Le Nabab

Chapitre 23MÉMOIRES D’UN GARÇON DE BUREAU. – DERNIERS FEUILLETS.

Je consigne ici, à la hâte et d’une plume bienagitée, les événements effroyables dont je suis le jouet depuisquelques jours. Cette fois, c’en est fait de laTerritoriale et de tous mes songes ambitieux… Protêts,saisies, descentes de la police, tous nos livres chez le juged’instruction, le gouverneur en fuite, notre conseil Bois-l’Héry àMazas, notre conseil Monpavon disparu. Ma tête s’égare au milieu deces catastrophes… Et dire que, si j’avais suivi les avertissementsde la sage raison, je serais depuis six mois bien tranquille àMontbars en train de cultiver ma petite vigne, sans autre souci quede voir les grappes s’arrondir et se dorer au bon soleilbourguignon, et de ramasser sur les ceps, après l’ondée, ces petitsescargots gris excellents en fricassée. Avec le fruit de meséconomies, je me serais fait bâtir au bout du clos, sur la hauteur,à un endroit que je vois d’ici, un belvédère en pierres sèchescomme celui de M. Chalmette, si commode pour les siestesl’après-midi, pendant que les cailles chantent tout autour dans levignoble. Mais non.

Sans cesse égaré par des illusions décevantes,j’ai voulu m’enrichir, spéculer, tenter les grands coups de banque,enchaîner ma fortune au char des triomphateurs du jour ; etmaintenant me voilà revenu aux plus tristes pages de mon histoire,garçon de bureau d’un comptoir en déroute, chargé de répondre à unehorde de créanciers, d’actionnaires ivres de fureur, qui accablentmes cheveux blancs des pires outrages, voudraient me rendreresponsable de la ruine du Nabab et de la fuite du gouverneur Commesi je n’étais pas moi aussi cruellement frappé avec mes quatre ansd’arriérés que je perds encore une fois, et mes sept mille francsd’avances, tout ce que j’avais confié à ce scélérat de Paganetti dePorto-Vecchio.

Mais il était écrit que je viderais la coupedes humiliations et des déboires jusqu’à la lie. Ne m’ont-ils pasfait comparoir devant le juge d’instruction, moi Passajon, ancienappariteur de Faculté, trente ans de loyaux services, le ruband’officier d’Académie… Oh ! quand je me suis vu montant cetescalier du Palais de Justice, si grand, si large, sans rampe pourse retenir, j’ai senti ma tête qui tournait et mes jambes s’enaller sous moi. C’est là que j’ai pu réfléchir, en traversant cessalles noires d’avocats et de juges, coupées de grandes portesvertes derrière lesquelles s’entend le tapage imposant desaudiences ; et là-haut, dans le corridor des jugesd’instruction, pendant mon attente d’une heure sur un banc oùj’avais de la vermine de prison qui me grimpait aux jambes, tandisque j’écoutais un tas de bandits, filous, filles en bonnet deSaint-Lazare, causer et rire avec des gardes de Paris, et lescrosses de fusil retentir dans les couloirs, et le roulement sourddes voitures cellulaires.

J’ai compris alors le danger des combinazione,et qu’il ne faisait pas toujours bon se moquer de M. Gogo.

Ce qui me rassurait pourtant, c’est que,n’ayant jamais pris part aux délibérations de laTerritoriale, je ne suis pour rien dans les trafics et lestripotages. Mais expliquez cela. Une fois dans le cabinet du juge,en face de cet homme en calotte de velours, qui me regardait del’autre côté de la table avec ses petits yeux à crochets, je mesuis senti tellement pénétré, fouillé, retourné jusqu’au fin fonddes fonds, que malgré mon innocence, eh bien ! j’avais envied’avouer. Avouer, quoi ? je n’en sais rien. Mais c’est l’effetque cause la justice. Ce diable d’homme resta bien cinq minutesentières à me fixer sans parler, tout en feuilletant un cahiersurchargé d’une grosse écriture qui ne m’était pas inconnue, etbrusquement il me dit, sur un ton à la fois narquois etsévère :

« Eh bien ! monsieur Passajon… Ya-t-il longtemps que nous n’avons fait le coup ducamionneur ? »

Le souvenir de certain petit méfait, dontj’avais pris ma part en des jours de détresse, était déjà si loinde moi, que je ne comprenais pas d’abord ; mais quelques motsdu juge me prouvèrent combien il était au courant de l’histoire denotre banque. Cet homme terrible savait tout, jusqu’aux moindresdétails, jusqu’aux choses les plus secrètes.

Qui donc avait pu si bienl’informer ?

Avec cela, très bref, très sec, et quand jevoulais essayer d’éclairer la justice de quelques observationssagaces, une certaine façon insolente de me dire : « Nefaites pas de phrases », d’autant plus blessante à entendre, àmon âge, avec ma réputation de beau diseur, que nous n’étions passeuls dans son cabinet. Un greffier assis près de moi écrivait madéposition, et derrière, j’entendais le bruit de gros feuilletsqu’on retournait. Le juge m’adressa toutes sortes de questions surle Nabab, l’époque à laquelle il avait fait ses versements,l’endroit où nous tenions nos livres, et tout à coup, s’adressant àla personne que je ne voyais pas :

« Montrez-nous le livre de caisse,monsieur l’expert. »

Un petit homme en cravate blanche apporta legrand registre sur la table. C’était M. Joyeuse, l’anciencaissier d’Hemerlingue et fils. Mais je n’eus pas le temps de luiprésenter mon hommage.

« Qui a fait ça ? me demanda le jugeen, ouvrant le grand livre à l’endroit d’une page arrachée… Nementez pas, voyons. »

Je ne mentais pas, je n’en savais rien, nem’occupant jamais des Écritures. Pourtant je crus devoir signalerM. de Géry, le secrétaire du Nabab, qui venait souvent lesoir dans nos bureaux et s’enfermait tout seul pendant des heures àla comptabilité. Là-dessus, le petit père Joyeuse s’est fâché toutrouge :

« On vous dit là une absurdité, monsieurle juge d’instruction… M. de Géry est le jeune homme dontje vous ai parlé… Il venait à la Territoriale en simplesurveillant et portait trop d’intérêt à ce pauvre M. Jansouletpour faire disparaître les reçus de ses versements, la preuve deson aveugle, mais parfaite honnêteté… Du reste,M. de Géry, longtemps retenu à Tunis, est en route pourrevenir, et pourra fournir, avant peu, toutes les explicationsnécessaires. »

Je sentis que mon zèle allait mecompromettre.

« Prenez garde, Passajon, me dit le jugetrès sévèrement… Vous n’êtes ici que comme témoin ; mais sivous essayez d’égarer l’instruction, vous pourriez bien y reveniren prévenu… (Il avait vraiment l’air de le désirer, ce monstred’homme !…) Allons, cherchez, qui a déchiré cettepage ? »

Alors, je me rappelai fort à propos que,quelques jours avant de quitter Paris, notre gouverneur m’avaitfait apporter les livres à son domicile, où ils étaient restésjusqu’au lendemain. Le greffier prit note de ma déclaration, aprèsquoi le juge me congédia d’un signe, en m’avertissant d’avoir à metenir à sa disposition. Puis, sur la porte, il merappela :

« Tenez, monsieur Passajon, remportezceci. Je n’en ai plus besoin. »

Il me tendait les papiers qu’il consultait,tout en m’interrogeant ; et qu’on juge de ma confusion, quandj’aperçus sur la couverture le mot « Mémoires » écrit dema plus belle ronde. Je venais de fournir moi-même des armes à lajustice, des renseignements précieux que la précipitation de notrecatastrophe m’avait empêché de soustraire à la rafle policièreexécutée dans nos bureaux.

Mon premier mouvement, en rentrant chez nous,fut de mettre en morceaux ces indiscrètes paperasses ; puis,réflexion faite, après m’être assuré qu’il n’y avait dans cesMémoires rien de compromettant pour moi, au lieu de lesdétruire, je me suis décidé à les continuer, avec la certitude d’entirer parti un jour ou l’autre. Il ne manque pas à Paris defaiseurs de romans sans imagination, qui ne savent mettre que deshistoires vraies dans leurs livres, et qui ne seront pas fâchés dem’acheter un petit cahier de renseignements. Ce sera ma façon de mevenger de cette société de haute flibuste où je me suis trouvé mêlépour ma honte et pour mon malheur.

Du reste, il faut bien que j’occupe mesloisirs. Rien à faire au bureau, complètement désert depuis lesinvestigations de la justice, que d’empiler des assignations detoutes couleurs. J’ai repris les Écritures de la cuisinière dusecond, Mlle Séraphine, dont j’accepte en retour quelquespetites provisions que je conserve dans le coffre-fort revenu àl’emploi de garde-manger. La femme du gouverneur est aussi trèsbonne pour moi et bourre mes poches à chaque fois que je vais lavoir dans son grand appartement de la Chaussée-d’Antin. De ce côté,rien n’est changé. Même luxe, même confort, en plus un petit bébéde trois mois, le septième, et une superbe nourrice, dont le bonnetcauchois fait merveille aux promenades du bois de Boulogne. Il fautcroire qu’une fois lancés sur les rails de la fortune, les gens ontbesoin d’un certain temps pour ralentir leur vitesse ou s’arrêtertout à fait. D’ailleurs ce bandit de Paganetti, en prévision d’unaccident, avait tout mis au nom de sa femme. C’est peut-êtrepourquoi cette charabia d’Italienne lui a voué une admiration querien ne peut entamer. Il est en fuite, il se cache, mais elle resteconvaincue que son mari est un petit saint Jean d’innocence,victime de sa bonté de sa crédulité. Il faut l’entendre :« Vous le connaissez, vous, moussiou Passajon. Vous savez s’ilest escroupouleux… Ma, aussi vrai qu’il y a oun Dieu, si mon mariavait commis des malhonnêtetés comme on l’accuse, moi-même, vousm’entendez, moi-même, j’y aurais mis oune scopette dans les mainset j’y aurais dit : « Té ! Tchecco, fais-toi péterla tête !… » Et à la façon dont elle ouvre son petit nezretroussé, ses yeux noirs et ronds comme deux boules de jais, onsent bien que cette petite Corse de l’Île-Rousse l’aurait faitainsi qu’elle le dit. Faut-il qu’il soit adroit tout de même, cedamné gouverneur, pour duper jusqu’à sa femme, jouer la comédiechez lui, là où les plus habiles se laissent voir tels qu’ilssont !

En attendant, tout ce monde-là fricote de bonsdîners, Bois-l’Héry à Mazas se fait porter à manger du caféAnglais, et l’oncle Passajon en est réduit à vivre de ratasramassés dans les cuisines. Enfin ne nous plaignons pas trop. Il yen a encore de plus malheureux que nous, à preuve M. Francisque j’ai vu entrer ce matin à la Territoriale, maigre,pâli, du linge déshonorant, des manchettes fripées qu’il étireencore par habitude.

J’étais justement en train de faire griller unbon morceau de lard devant la cheminée de la salle du conseil, moncouvert mis sur un coin de table en marqueterie, avec un journalétendu pour ne pas salir. J’invitai le valet de chambre de Monpavonà partager ma frugale collation, mais, pour avoir servi un marquis,celui-là se figure faire partie de la noblesse, et il m’a remerciéd’un air digne qui donnait à rire en voyant ses joues creusées. Ilcommença par me dire qu’il était toujours sans nouvelles de sonmaître, qu’on l’avait renvoyé du cercle de la rue Royale, tous lespapiers sous scellés et des tas de créanciers en pluie desauterelles sur la mince défroque du marquis. « De sorte queje me trouve un peu à court », ajoutait M. Francis.C’est-à-dire qu’il n’avait plus un radis en poche, qu’il couchaitdepuis deux jours sur les bancs du boulevard, réveillé à chaqueinstant par les sergents de ville, obligé de se lever, de fairel’homme en ribote, pour regagner un autre abri. Quant à ce qui estde manger, je crois bien que cela ne lui était pas arrivé delongtemps, car il regardait la nourriture avec des yeux affamés quifaisaient peine, et lorsque j’eus mis de force devant lui unegrillade de lard et un verre de vin, il tomba dessus comme un loup.Tout de suite le sang lui vint aux pommettes, et tout en dévorantil se mit à bavarder, à bavarder…

« Vous savez, père Passajon, me dit-ilentre deux bouchées, je sais où il est… je l’ai vu… »

Il clignait de l’œil malignement. Moi, je leregardais, très étonné.

« Qui donc avez-vous vu, monsieurFrancis ?

– Le marquis, mon maître… là-bas, dans lapetite maison blanche, derrière Notre-Dame. (Il ne disait pas laMorgue, parce que c’est un trop vilain mot.) J’étais bien sûr queje le trouverais là. J’y suis allé tout droit, le lendemain. Il yétait. Oh ! mais bien caché, je vous réponds. Il fallait sonvalet de chambre pour le reconnaître. Les cheveux tout gris, lesdents absentes, et ses vraies rides, ses soixante-cinq ans qu’ilarrangeait si bien. Sur cette dalle de marbre, avec le robinet quidégoulinait dessus, j’ai cru le voir devant sa table detoilette.

– Et vous n’avez rien dit ?

– Non. Je savais ses intentions à ce sujet,depuis longtemps… Je l’ai laissé s’en aller discrètement, àl’anglaise, comme il voulait. C’est égal ! il aurait bien dûme donner un morceau de pain avant de partir, moi qui l’ai servipendant vingt ans. »

Et tout à coup, frappant de son poing sur latable, avec rage :

« Quand je pense que, si j’avais voulu,j’aurais pu, au lieu d’aller chez Monpavon, entrer chez Mora, avoirla place de Louis… Est-il veinard, celui-là ! En a-t-il roustides rouleaux de mille à la mort de son duc !… Et la défroque,des chemises par centaines, une robe de chambre en renard bleu quivalait plus de vingt mille francs… C’est comme ce Noël, c’est luiqui a dû faire un sac ! En se pressant, parbleu, car il savaitque ça finirait tôt. Maintenant, plus moyen de gratter, placeVendôme. Un vieux gendarme de mère qui mène tout. On vendSaint-Romans, on vend les tableaux. La moitié de l’hôtel enlocation. C’est la débâcle. »

J’avoue que je ne pus m’empêcher de montrer masatisfaction ; car enfin ce misérable Jansoulet est cause detous nos malheurs. Un homme qui se vantait d’être si riche, qui ledisait partout. Le public s’amorçait là-dessus, comme le poissonqui voit luire des écailles dans une nasse… Il a perdu desmillions, je veux bien ; mais pourquoi laissait-il croirequ’il en avait d’autres ?… Ils ont arrêté Bois-l’Héry ;c’est lui qu’il fallait arrêter plutôt… Ah ! si nous avions euun autre expert, je suis sûr que ce serait déjà fait… Du reste,comme je le disais à Francis, il n’y a qu’à voir ce parvenu deJansoulet pour se rendre compte de ce qu’il vaut. Quelle tête debandit orgueilleux !

« Et si commun, ajouta l’ancien valet dechambre.

– Pas la moindre moralité.

– Un manque absolu de tenue… Enfin, le voilà àla mer, et puis Jenkins aussi, et bien d’autres avec eux.

– Comment ! le docteur aussi ?…Ah ! tant pis… Un homme si poli, si aimable…

– Oui, encore un qu’on déménage… Chevaux,voitures, mobilier… C’est plein d’affiches dans la cour de l’hôtel,qui sonne le vide comme si la mort y avait passé… le château deNanterre est mis en vente. Il restait une demi-douzaine de« petits Bethléem » qu’on a emballés dans un fiacre…C’est la débâcle, je vous dis, père Passajon, une débâcle dont nousne verrons peut-être pas la fin, vieux tous deux comme nous sommes,mais qui sera complète… Tout est pourri ; il faut que toutcrève ! »

Il était sinistre à voir ce vieux larbin del’Empire maigre, échiné, couvert de boue, et criant commeJérémie : « C’est la débâcle ! » avec unebouche sans dents toute noire et large ouverte. J’avais peur ethonte devant lui, grand désir de le voir dehors ; et dansmoi-même je pensais : « Ô M. Calmette… ô ma petitevigne de Montbars… »

Même date. Grande nouvelle.Mme Paganetti est venue cet après-midi m’apportermystérieusement une lettre du gouverneur. Il est à Londres, entrain d’installer une magnifique affaire. Bureaux splendides dansle plus beau quartier de la ville, commandite superbe. Il m’offrede venir le rejoindre, « heureux, dit-il, de réparer ainsi ledommage qui m’a été fait ». J’aurai le double de mesappointements à la Territoriale, logé, chauffé, cinqactions du nouveau comptoir, et remboursement intégral de monarriéré. Une petite avance à faire seulement, pour l’argent duvoyage et quelques dettes criardes dans le quartier. Vive lajoie ! ma fortune est assurée. J’écris au notaire de Montbarsde prendre hypothèque sur ma vigne…

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