à Mora qu’il n’était pas un suiveur de foule.En voyant dans un coin de la galerie la figure toujours bonassemais un peu piteuse et déconfite du Nabab, il s’était trouvé lâchede le recevoir là et l’avait fait monter dans sa chambre.

Jenkins et Jansoulet, assez gênés en face l’unde l’autre, échangèrent quelques paroles banales. Leur grandeamitié s’était bien refroidie depuis quelque temps, Jansoulet ayantrefusé net tout nouveau subside à l’œuvre de Bethléem, ce quilaissait l’affaire sur les bras de l’Irlandais, furieux de cettedéfection, bien plus furieux encore à cette minute de n’avoir puouvrir la lettre de Félicia avant l’arrivée de l’intrus. Le Nababde son côté se demandait si le docteur allait assister à laconversation qu’il désirait avoir avec le duc au sujet desallusions infâmes dont le Messager le poursuivait, inquietaussi de savoir si ces calomnies n’avaient pas refroidi cesouverain bon vouloir qui lui était si nécessaire au moment de lavérification. L’accueil reçu dans la galerie l’avait à demitranquillisé ; il le fut tout à fait, quand le duc rentra etvint vers lui, la main tendue :

« Eh bien ! mon pauvre Jansoulet,j’espère que Paris vous fait payer cher la bienvenue. En voilà descriailleries, et de la haine, et des colères.

– Ah ! monsieur le duc, si voussaviez…

– Je connais…, j’ai lu…, dit le ministre serapprochant du feu.

– J’espère bien que Votre Excellence ne croitpas ces infamies… D’ailleurs j’ai là… J’apporte lapreuve. »

De ses fortes pattes velues, tremblantesd’émotion, il fouillait dans les papiers d’un énorme portefeuilleen chagrin qu’il tenait sous le bras.

« Laissez… laissez… Je suis au courant detout cela… Je sais que volontairement ou non on vous confond avecune autre personne, que des considérations de famille… »

Devant l’effarement du Nabab, stupéfait de levoir si bien renseigné, le duc ne put s’empêcher desourire :

« Un ministre d’État doit tout savoir…Mais soyez tranquille. Vous serez validé quand même. Et une foisvalidé… »

Jansoulet eut un soupir desoulagement :

« Ah ! monsieur le duc, que vous mefaites du bien en me parlant ainsi. Je commençais à perdre touteconfiance… Mes ennemis sont si puissants… Avec ça une mauvaisechance. Comprenez-vous que c’est justement Le Merquier qui estchargé de faire le rapport sur mon élection.

– Le Merquier ?… diable !…

– Oui, Le Merquier, l’homme d’affairesd’Hemerlingue, ce sale cafard qui a converti la baronne, sans douteparce que sa religion lui défendait d’avoir pour maîtresse unemusulmane.

– Allons, allons, Jansoulet…

– Que voulez-vous, monsieur le duc ?… Lacolère vous vient, aussi… Songez à la situation où ces misérablesme mettent… Voilà huit jours que je devrais être validé et qu’ilsfont exprès de reculer la séance, parce qu’ils savent la terribleposition dans laquelle je me trouve, toute ma fortune paralysée, lebey qui attend la décision de la Chambre pour savoir s’il peut ounon me détrousser… J’ai quatre-vingts millions là-bas, monsieur leduc, et ici je commence à tirer la langue… Pour peu que celadure… »

Il essuya les grosses gouttes de sueur quicoulaient sur ses joues.

« Eh bien ! moi, j’en fais monaffaire de cette validation, dit le ministre avec une certainevivacité… Je vais écrire à Chose de presser son rapport ; etquand je devrais me faire porter à la Chambre…

– Votre Excellence est malade ? demandaJansoulet sur un ton d’intérêt qui n’avait rien de menteur, je vousjure.

– Non… un peu de faiblesse… Nous manquons desang ; mais Jenkins va nous en rendre… Est-ce pas,Jenkins ? »

L’Irlandais, qui n’écoutait pas, eut un gestevague.

« Tonnerre ! Moi qui en ai trop, dusang… »

Et le Nabab élargissait sa cravate autour deson cou gonflé, apoplectisé par l’émotion, la chaleur de lapièce…

« Si je pouvais vous en céder un peu,monsieur le duc.

– Ce serait un bonheur pour tous deux, fit leministre d’État avec une pâle ironie… Pour vous surtout qui êtes unviolent et qui dans ce moment-ci auriez besoin de tant de calme…Prenez garde à cela, Jansoulet. Méfiez-vous des emballements, descoups de colère où l’on voudrait vous pousser… Dites-vous bienmaintenant que vous êtes un homme public, monté sur uneestrade ? et dont on voit de loin tous les gestes… Lesjournaux vous injurient, ne les lisez pas si vous ne pouvez cacherl’émotion qu’ils vous causent… Ne faites pas ce que j’ai fait, moi,avec mon aveugle du pont de la Concorde, cet affreux joueur declarinette qui me gâte ma vie depuis dix ans à me seriner tout lejour : « De tes fils Norma… » J’ai tout essayé pourle faire partir de là, l’argent, les menaces. Rien n’a pu ledécider… La police ? Ah ! bien oui… Avec les idéesmodernes, ça devient toute une affaire de déménager un aveugle dedessus son pont… Les journaux de l’opposition en parleraient, lesParisiens en feraient une fable… Le Savetier et leFinancier… Le Duc et la Clarinette… Il faut que je merésigne… C’est ma faute, du reste. Je n’aurais pas dû montrer à cethomme qu’il m’agaçait… Je suis sûr que mon supplice est la moitiéde sa vie maintenant. Tous les matins il sort de son bouge avec sonchien, son pliant, son affreuse musique, et se dit :« Allons embêter le duc de Mora. « Pas un jour il n’ymanque, le misérable… Tenez ! si j’entrouvrais seulement lafenêtre, vous entendriez ce déluge de petites notes aigrespar-dessus le bruit de l’eau et des voitures… Eh bien ! cejournaliste du Messager c’est votre clarinette, àvous ; si vous lui laissez voir que sa musique vous fatigue,il ne finira jamais… Là-dessus, mon cher député, je vous rappelleque vous avez réunion à trois heures dans les bureaux, et je vousrenvoie bien vite à la Chambre. »

Puis, se tournant vers Jenkins :

« Vous savez ce que je vous ai demandé,docteur… Des perles pour après-demain… Etcarabinées !… »

Jenkins tressaillit, se secoua comme au sautd’un rêve :

« C’est entendu, mon cher duc, on va vousdonner du souffle… Oh ! mais du souffle… à gagner le grandprix du Derby. »

Il salua et sortit en riant, un vrai rire deloup aux dents écartées et toutes blanches. Le Nabab prit congé àson tour, le cœur plein de gratitude, mais n’osant rien en laisservoir à ce sceptique, en qui toute démonstration éveillait uneméfiance. Et le ministre d’État resté seul, pelotonné devant le feugrésillant et brûlant, abrité dans la chaleur capitonnée de sonluxe, doublée ce jour-là par la caresse fiévreuse d’un beau soleilde mai, se remettait à grelotter, à grelotter si fort que la lettrede Félicia, rouverte au bout de ses doigts blêmes, et qu’il lisaiténamouré, tremblait avec des froissements soyeux d’étoffe.

C’est une situation bien singulière que celled’un député dans la période qui suit son élection et précède –comme on dit en jargon parlementaire – la vérification despouvoirs. Un peu l’alternative du nouveau marié pendant lesvingt-quatre heures séparant le mariage à la mairie de saconsécration par l’église. Des droits dont on ne peut user, undemi-bonheur, des demi-pouvoirs, la gêne de se tenir en deçà ouau-delà, le manque d’assiette précise. On est marié sans l’être,député sans en être bien sûr ; seulement, pour le député,cette incertitude se prolonge des jours et des semaines, et commeplus elle dure, plus la validation devient problématique, c’est unsupplice pour l’infortuné représentant à l’essai d’être obligé devenir à la Chambre, d’occuper une place qu’il ne gardera peut-êtrepas, d’entendre des discussions dont il est exposé à ne pasconnaître la fin, de fixer dans ses yeux, dans ses oreilles ledélicieux souvenir des séances parlementaires avec leur houle defront chauves ou apoplectiques, leur brouhaha de papier froissé, decris d’huissiers, de couteaux de bois tambourinant sur les tables,de bavardages particuliers où la voix de l’orateur se détache ensolo tonnant ou timide sur un accompagnement continu.

Cette situation, déjà si énervante, secompliquait pour le Nabab de ces calomnies d’abord chuchotées,imprimées maintenant, circulant à des milliers d’exemplaires et quilui valaient d’être tacitement mis en quarantaine par sescollègues. Les premiers jours il allait, venait, dans les couloirs,à la bibliothèque, à la buvette, à la salle des conférences, commeles autres, ravi de poser ses pas dans tous les coins de cemajestueux dédale ; mais inconnu de la plupart, renié parquelques membres du cercle de la rue Royale qui l’évitaient,détesté de toute la coterie cléricale dont Le Merquier était lechef, et du monde financier hostile à ce milliardaire puissant surla hausse et la baisse comme ces bateaux de fort tonnage quidéplacent les eaux d’un port, son isolement ne faisait ques’accentuer en changeant de place, et la même inimitiél’accompagnait partout.

Ses gestes, son allure en gardaient quelquechose de contraint, une sorte de méfiance hésitante. Il se sentaitsurveillé. S’il entrait un moment à la buvette, dans cette grandesalle claire ouverte sur les jardins de la présidence, qui luiplaisait parce que là, devant ce large comptoir de marbre blancchargé de boissons et de vivres, les députés perdaient de leursgrands airs imposants, la morgue législative se faisait plusfamilière, rappelée au naturel par la nature, il savait que lelendemain une note railleuse, offensante, paraîtrait dans leMessager, le présentant à ses éleveurs comme « unhumeur de piot » émérite.

Encore une gêne pour lui, ces terriblesélecteurs.

Ils arrivaient par bandes, envahissaient lasalle des Pas-Perdus, galopaient en tous sens comme de petitschevreaux ardents et noirs, s’appelant d’un bout à l’autre de lapièce sonore : « Ô Pé !… Ô Tché !… »humant avec délices l’odeur de gouvernement, d’administrationrépandue, faisant des yeux doux aux ministres qui passaient, lessuivant à la piste en reniflant, comme si de leurs pochesvénérables, de leurs portefeuilles gonflés quelque prébende allaittomber ; mais entourant surtout « Moussiou »Jansoulet de tant de pétitions exigeantes, de réclamations, dedémonstrations, que, pour se débarrasser de ce tumulte gesticulantsur lequel tout le monde se retournait, qui faisait de lui comme ledélégué d’une tribu de Touaregs au milieu d’un peuple civilisé, ilétait obligé d’implorer du regard quelque huissier de service, aufait de ces sauvetages et qui venait tout affairé lui dire« qu’on l’appelait tout de suite au huitième bureau ». Sibien que gêné partout, chassé des couloirs, des Pas-Perdus, de labuvette, le pauvre Nabab avait pris le parti de ne plus quitter sonbanc où il se tenait immobile et muet toute la durée de laséance.

Il avait pourtant un ami à la Chambre, undéputé nouvellement élu dans les Deux-Sèvres, qu’on appelaitM. Sarigue, pauvre homme assez semblable à l’animal inoffensifet disgracié dont il portait le nom, avec son poil roux et grêle,ses yeux peureux sa démarche sautillante dans ses guêtres blanches.Timide à ne pas dire deux paroles sans bredouiller, presque aphone,roulant sans cesse des boules de gomme dans sa bouche, ce quiachevait d’empâter son discours ; on se demandait ce qu’uninfirme pareil était venu faire à l’Assemblée, quelle ambitionféminine en délire avait poussé vers les emplois publics cet êtreinapte à n’importe quelle fonction privée.

Par une ironie amusante du sort, Jansoulet,agité lui-même de toutes les inquiétudes de sa validation, étaitchoisi dans le huitième bureau pour faire le rapport sur l’électiondes Deux-Sèvres, et M. Sarigue conscient de son incapacité,plein d’une peur horrible d’être renvoyé honteusement dans sesfoyers, rôdait humble et suppliant autour de ce grand gaillard toutcrépu dont les omoplates larges sous une mince et fine redingote semouvaient en soufflets de forge, sans se douter qu’un pauvre êtreanxieux comme lui se cachait sous cette enveloppe solide.

En travaillant au rapport de l’élection desDeux-Sèvres, en dépouillant les protestations nombreuses, lesaccusations de manœuvre électorale, repas donnés, argent répandu,barriques de vin mises en perce à la porte des mairies, le trainhabituel d’une élection de ce temps-là, Jansoulet frémissait pourson propre compte. « Mais j’ai fait tout ça, moi… », sedisait-il, terrifié. Ah ! M. Sarigue pouvait êtretranquille, jamais il n’aurait mis la main sur un rapporteur mieuxintentionné, plus indulgent aussi, car le Nabab, prenant en pitiéson patient, sachant par expérience combien cette angoissed’attente est pénible, avait hâté la besogne, et l’énormeportefeuille qu’il portait sous le bras, en sortant de l’hôtel deMora, contenait son rapport prêt à être lu au bureau.

Que ce fût ce premier essai de fonctionpublique, les bonnes paroles du duc ou le temps magnifique qu’ilfaisait dehors, délicieusement ressenti par ce Méridional auximpressions toutes physiques, habitué à évoluer au bleu du ciel età la chaleur du soleil ; toujours est-il que les huissiers duCorps législatif virent paraître ce jour-là un Jansoulet superbe ethautain qu’ils ne connaissaient pas encore. La voiture du grosHemerlingue, entrevue à la grille, reconnaissable à la largeurinusitée de ses portières, acheva de le remettre en possession desa vraie nature d’aplomb et toute en audace. « L’ennemi estlà… Attention. » En traversant la salle des Pas-Perdus, ilaperçut en effet l’homme de finance causant dans un coin avec LeMerquier le rapporteur, passa tout près d’eux et les regarda d’unair triomphant qui fit penser aux autres : « Qu’est-cequ’il y a donc ? »

Puis, enchanté de son sang-froid, il sedirigea vers les bureaux, vastes et hautes salles ouvrant à droiteet à gauche sur un long corridor, et dont les grandes tablesrecouvertes de tapis verts, les sièges lourds et uniformes étaientempreints d’une ennuyeuse solennité. On arrivait. Des groupes seplaçaient, discutaient, gesticulaient, avec des saluts, despoignées de mains, des renversements de têtes, en ombres chinoisessur le fond lumineux des vitres. Il y avait là des gens quimarchaient le dos courbé, solitaires, comme écrasés sous le poidsdes pensées qui plissaient leur front. D’autres se parlaient àl’oreille, se confiant des nouvelles excessivement mystérieuses etde la dernière importance, le doigt aux lèvres, l’œil écarquilléd’une recommandation muette. Un bouquet provincial distinguait toutcela, des variétés d’intonations, violences méridionales, accentstraînards du Centre, cantilènes de Bretagne, fondus dans la mêmesuffisance imbécile et ventrue ; des redingotes à la mode deLanderneau, des souliers de montagne, du linge filé dans lesdomaines, et des aplombs de clocher ou de cercles de petite villedes expressions locales, des provincialismes introduits brusquementdans la langue politique et administrative, cette phraséologieflasque et incolore qui a inventé « les questions brûlantesrevenant sur l’eau » et les « individualités sansmandat ».

À voir ces agités ou ces pensifs, vous eussiezdit les plus grands remueurs d’idées de la terre, malheureusementils se transformaient les jours de séance, se tenaient collés àleur banc, peureux comme des écoliers sous la férule du maître,riant avec bassesse aux plaisanteries de l’homme d’esprit qui lesprésidait ou prenant la parole pour des propositions stupéfiantes,de ces interruptions à faire croire que ce n’est pas seulement untype, mais toute une race qu’Henri Monnier a stigmatisée dans sonimmortel croquis. Deux ou trois orateurs pour toute la Chambre, lereste sachant très bien se camper devant la cheminée d’un salon deprovince, après un excellent repas chez le préfet, pour dire d’unevoix de nez « l’administration, Messieurs… » ou « legouvernement de l’empereur… » ; mais incapable d’allerplus loin.

D’ordinaire, le bon Nabab se laissait éblouirpar ces poses, ce bruit de rouet à vide que font lesimportants ; mais aujourd’hui lui-même se trouvait à l’unissongénéral. Pendant qu’assis au milieu de la table verte, sonportefeuille devant lui, ses deux coudes bien étalés dessus, illisait le rapport rédigé par de Géry, les membres du bureau leregardaient émerveillés.

C’était un résumé net, limpide et rapide deleurs travaux de la quinzaine, dans lequel ils retrouvaient leursidées si bien exprimées qu’ils avaient grand-peine à lesreconnaître. Puis, deux ou trois d’entre eux ayant trouvé que lerapport était trop favorable, qu’il glissait trop légèrement surcertaines protestations parvenues au bureau, le rapporteur prit laparole avec une assurance étonnante, la prolixité, l’abondance desgens de son pays, démontra qu’un député ne devait être responsableque jusqu’à un certain point de l’imprudence de ses agentsélectoraux, qu’aucune élection ne résisterait sans cela à uncontrôle un peu minutieux ; et, comme au fond c’était sapropre cause qu’il plaidait, il y apportait une conviction, unechaleur irrésistible, en ayant soin de lâcher de temps à autre unde ces longs substantifs blafards à mille pattes, tels que lacommission les aimait.

Les autres l’écoutaient, recueillis, secommuniquant leurs impressions par des hochements de tête, faisantpour mieux fixer leur attention, des paraphes et des bonshommes surleurs cahiers, ce qui allait bien avec le bruit écolier descouloirs, un murmure de leçons récitées, et ces tas de moineauxqu’on entendait piailler sous les croisées dans une cour dallée,entourée d’arcades, une vraie cour de collège. Le rapport adopté,on fit venir M. Sarigue pour quelques explicationssupplémentaires. Il arriva blême, défait, bégayant comme uncriminel sans conviction, et vous auriez ri de voir de quel aird’autorité et de protection Jansoulet l’encourageait, lerassurait : « Remettez-vous donc, mon chercollègue… » Mais les membres du huitième bureau ne riaientpas. C’étaient tous ou presque tous des messieurs Sarigue dans leurgenre, deux ou trois absolument ramollis, atteints d’aphasiepartielle. Tant d’aplomb, tant d’éloquence les avaitenthousiasmés.

Quand Jansoulet sortit du Corps législatif,reconduit jusqu’à sa voiture par son collègue reconnaissant, ilétait à environ six heures. Le temps splendide, un beau soleilcouchant sur la Seine toute en or vers le Trocadéro tenta pour unretour à pied ce plébéien robuste, à qui les convenances imposaientde monter en voiture et de mettre des gants, mais qui s’en passaitle plus souvent possible. Il renvoya ses gens, et, sa serviettesous le bras s’engagea sur le pont de la Concorde. Depuis le1er mai il n’avait pas éprouvé un bien-être semblable.Roulant des épaules, le chapeau un peu en arrière dans l’attitudequ’il avait vu prendre aux hommes politiques excédés, bourrelésd’affaires, laissant s’évaporer à la fraîcheur de l’air toute lafièvre laborieuse de leur cerveau, comme une usine lâche sa vapeurau ruisseau à la fin d’une journée de travail il marchait parmid’autres silhouettes pareilles à la sienne, visiblement sorties dece temple à colonnes qui fait face à la Madeleine par-dessus lesfontaines monumentales de la place. Sur leur passage, on seretournait, on disait : « Voilà des députés… » EtJansoulet en ressentait une joie d’enfant, une joie de peuple faited’ignorance et de vanité naïve.

« Demandez le Messager, éditiondu soir. »

Cela sortait du kiosque à journaux au coin dupont, à cette heure rempli de feuilles fraîches en tas que deuxfemmes pliaient vivement et qui sentaient bon la presse humide, lesnouvelles récentes, le succès du jour ou son scandale. Presque tousles députés achetaient un numéro, en passant, le parcouraient bienvite dans l’espoir de trouver leur nom. Jansoulet, lui, eut peurd’y voir le sien et ne s’arrêta pas. Puis tout de suite ilsongea : « Est-ce qu’un homme public ne doit pas êtreau-dessus de ces faiblesses ? Je suis assez fort pour toutlire maintenant. » Il revint sur ses pas et prit un journalcomme ses collègues. Il l’ouvrit, très calme, droit à la placehabituelle des articles de Moëssard. Justement il y en avait un.Toujours le même titre : Chinoiseries, et unM pour signature.

« Ah ! ah ! » fit l’hommepublic, ferme et froid comme un marbre, avec un beau sourireméprisant. La leçon de Mora tintait encore à ses oreilles, etl’eût-il oubliée que l’air de Norma égrené en petitesnotes ironiques non loin de là aurait suffi à la lui rappeler.Seulement, tout calcul fait dans les événements hâtés de nosexistences, il faut encore compter sur l’imprévu ; et c’estpourquoi le pauvre Nabab sentit tout à coup un flot de sangl’aveugler, un cri de rage s’étrangler dans la contraction subitede sa gorge… Sa mère, sa vieille Françoise se trouvait mêlée cettefois à l’infâme plaisanterie du « bateau de fleurs ».

Comme il visait bien, ce Moëssard comme ilsavait les vraies places sensibles dans ce cœur si naïvementdécouvert !

« Du calme, Jansoulet, ducalme… »

Il avait beau se répéter cela sur tous lestons, la colère une colère folle, cette ivresse de sang qui veut dusang l’enveloppait. Son premier mouvement fut d’arrêter une voiturede place pour s’y précipiter s’arracher à la rue irritante,débarrasser son corps de la préoccupation de marcher et de seconduire – d’arrêter une voiture comme pour un blessé. Mais ce quiencombrait la place à cette heure de rentrée générale, c’étaientdes centaines de victorias, de calèches, de coupés de maîtredescendant de la gloire fulgurante de l’Arc de Triomphe vers lafraîcheur violette des Tuileries, précipités l’un sur l’autre dansla perspective penchée de l’avenue jusqu’au grand carrefour où lesstatues immobiles, au front leurs couronnes de tours et fermes surleurs piédestaux, les regardaient se séparer vers le faubourgSaint-Germain, les rues Royale et de Rivoli.

Jansoulet, son journal à la main, traversaitce tumulte sans y penser, porté par l’habitude vers le cercle où ilallait tous les jours faire sa partie de six à sept. Homme public,il l’était encore ; mais agité, parlant tout haut, balbutiantdes jurons et des menaces d’une voix subitement redevenue tendre ausouvenir de la vieille bonne femme…

L’avoir roulée là-dedans, elle aussi…Oh ! si elle lisait, si elle pouvait comprendre… Quelchâtiment inventer pour un pareil infâme… Il arrivait à la rueRoyale, où s’engouffraient avec des rapidités de retour et deséclairs d’essieux, des visions de femmes voilées, de cheveluresd’enfants blonds, des équipages de toutes sortes rentrant du Bois,apportant un peu de terre végétale sur le pavé de Paris et deseffluves de printemps mêlées à des senteurs de poudre de riz. Enface du ministère de la marine, un phaéton très haut sur ses roueslégères, ressemblant assez à un grand faucheux, dont le petit groomcramponné au caisson et les deux personnes occupant le siège dudevant auraient formé le corps, manqua d’accrocher le trottoir entournant.

Le Nabab leva la tête, étouffa un cri.

À côté d’une fille peinte, en cheveux roux,coiffée d’un tout petit chapeau aux larges brides, et qui, juchéesur son coussin de cuir, conduisait le cheval des mains, des yeux,de toute sa factice personne à la fois raide et penchée en avant,se tenait, rose et maquillé aussi, fleuri sur le même fumier,engraissé aux mêmes vices, Moëssard, le joli Moëssard. La fille etle journaliste, et le plus vendu des deux, ce n’était pas elleencore ! Dominant ces femmes allongées dans leurs calèches,ces hommes qui leur faisaient face engloutis sous des volants derobes, toutes ces poses de fatigue et d’ennui que les repus étalenten public comme un mépris du plaisir et de la richesse, ilstrônaient insolemment, elle très fière de promener l’amant de lareine, et lui sans la moindre honte à côté de cette créature quiraccrochait les hommes dans les allées du bout de son fouet, àl’abri, sur son siège en perchoir, des rafles salutaires de lapolice. Peut-être avait-il besoin, pour émoustiller sa royalemaîtresse, de pavaner ainsi sous ses fenêtres en compagnie deSuzanne Bloch, dite Suze la Rousse.

« Hep !… hep donc ! »

Le cheval, un grand trotteur aux jambes fines,vrai cheval de cocotte, se remettait de son écart dans le droitchemin avec des pas de danse, des grâces sur place sans avancer.Jansoulet lâcha sa serviette, et comme s’il avait laissé choir enmême temps toute sa gravité, son prestige d’homme public, il fit unbond terrible et sauta au mors de la bête, qu’il maintint de sesfortes mains à poils.

Une arrestation rue Royale, et en plein jour,il fallait ce Tartare pour oser un coup pareil !

« À bas », dit-il à Moëssard dont lafigure s’était plaquée de vert et de jaune en l’apercevant.« À bas, tout de suite…

– Voulez-vous bien lâcher mon cheval, espèced’enflé !…

– Fouette, Suzanne, c’est le Nabab. »

Elle essaya de ramasser les rênes, maisl’animal maintenu, se cabra si vivement qu’un peu plus comme unefronde, le fragile équipage aurait envoyé au loin tous ceux qu’ilportait. Alors, furieuse d’une de ces rages de faubourg qui fontéclater en ces filles tout le vernis de leur luxe et de leur peau,elle cingla le Nabab de deux coups de fouet qui glissèrent sur levisage tanné et dur, mais lui communiquèrent une expression féroce,accentuée par le nez court devenu blanc, fendu au bout comme celuid’un terrier chasseur.

« Descendez, nom de Dieu, ou je chaviretout… »

Dans un remous de voitures arrêtées faute decirculation possible ou qui tournaient lentement l’obstacle avecdes milliers de prunelles curieuses, parmi des cris de cochers, descliquetis de mors, deux poignets de fer secouaient toutl’équipage…

« Saute… mais saute donc… tu vois bienqu’il va nous verser… Quelle poigne ! »

Et la fille regardait l’hercule avecintérêt.

À peine Moëssard eut-il mis pied à terre,avant qu’il se fût réfugié sur le trottoir où des képis noirs sehâtaient, Jansoulet se jetait sur lui, le soulevait par la nuquecomme un lapin, et sans souci de ses protestations, de sesbégaiements effarés :

« Oui, oui, je te rendrai raison,misérable… Mais avant, je veux te faire ce qu’on fait aux bêtesmalpropres pour qu’elles n’y reviennent plus… »

Et rudement il se mit à le frotter, à ledébarbouiller de son journal qu’il tenait en tampon et dont ill’étouffait l’aveuglait avec des écorchures où le fard saignait. Onle lui arracha des mains, violet, suffoqué. En se montant encore unpeu, il l’aurait tué.

La lutte finie, rajustant ses manches quiremontaient son linge froissé, ramassant sa serviette d’où lespapiers de l’élection Sarigue volaient éparpillés jusque dans leruisseau, le Nabab répondit aux sergents de ville qui luidemandaient son nom pour dresser procès-verbal :« Bernard Jansoulet, député de la Corse. »

Homme public !

Alors seulement il se souvint qu’il l’était.Qui s’en serait douté à le voir ainsi essoufflé et tête nue commeun portefaix qui sort d’une rixe, sous les regards avides,railleurs à froid, du rassemblement en train de sedisperser ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer