Le Nabab

Chapitre 17L’APPARITION.

Si vous voulez de la passion sincère et sansdétour, si vous voulez des effusions, des tendresses, du rire, dece rire des grands bonheurs qui confine aux larmes par un toutpetit mouvement de bouche, et de la belle folle de jeunesseilluminée d’yeux clairs, transparents jusqu’au fond des âmes, il ya de tout cela ce matin dimanche dans une maison que vousconnaissez, une maison neuve, là-bas, tout au bout du vieuxfaubourg. La vitrine du rez-de-chaussée est plus brillante qued’habitude. Plus allègrement que jamais les écriteaux dansentau-dessus de la porte, et par les fenêtres ouvertes montent descris joyeux, un envolement de bonheur.

« Reçu, il est reçu… Oh ! quellechance… Henriette, Élise, arrivez donc… La pièce de M. Maranneest reçue. »

Depuis hier, André sait la nouvelle.Cardailhac, le directeur des Nouveautés, l’a fait venir pour luiapprendre qu’on allait monter son drame tout de suite, qu’il seraitjoué le mois prochain. Ils ont passé la soirée à parler des décors,de la distribution ; et, comme en rentrant du théâtre il étaittrop tard pour frapper chez les voisins, l’heureux auteur a guettéle jour dans une impatience fiévreuse, puis dès qu’il a entendumarcher au-dessous, les persiennes s’ouvrir en claquant sur lafaçade il est descendu bien vite annoncer à ses amis la bonnenouvelle. À présent les voilà tous réunis, ces demoiselles engentil déshabillé, les cheveux tordus à la hâte, et M. Joyeuseque l’événement a surpris en train de faire sa barbe, montrant sousson bonnet brodé une étonnante figure mi-partie, un côté rasé,l’autre non. Mais le plus ému, c’est André Maranne, car vous savezce que la réception de Révolte représente pour lui, cedont ils sont convenus avec Bonne-Maman. Le pauvre garçon laregarde comme pour chercher dans ses yeux un encouragement ;et les yeux un peu railleurs et bons ont l’air de dire :« Essayez toujours. Qu’est-ce qu’on risque ? » Ilregarde aussi, pour se donner du courage, Mlle Élise tellecomme une fleur, ses grands cils abaissés. Enfin prenant sonparti :

« Monsieur Joyeuse, dit-il d’une voixétranglée, j’ai une communication très grave à vousfaire. »

M. Joyeuse s’étonne :

« Une communication… Ah ! mon Dieu,vous m’effrayez… »

Et baissant la voix, lui aussi :

« Est-ce que ces demoiselles sont detrop ? »

Non. Bonne-Maman sait ce dont il s’agit.Mlle Élise doit aussi s’en douter. Ce sont seulement lesenfants… Mlle Henriette et sa sœur sont priées de se retirer,ce qu’elles font aussitôt, l’une d’un air majestueux et vexé envrai fille des Saint-Amand, l’autre, la jeune Chinoisée Yaïa, avecune folle envie de rire à peine dissimulée.

Alors un grand silence. Puis l’amoureuxcommence sa petite histoire.

Je crois bien que Mlle Élise se doute eneffet de quelque chose, car dès que le jeune voisin a parlé decommunication elle a tiré son « Ansart et Rendu » de sapoche et est plongée précipitamment dans les aventures d’un tel ditle Hutin, émouvante lecture qui fait trembler le livre entre sesdoigts. Il y a de quoi trembler certes devant l’effarement, lastupeur indignée, avec lesquels M. Joyeuse accueille cettedemande de la main de sa fille :

« Est-ce possible ? Comment celaest-il fait ? Quel prodigieux événement ! Qui se seraitjamais douté d’une chose pareille ? »

Et tout à coup le bonhomme part d’un immenseéclat de rire. Eh bien ! non, ce n’est pas vrai. Voilàlongtemps qu’il connaît l’affaire, qu’on l’a mis au courant detout…

Le père au courant de tout ! Bonne-Mamanles a donc trahis ?… Et devant les regards de reproche qui setournent de son côté, la coupable s’avance en souriant :

« Oui, mes amis, c’est moi… Le secretétait trop lourd. Je n’ai pu le garder pour moi seule… Et puis lepère est si bon… On ne peut rien lui cacher. »

En parlant ainsi, elle saute au cou du petithomme, mais la place est assez grande pour deux, et quandMlle Élise s’y réfugie à son tour, il y a encore une maintendue, affectueuse, paternelle, vers celui que M. Joyeuseconsidère désormais comme son enfant. Étreintes silencieuses, longsregards qui se croisent émus ou passionnés, minutes bienheureusesqu’on voudrait retenir toujours par le bout fragile de leursailes ! On cause, on rit doucement en se rappelant certainsdétails. M. Joyeuse raconte que le secret lui a été révélétout d’abord par des esprits frappeurs, un jour qu’il était seulchez André. « Comment vont les affaires, monsieurMaranne ? » demandaient les esprits, et lui-même arépondu en l’absence de Maranne : « Pas trop mal pour lasaison, messieurs les esprits. » Il faut voir de quel airmalicieux le petit homme répète : « Pas trop mal pour lasaison… », tandis que Mlle Élise, toute confuse à l’idéeque c’est avec son père qu’elle correspondait ce jour-là, disparaîtsous ses boucles blondes…

Après cette première émotion, les voix posées,on parle plus sérieusement. Il est certain que Mme Joyeuse néede Saint-Amand n’aurait jamais consenti à ce mariage. André Marannen’est pas riche, noble encore moins ; mais le vieux comptablen’a pas, heureusement, les mêmes idées de grandeur que sa femme.Ils s’aiment, ils sont jeunes, bien-portants et honnêtes, voilà debelles dots constituées et qui ne coûteront pas lourdd’enregistrement chez le notaire. Le nouveau ménage s’installera àl’étage au-dessus. On gardera la photographie, à moins queRévolte ne fasse des recettes énormes. (On peut se fier àl’imaginaire pour cela.) En tout cas le père sera toujours prèsd’eux, il a une bonne place chez son agent de change, quelquesexpertises à faire pour le Palais ; pourvu que le petit navirevogue toujours dans les eaux du grand, tout ira bien, avec l’aidedu flot, du vent et de l’étoile.

Une seule question préoccupeM. Joyeuse : « Les parents d’André consentiront-ilsà ce mariage ? Comment le docteur Jenkins, si riche, sicélèbre… »

« Ne parlons pas de cet homme, dit Andréen pâlissant, c’est un misérable à qui je ne dois rien… qui nem’est rien… »

Il s’arrête, un peu gêné de cette explosion decolère qu’il n’a pas su retenir et ne peut expliquer, et il reprendavec plus de douceur :

« Ma mère, qui vient me voir quelquefoismalgré la défense qu’on lui a faite, a été la première informée denos projets. Elle aime déjà Mlle Élise comme sa fille. Vousverrez, mademoiselle, comme elle est bonne, comme elle est belle etcharmante. Quel malheur qu’elle appartienne à un si méchant hommequi la tyrannise, la torture jusqu’à lui défendre de prononcer lenom de son fils ! »

Le pauvre Maranne pousse un soupir qui en ditlong sur le gros chagrin qu’il cache au fond de son cœur. Maisquelle tristesse pourrait tenir devant le cher visage éclairé deboucles blondes, et la perspective radieuse de l’avenir ? Lesgraves questions résolues, on peut rouvrir la porte et rappeler lesdeux exilées. Pour ne pas remplir ces petites têtes de penséesau-dessus de leur âge, on est convenu de ne rien dire du prodigieuxévénement, de ne rien leur apprendre sinon qu’il faut s’habiller àla hâte déjeuner encore plus vite, pour pouvoir passer l’après-midiau Bois, où Maranne leur lira sa pièce, en attendant d’aller àSuresnes manger une friture chez Kontzen ; tout un programmede délices en l’honneur de la réception de Révolte etd’une autre bonne nouvelle qu’elles sauront plus tard.

« Ah ! vraiment… Quoidonc ? » demandent d’un air innocent les deuxfillettes.

Mais si vous croyez qu’elles ne savent pas dequoi il s’agit, si vous pensez que, lorsque Mlle Élisefrappait trois coups au plafond, elles s’imaginaient que c’étaitspécialement pour s’informer de la clientèle, vous êtes plusingénus encore que le père Joyeuse.

« C’est bon, c’est bon, mesdemoiselles…Allez toujours vous habiller. »

Alors commence un autre refrain :

« Quelle robe faut-il mettre,Bonne-Maman ?… La grise ?…

– Bonne-Maman, il manque une bride à monchapeau.

– Bonne-Maman, ma fille, je n’ai donc plus decravate empesée. »

Pendant dix minutes, c’est autour de lacharmante aïeule un va-et-vient, des instances. Chacun a besoind’elle, c’est elle qui tient les clés de tout, distribue le jolilinge blanc fin tuyauté, les mouchoirs brodés, les gants detoilette, toutes ces richesses qui, sorties des cartons et desarmoires, étalées sur les lits, répandent dans une maisonl’allégresse claire du dimanche.

Les travailleurs, les gens à la tâche laconnaissent seuls cette joie qui revient tous les huit joursconsacrée par l’habitude d’un peuple. Pour ces prisonniers de lasemaine, l’almanach aux grilles serrées s’entrouvre de distance endistance en espaces lumineux, en prises d’air rafraîchissantes.C’est le dimanche, le jour si long aux mondains, aux Parisiens duboulevard dont il dérange les manies, si triste aux dépatriés sansfamille, et qui constitue pour une foule d’êtres la seulerécompense, le seul but aux efforts désespérés de six jours depeine. Ni pluie ni grêle, rien n’y fait, rien ne les empêchera desortir, de tirer derrière eux la porte de l’atelier désert, dupetit logement étouffé. Mais quand le printemps s’en mêle, quand unsoleil de mai l’éclaire comme ce matin, qu’il peut s’habiller decouleurs heureuses, pour le coup le dimanche est la fête desfêtes.

Si on veut bien le connaître, il faut le voirsurtout aux quartiers laborieux, dans ces rues sombres qu’ilillumine, qu’il élargit en fermant les boutiques, en remisant lesgros camions de transport, laissant la place libre pour des rondesd’enfants débarbouillés et parés, et des parties de volants mêléesaux grands circuits des hirondelles sous quelque porche du vieuxParis. Il faut le voir aux faubourgs grouillants, enfiévrés, où dèsle matin on le sent planer, reposant et doux, dans le silence desfabriques, passer avec le bruit des cloches et ce coup de siffletaigu des chemins de fer qui met dans l’horizon, tout autour desbanlieues, comme un immense chant de départ et de délivrance. Alorson le comprend et on l’aime.

Dimanche de Paris, dimanche des travailleurset des humbles, je t’ai souvent maudit sans raison, j’ai versé desflots d’encre injurieuses sur tes joies bruyantes et débordantes,la poussière des gares pleines de ton bruit et les omnibus affolésque tu prends d’assaut, sur tes chansons de guinguette promenéesdans des tapissières pavoisées de robes vertes et roses, tes orguesde Barbarie aux mélopées traînant sous le balcon des coursdésertes ; mais aujourd’hui, abjurant mes erreurs, je t’exalteet je te bénis pour tout ce que tu donnes de joie, de soulagementau labeur courageux et honnête, pour le rire des enfants quit’acclament, la fierté des mères heureuses d’habiller leurs petitsen ton honneur, pour la dignité que tu conserves aux logis des pluspauvres, la nippe glorieuse mise de côté pour toi au fond de lavieille commode éclopée ; je te bénis surtout à cause de toutle bonheur que tu apportais en surcroît ce matin-là dans la grandemaison neuve au bout de l’ancien faubourg.

Les toilettes terminées, le déjeuner fini,pris sur le pouce – et sur le pouce de ces demoiselles vous pensezce qu’il peut tenir – on était venu mettre les chapeaux devant laglace du salon. Bonne-Maman jetait son coup d’œil général, piquaitici une épingle, renouait un ruban là, redressait la cravatepaternelle ; mais, tandis que tout ce petit monde piaffaitd’impatience, appelé au-dehors par la beauté du jour, voilà un coupde sonnette qui retentit et vient troubler la fête.

« Si on n’ouvrait pas ?… »proposent les enfants.

Et quel soulagement, quel cri de joie envoyant entrer l’ami Paul !

« Vite, vite, venez ; qu’on vousapprenne la bonne nouvelle… »

Il le savait bien avant tous que la pièceétait reçue. Il avait eu assez de mal pour la faire lire àCardailhac, qui, sur la seule vue des « petites lignes »,comme il appelait les vers, voulait envoyer le manuscrit à laLevantine et à son masseur, ainsi que cela se pratiquait pour tousles ours du théâtre. Mais Paul se garda de parler de sonintervention. Quant à l’autre événement, celui dont on ne disaitmot à cause des enfants, il le devina sans peine au bonjourfrémissant de Maranne, dont la blonde crinière se tenait toutedroite sur son front à force d’être relevée à deux mains par lepoète, comme il faisait toujours dans ses moments de joie, aumaintien un peu embarrassé d’Élise, aux airs triomphants deM. Joyeuse, qui se redressait dans ses habits frais, tout lebonheur des siens écrit sur sa figure.

Bonne-Maman seule gardait son air paisibled’habitude ; mais on sentait en elle, dans son empressementautour de sa sœur, une certaine attention encore plus tendre, unsoin de la rendre jolie. Et c’était délicieux ces vingt ans qui enparaient d’autres, sans envie, sans regret, avec quelque chose dudoux renoncement d’une mère fêtant le jeune amour de sa fille ensouvenir d’un bonheur passé. Paul voyait cela, il était même seul àle voir ; mais, tout en admirant Aline, il se demandait avectristesse s’il y aurait jamais place en ce cœur maternel pourd’autres affections que celles de la famille, des préoccupations endehors du cercle tranquille et lumineux où Bonne-Maman présidait sigentiment le travail du soir.

L’Amour est, comme on sait, un pauvre aveugleprivé par-dessus le marché de l’ouïe, de la parole, et ne seconduisant que par des presciences, des divinations, des facultésnerveuses de malade. C’est pitié vraiment de le voir errer,tâtonner, porter à faux tous ses pas, frôler du doigt les appuis oùil se guide avec des maladresses méfiantes d’infirme. Au momentmême où il mettait en doute la sensibilité d’Aline, Paul, annonçantà ses amis qu’il partait pour un voyage de plusieurs jours,peut-être de plusieurs semaines, ne vit pas la pâleur subite de lajeune fille, n’entendit pas le cri douloureux échappé de ses lèvresdiscrètes :

« Vous partez ? »

Il partait, il allait à Tunis, bien inquiet delaisser son pauvre Nabab au milieu de sa meute enragée ;pourtant la protection de Mora le rassurait un peu, et puis cevoyage était indispensable.

« Et la Territoriale ?demanda le vieux comptable revenant toujours à son idée… Où ça enest-il ?… Je vois encore le nom de Jansoulet en tête duconseil d’administration… Vous ne pouvez donc pas le tirer de cettecaverne d’Ali-Baba ?… Prenez garde… prenez garde…

– Eh ! je le sais bien, monsieur Joyeuse…Mais, pour sortir de là avec honneur, il faut de l’argent, beaucoupd’argent, un nouveau sacrifice de deux ou trois millions ; etnous ne les avons pas… C’est justement pour cela que je vais àTunis essayer d’arracher à la rapacité du bey un morceau de cettegrande fortune qu’il détient si injustement… En ce moment, j’aiencore quelque chance de réussir, tandis que plus tardpeut-être…

– Partez vite alors, mon cher garçon, et sivous revenez avec un gros sac, ce que je vous souhaite,occupez-vous avant tout de la bande Paganetti. Songez qu’il suffitd’un actionnaire moins patient que les autres pour tout fairesauter, exiger une enquête, et vous savez vous, ce qu’ellerévélerait, l’enquête… À la réflexion même, ajouta M. Joyeusedont le front se plissait, je m’étonne que Hemerlingue, dans sahaine contre vous ne se soit pas procuré en sous-main quelquesactions… »

Il fut interrompu par le concert demalédictions, d’imprécations que soulevait le nom de Hemerlingueparmi toute cette jeunesse haïssant le gros banquier pour le malqu’il avait fait au père, pour celui qu’il voulait à ce bon Nababadoré dans la maison à travers Paul de Géry.

« Hemerlingue, sans cœur !…Scélérat !… Méchant homme ! »

Mais, au milieu de tous ces cris, l’imaginairecontinuait sa supposition du gros baron devenant actionnaire de laTerritoriale pour pouvoir citer son ennemi devant lestribunaux. Et l’on se figure la stupeur d’André Maranne absolumentétranger à toute cette affaire, lorsqu’il vit M. Joyeuse setourner vers lui, la face pourpre et gonflée, et le désigner dudoigt avec ces mots terribles :

« Le plus coquin ici, c’est encore vous,monsieur.

– Oh ! papa, papa… qu’est-ce que tudis ?

– Hein ?… Quoi donc ?… Ah !pardon, mon cher André… Je me croyais dans le cabinet du juged’instruction, en face de ce drôle… C’est ma maudite cervelle quis’emporte toujours au diable au vert… »

Un fou rire éclata, jaillit dehors par toutesles croisées ouvertes, alla se mêler aux mille bruits de voituresroulantes et de peuple endimanché remontant l’avenue desTernes ; et l’auteur de Révolte profita de ladiversion pour demander si on n’allait pas bientôt se mettre enroute… Il était tard… les bonnes places seraient prises dans leBois…

« Au bois de Boulogne, un dimanche !fit Paul de Géry.

– Oh ! notre bois n’est pas le vôtre,répondit Aline en souriant… Venez avec nous, vousverrez. »

Vous est-il arrivé, promeneur solitaire etcontemplatif, de vous coucher à plat ventre dans le taillis herbeuxd’une forêt, parmi cette végétation particulière poussée entre lesfeuilles tombées de l’automne, variée, multiple, et de laisser vosyeux errer au ras de terre devant vous ? Peu à peu lesentiment de la hauteur se perd, les branches croisées des chênesau-dessus de vos têtes forment un ciel inaccessible, et vous voyezune forêt nouvelle s’étendre sous l’autre, ouvrir ses avenuesprofondes pénétrées d’une lumière verte et mystérieuse, forméesd’arbustes frêles ou chevelus terminés en cimes rondes avec desapparences exotiques ou sauvages, des hampes de cannes à sucre, desgrâces roides de palmiers, des coupes fines retenant une goutted’eau, des girandoles portant de petites lumières jaunes que levent souffle en passant. Et le miracle, c’est que, sous ces ombreslégères, vivent des plantes minuscules et des milliers d’insectesdont l’existence, vue de si près, vous révèle tous ses mystères.Une fourmi, embarrassée comme un bûcheron sous le faix, traîne unbrin d’écorce plus gros qu’elle ; un scarabée chemine sur uneherbe jetée comme un pont d’un tronc à un autre, pendant que, sousune haute fougère isolée dans un rond-point tout velouté de mousse,une petite bête bleue ou rouge attend, les antennes droites, qu’uneautre bestiole en route là-bas par quelque allée déserte arrive aurendez-vous sous l’arbre géant. C’est une petite forêt sous lagrande, trop près du sol pour que celle-ci l’aperçoive, trophumble, trop cachée pour être atteinte par son grand orchestre dechants et de tempêtes.

Un phénomène semblable se passe au bois deBoulogne. Derrière ces allées sablées, arrosées et nettes, où desfiles de roues tournant lentement autour du lac tracent tout lejour un sillon sans cesse parcouru, machinal, derrière cetadmirable décor de verdures en murailles, d’eau captive, de rochesfleuries, le vrai bois, le bois sauvage, aux taillis vivaces,pousse et repousse, formant des abris impénétrables, traversés demenus sentiers, de sources bruissantes. Cela, c’est le bois despetits, le bois des humbles, la petite forêt sous la grande. EtPaul, qui, de l’aristocratique promenade parisienne ne connaissaitque les longues avenues, le lac étincelant aperçu du fond d’uncarrosse ou du haut d’un break à quatre roues dans la poussièred’un retour de Longchamp, s’étonnait de voir le coin délicieusementabrité où ses amis l’avaient conduit.

C’était au bord d’un étang jeté en miroir sousdes saules, couvert de nénuphars et de lentilles d’eau, coupé deplace en place de larges moires blanches, rayons tombés, étalés surla surface luisante, et que de grandes pattes d’argyronètesrayaient comme avec des pointes de diamant.

Sur les berges en pente abritées d’une verduredéjà serrée quoique grêle, on s’était assis pour écouter lalecture, et les jolies figures attentives, les jupes gonflées surl’herbe faisaient penser à quelque Décaméron plus naïf et pluschaste, dans une atmosphère reposée. Pour compléter ce bien-être denature, cet aspect de campagne lointaine, deux ailes de moulin,dans un écart de branches, tournaient vers Suresnes, tandis que del’éblouissante vision luxueuse croisée à tous les carrefours dubois, il n’arrivait qu’un roulement confus et perpétuel qu’onfinissait par ne plus entendre. La voix du poète, éloquente etjeune, montait seule dans le silence, les vers s’envolaientfrémissants, répétés tout bas par d’autres lèvres émues, etc’étaient des approbations étouffées, des frissons aux passagestragiques. Même on vit Bonne-Maman essuyer une grosse larme. Ce quec’est pourtant que de n’avoir pas de broderie en main.

La première œuvre !… Révolteétait cela pour André, cette première œuvre toujours trop abondanteet touffue dans laquelle l’auteur jette d’abord tout un arriéréd’idées, d’opinions, pressées comme les eaux au bord d’une écluse,et qui est souvent la plus riche sinon la meilleure d’un écrivain.Quant au sort qui l’attendait, nul n’aurait pu le dire ; etl’incertitude planant sur la lecture du drame ajoutait à sonémotion celle de chaque auditeur, les vœux tout de blanc vêtus deMlle Élise, les hallucinations fantaisistes deM. Joyeuse, et les souhaits plus positifs d’Aline installantd’avance la modeste fortune de sa sœur dans le nid, battu des ventsmais envié de la foule, d’un ménage d’artiste.

Ah ! si quelqu’un de ces promeneurstournant pour la centième fois autour du lac, accablé par lamonotonie de son habitude, était venu écarter les branches, quellesurprise devant ce tableau ! Mais se serait-il bien douté detout ce qu’il pouvait tenir de passion, de rêves, de poésie etd’espérance dans ce petit coin de verdure guère plus large quel’ombre dentelée d’une fougère sur la mousse ?

« Vous aviez raison je ne connaissais pasle Bois… » disait Paul tout bas à Aline appuyée sur sonbras.

Ils suivaient maintenant une allée étroite etcouverte et tout en causant marchaient d’un pas très vif, bien enavant des autres. Ce n’était pourtant pas la terrasse du pèreKontzen ni ses fritures croustillantes qui les attiraient. Non, lesbeaux vers qu’ils venaient d’entendre les avaient emportés trèshaut, et ils n’étaient pas encore redescendus. Ils allaient devanteux vers le bout toujours fuyant du chemin qui s’élargissait à sonextrémité dans une gloire lumineuse, une poussière de rayons commesi tout le soleil de cette belle journée les attendait, tombés à lalisière. Jamais Paul ne s’était senti si heureux. Ce bras légerposé sur son bras, ce pas d’enfant où le sien se guidait, luiauraient rendu la vie douce et facile autant que cette promenadesur la mousse d’une allée verte. Il l’eût dit à la jeune fille,simplement, comme il le sentait, s’il n’avait craint d’effarouchercette confiance d’Aline causée sans doute par le sentiment dontelle le savait possédé pour une autre et qui semblait écarter d’euxtoute pensée d’amour.

Tout à coup, droit devant eux, là-bas sur lefond clair, un groupe de cavaliers se détacha, d’abord vague etindistinct laissant voir un homme et une femme élégamment montés ets’engageant dans l’allée mystérieuse parmi les barres d’or, lesombres feuillagées, les mille points de lumière dont le sol étaitjonché, qu’ils déplaçaient en avançant par bonds et qui remontaientsur eux en ramages du poitrail des chevaux jusqu’au voile bleu del’amazone. Cela venait lentement, capricieusement, et les deuxjeunes gens, qui s’étaient engagés dans le massif, purent voirpasser tout près d’eux, avec des craquements de cuir neuf, un bruitde mors fièrement secoués et blancs d’écume comme après unegalopade furieuse, deux bêtes superbes portant un couple humainétroitement uni par le rétrécissement du sentier ; lui,soutenant d’un bras la taille souple moulée dans un corsage de drapsombre, elle, la main à l’épaule du cavalier et sa petite tête enprofil perdu sous le tulle à demi retombé de la voilette – appuyéedessus tendrement. Cet enlacement amoureux bercé par l’impatiencedes montures un peu retenues dans leur fougue, ce baiser confondantles rênes, cette passion qui courait le bois en chasse, au milieudu jour, avec un tel mépris de l’opinion auraient suffi à trahir leduc et Félicia, si l’ensemble fier et charmeur de l’amazone etl’aisance aristocratique de son compagnon, sa pâleur légèrementcolorée par la course et les perles miraculeuses de Jenkins, ne leseussent déjà fait reconnaître.

Ce n’était pas extraordinaire de rencontrerMora au Bois un dimanche. Il aimait ainsi que son maître à se fairevoir aux Parisiens, à entretenir sa popularité dans tous lespublics ; puis, la duchesse ne l’accompagnait jamais cejour-là et il pouvait tout à son aise faire une halte dans ce petitchalet de Saint-James connu de tout Paris, et dont les lycéens semontraient en chuchotant les tourelles roses découpées entre lesarbres. Mais il fallait une folle, une affronteuse comme cetteFélicia pour s’afficher ainsi, se perdre de réputation à toutjamais… Un bruit de terrain battu, de buissons frôlés diminué parl’éloignement, quelques herbes courbées qui se redressaient, desbranches écartées reprenant leur place, c’était tout ce qui restaitde l’apparition.

« Vous avez vu ? » dit Paul lepremier.

Elle avait vu, et elle avait compris, malgrésa candeur d’honnêteté, car une rougeur se répandait sur ses traitsune de ces hontes ressenties pour les fautes de ceux qu’onaime.

« Pauvre Félicia », dit-elle toutbas, en plaignant non seulement la malheureuse abandonnée quivenait de passer devant eux, mais aussi celui que cette défectiondevait frapper en plein cœur. La vérité est que Paul de Géryn’avait eu aucune surprise de cette rencontre, qui justifiait dessoupçons antérieurs et l’éloignement instinctif éprouvé pour lacharmeuse dans leur dîner des jours précédents. Mais il lui sembladoux d’être plaint par Aline, de sentir l’apitoiement de cette voixplus tendre, de ce bras qui s’appuyait davantage. Comme les enfantsqui font les malades pour la joie des câlineries maternelles, illaissa la consolatrice s’ingénier autour de son chagrin, lui parlerde ses frères, du Nabab, et du prochain voyage à Tunis, un beaupays, disait-on. « Il faudra nous écrire souvent, et delongues lettres, sur les curiosités de la route, l’endroit que voushabiterez… Car on voit mieux ceux qui sont loin quand on peut sefigurer le milieu où ils vivent. » Tout en causant, ilsarrivaient au bout de l’allée couverte, terminée par une immenseclairière dans laquelle se mouvait le tumulte du Bois, voitures etcavaliers s’alternant, et la foule à cette distance piétinant dansune poudre floconneuse qui la massait confusément en troupeau. Paulralentit le pas enhardi par cette dernière minute de solitude.

« Savez-vous à quoi je pense, dit-il enprenant la main d’Aline ; c’est qu’on aurait plaisir à êtremalheureux pour se faire consoler par vous. Mais, si précieuse queme soit votre pitié, je ne puis pourtant vous laisser vousattendrir sur un mal imaginaire… Non, mon cœur n’est pas brisé,mais plus vivant, plus fort au contraire. Et si je vous disais quelmiracle l’a préservé, quel talisman… »

Il lui mit sous les yeux un petit cadre ovaleentourant un profil sans ombres, un simple contour au crayon oùelle se reconnut, surprise d’être si jolie, comme reflétée dans lemiroir magique de l’Amour. Des larmes lui vinrent aux yeux sansqu’elle sût pourquoi, une source ouverte dont le flot battait sapoitrine chasse. Il continua :

« Ce portrait m’appartient. Il a été faitpour moi… Cependant, au moment de partir, un scrupule m’est venu.Je ne veux le tenir que de vous-même… Prenez-le donc, et si voustrouvez un ami plus digne, quelqu’un qui vous aime d’un amour plusprofond, plus loyal que le mien, je vous permets de le luidonner. »

Elle s’était remise de son trouble, etregardant de Géry bien en face avec une tendressesérieuse :

« Si je n’écoutais que mon cœur, jen’hésiterais pas à vous répondre ; car, si vous m’aimez commevous dites, je crois bien que je vous aime aussi… Mais je ne suispas libre, je ne suis pas seule dans la vie… regardezlà-bas… »

Elle montrait son père et ses sœurs qui leurfaisaient signe de loin, se hâtaient pour les rejoindre.

« Eh bien ! et moi ? fit Paulvivement… Est-ce que je n’ai pas les mêmes devoirs, les mêmescharges ?… Nous sommes comme deux veufs chefs de famille… Nevoulez-vous pas aimer les miens autant que j’aime lesvôtres ?…

– Vrai ?… C’est vrai ? Vous melaisserez avec eux ?… Je serai Aline pour vous et toujoursBonne-Maman pour tous nos enfants ?… Oh ! alors, dit lachère créature rayonnante de joie et de lumière, alors voilà monportrait, je vous le donne… Et puis tout mon âme avec, et pourtoujours… »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer