Le Nabab

Chapitre 7JANSOULET CHEZ LUI.

Marié, il l’était depuis douze ans, mais n’enavait parlé à personne de son entourage parisien, par une habitudeorientale, ce silence que les gens de là-bas gardent sur legynécée. Subitement on apprit que madame allait venir, qu’ilfallait préparer des appartements pour elle, ses enfants et sesfemmes. Le Nabab loua tout le second étage de la maison de la placeVendôme, dont le locataire fut exproprié à des prix de Nabab. Onagrandit aussi les écuries, le personnel fut doublé ; puis, unjour, cochers et voitures allèrent chercher à la gare de Lyonmadame, qui arrivait emplissant d’une suite de négresses, degazelles, de négrillons un train chauffé exprès pour elle depuisMarseille.

Elle débarqua dans un état d’affaissementépouvantable, anéantie, ahurie de son long voyage en wagon, lepremier de sa vie, car, amenée tout enfant à Tunis, elle ne l’avaitjamais quitté. De sa voiture, deux nègres la portèrent dans lesappartements, sur un fauteuil qui depuis resta toujours en bas sousle porche, tout prêt pour ces déplacements difficiles.Mme Jansoulet ne pouvait monter l’escalier, quil’étourdissait ; elle ne voulut pas des ascenseurs que sonpoids faisait crier, d’ailleurs, elle ne marchait jamais. Énorme,boursouflée au point qu’il était impossible de lui assigner un âge,entre vingt-cinq ans et quarante, la figure assez jolie, mais tousles traits déformés, des yeux morts sous des paupières tombantes etstriées comme des coquilles, fagotée dans des toilettesd’exportation, chargée de diamants et de bijoux en manière d’idolehindoue, c’était le plus bel échantillon de ces Européennestransplantées qu’on appelle des Levantines. Race singulière decréoles obèses, que le langage seul et le costume rattachent ànotre monde, mais que l’Orient enveloppe de son atmosphèrestupéfiante, des poisons subtils de son air opiacé où tout sedétend, se relâche, depuis les tissus de la peau jusqu’auxceintures des vêtements, jusqu’à l’âme même et la pensée.

Celle-ci était fille d’un Belge immensémentriche qui faisait à Tunis le commerce du corail, et chez quiJansoulet, à son arrivée dans le pays, avait été employé pendantquelques mois. Mlle Afchin, alors une délicieuse poupée d’unedizaine d’années, éblouissante de teint, de cheveux de santé,venait souvent chercher son père au comptoir dans le grand carrosseattelé de mules qui les emmenait à leur belle villa de la Marsel,aux environs de Tunis. Cette gamine, toujours décolletée, auxépaules éclatantes, entrevue dans un cadre luxueux, avait éblouil’aventurier, et, des années après, lorsque devenu riche, favori dubey, il songea à s’établir, ce fut à elle qu’il pensa. L’enfants’était changé en une grosse fille, lourde et blanche. Sonintelligence, déjà bien obtuse, s’était encore obscurcie dansl’engourdissement d’une existence de loir, l’incurie d’un père toutaux affaires, l’usage des tabacs saturés d’opium et des confituresde rose, la torpeur de son sang flamand compliquée de paresseorientale, en outre, mal élevée, gourmande, sensuelle, altière, unbijou levantin perfectionné.

Mais Jansoulet ne vit rien de tout cela.

Pour lui elle était, elle fut toujours jusqu’àson arrivée à Paris une créature supérieure, une personne du plusgrand monde, une demoiselle Afchin ; il lui parlait avecrespect, gardait vis-à-vis d’elle une attitude un peu courbée ettimide, lui donnait l’argent sans compter, satisfaisait sesfantaisies les plus coûteuses, ses caprices les plus fous, toutesles bizarreries d’un cerveau de Levantine détraqué par l’ennui etl’oisiveté. Un seul mot excusait tout : c’était une demoiselleAfchin. Du reste, aucun rapport entre eux : lui toujours à laCasbah ou au Bardo, près du bey, à faire sa cour, ou bien dans sescomptoirs ; elle passant sa journée au lit coiffée d’undiadème de perles de trois cent mille francs qu’elle ne quittaitjamais, s’abrutissant à fumer, vivant comme dans un harem, semirant, se parant, en compagnie de quelques autres Levantines dontla distraction suprême consistait à mesurer avec leurs colliers desbras et des jambes qui rivalisaient d’embonpoint, faisant desenfants dont elle ne s’occupait pas, qu’elle ne voyait jamais, dontelle n’avait pas même souffert, car on l’accouchait au chloroforme.Un paquet de chair blanche parfumée au musc. Et, comme disaitJansoulet avec fierté : « J’ai épousé une demoiselleAfchin ! »

Sous le ciel de Paris et sa lumière froide, ladésillusion commença. Résolu à s’installer, à recevoir, à donnerdes fêtes, le Nabab avait fait venir sa femme pour la mettre à latête de la maison ; mais quand il vit débarquer cet étalaged’étoffes criardes, de bijouterie du Palais-Royal, et toutl’attirail bizarre qui suivait, il eut vaguement l’impression d’unereine Pomaré en exil. C’est que maintenant il avait vu de vraiesmondaines, et il comparait. Après avoir projeté un grand bal pourl’arrivée, prudemment il s’abstint. D’ailleurs Mme Jansouletne voulait voir personne. Ici son indolence naturelle s’augmentaitde la nostalgie que lui causèrent, dès en débarquant, le froid d’unbrouillard jaune et la pluie qui ruisselait. Elle passa plusieursjours sans se lever, pleurant tout haut comme un enfant, disant quec’était pour la faire mourir qu’on l’avait amenée à Paris, et nesouffrant pas même le moindre soin de ses femmes. Elle restait là àrugir dans les dentelles de son oreiller, ses cheveuxembroussaillés autour de son diadème, les fenêtres de l’appartementfermées, les rideaux rejoints, les lampes allumées nuit et jour,criant qu’elle voulait s’en aller… er s’en aller… er, et c’étaitlamentable de voir, dans cette nuit de catafalque, les malles àmoitié pleines errant sur les tapis, ces gazelles effarées, cesnégresses accroupies autour de la crise de nerfs de leur maîtresse,gémissant elles aussi et l’œil hagard comme ces chiens desvoyageurs polaires qui deviennent fous à ne plus apercevoir lesoleil.

Le docteur irlandais introduit dans cettedétresse n’eut aucun succès avec ses manières paternes, ses bellesphrases de bouche-en-cœur. La Levantine ne voulut, à aucun prix desperles à base d’arsenic pour se donner du ton. Le Nabab étaitconsterné. Que faire ? La renvoyer à Tunis avec lesenfants ? Ce n’était guère possible. Il se trouvait décidémenten disgrâce là-bas. Les Hemerlingue triomphaient. Un dernieraffront avait comblé la mesure : au départ de Jansoulet, lebey l’avait chargé de faire frapper à la Monnaie de Paris pourplusieurs millions de pièces d’or d’un nouveau module ; puisla commande, retirée tout à coup, avait été donnée à Hemerlingue.Outragé publiquement, Jansoulet riposta par une manifestationpublique, mettant en vente tous ses biens, son palais du Bardodonné par l’ancien bey, ses villas de la Marse, tout en marbreblanc, entourées de jardins splendides ses comptoirs les plusvastes, les plus somptueux de la ville, chargeant enfinl’intelligent Bompain de lui ramener sa femme et ses enfants pourbien affirmer un départ définitif. Après un éclat pareil, il ne luiétait pas facile de retourner là-bas ; c’est ce qu’il essayaitde faire comprendre à Mlle Afchin, qui ne lui répondait quepar de longs gémissements. Il tâcha de la consoler, de l’amuser,mais quelle distraction faire arriver jusqu’à cette naturemonstrueusement apathique ? Et puis, pouvait-il changer leciel de Paris, rendre à la malheureuse Levantine son patiodallé de marbre où elle passait de longues heures dans unassoupissement frais, délicieux, à entendre l’eau ruisseler sur lagrande fontaine d’albâtre à trois bassins superposés, et sa barquedorée, recouverte d’un rondelet de pourpre, que huit rameurstripolitains, souples et vigoureux, promenaient, le soleil couché,sur le beau lac d’El-Baheira ? Si luxueux que fûtl’appartement de la place Vendôme, il ne pouvait compenser la pertede ces merveilles. Et plus que jamais elle s’abîmait dans ladésolation. Un familier de la maison parvint pourtant à l’en tirer,Cabassu, celui qui s’intitulait sur ses cartes :« professeur de massage », un gros homme noir et trapu,sentant l’ail et la pommade, carré d’épaules, poilu jusqu’aux yeux,et qui savait des histoires de sérails parisiens, des racontars àla portée de l’intelligence de madame. Venu une fois pour lamasser, elle voulut le revoir, le retint. Il dut quitter tous sesautres clients, et devenir, à des appointements de sénateur, lemasseur de cette forte personne, son page, sa lectrice, son gardedu corps. Jansoulet, enchanté de voir sa femme contente, ne sentitpas le ridicule bête qui s’attachait à cette intimité.

On apercevait Cabassu au Bois, dans l’énormeet somptueuse calèche à côté de la gazelle favorite, au fond desloges de théâtre que louait la Levantine, car elle sortaitmaintenant, désengourdie par le traitement de son masseur etdécidée à s’amuser. Le théâtre lui plaisait, surtout les farces oules mélodrames. L’apathie de son gros corps s’animait à la lumièrefausse de la rampe. Mais c’était au théâtre de Cardailhac qu’elleallait le plus volontiers. Là, le Nabab se trouvait chez lui. Dupremier contrôleur jusqu’à la dernière des ouvreuses, tout lepersonnel lui appartenait. Il avait une clé de communication pourpasser des couloirs sur la scène ; et le salon de sa logedécoré à l’orientale, au plafond creusé en nid d’abeilles, auxdivans en poil de chameau, le gaz enfermé dans une petite lanternemauresque, pouvait servir à une sieste pendant les entractes un peulongs : une galanterie du directeur à la femme de soncommanditaire. Ce singe de Cardailhac ne s’en était pas tenulà ; voyant le goût de la demoiselle Afchin pour le théâtre,il avait fini par lui persuader qu’elle en possédait aussil’intuition, la science, et par lui demander de jeter à ses momentsperdus un coup d’œil de juge sur les pièces qu’on lui envoyait.Bonne façon d’agrafer plus solidement la commandite.

Pauvres manuscrits à couverture bleue oujaune, que l’espérance a noués de rubans fragiles, qui vous enallez gonflés d’ambitions et de rêves, qui sait quelles mains vousentrouvrent, vous feuillettent, quels doigts indiscrets déflorentvotre charme d’inconnu, cette poussière brillante que garde l’idéetoute fraîche ? On vous juge et qui vous condamne ?Parfois, avant d’aller dîner en ville, Jansoulet, montant dans lachambre de sa femme, la trouvait sur sa chaise longue, en train defumer, la tête renversée, des liasses de manuscrits à côté d’elle,et Cabassu, armé d’un crayon bleu, lisant avec sa grosse voix etses intonations du Bourg-Saint-Andéol quelque élucubrationdramatique qu’il biffait, balafrait sans pitié à la moindrecritique de la dame. « Ne vous dérangez pas », faisaitavec la main le bon Nabab entrant sur la pointe des pieds. Ilécoutait, hochait la tête d’un air admiratif en regardant safemme : « Elle est étonnante » car lui n’entendaitrien à la littérature et là, du moins, il retrouvait la supérioritéde Mlle Afchin.

« Elle avait l’instinct duthéâtre », comme disait Cardailhac ; mais, en revanche,l’instinct maternel manquait. Jamais elle ne s’occupait de sesenfants, les abandonnant à des mains étrangères, et, quand on leslui amenait une fois par mois, se contentant de leur tendre lachair flasque et morte de ses joues entre deux bouffées decigarette, sans s’informer de ces détails de soins, de santé quiperpétuent l’attache physique de la maternité, font saigner dans lecœur des vraies mères la moindre souffrance de leurs enfants.

C’étaient trois gros garçons lourds etapathiques, de onze, neuf et sept ans, ayant dans le teint blême etl’enflure précoce de la Levantine les yeux noirs, veloutés et bonsde leur père. Ignorants comme de jeunes seigneurs du MoyenAge ; à Tunis M. Bompain dirigeait leurs études, mais àParis, le Nabab, tenant à leur donner le bénéfice d’une éducationparisienne, les avait mis dans le pensionnat le plus« chic », le plus cher, au collège Bourdaloue dirigé parde bons pères qui cherchaient moins à instruire leurs élèves qu’àen faire des hommes du monde bien tenus et bien-pensants, etarrivaient à former de petits monstres gourmés et ridicules,dédaigneux du jeu, absolument ignorants, sans rien de spontané nid’enfantin, et d’une précocité désespérante. Les petits Jansouletne s’amusaient pas beaucoup dans cette serre à primeurs, malgré lesimmunités dont jouissait leur immense fortune ; ils étaientvraiment trop abandonnés. Encore les créoles confiés àl’institution avaient-ils des correspondants et des visites ;eux, n’étaient jamais appelés au parloir, on ne connaissaitpersonne de leurs proches, seulement de temps à autre ilsrecevaient des pannerées de friandises, des écroulements debrioches. Le Nabab en course dans Paris dévalisait pour eux touteune devanture de confiseur qu’il faisait porter au collège avec cetélan de cœur mêlé d’une ostentation de nègre, qui caractérisaittous ses actes. De même pour les joujoux, toujours trop beaux,pomponnés, inutiles ; de ces joujoux qui font la montre et quele Parisien n’achète pas. Mais ce qui attirait surtout aux petitsde Jansoulet le respect des élèves et des maîtres, c’était leursporte-monnaie gonflé d’or, toujours prêt pour les quêtes, pour lesfêtes de professeur, et les visites de charités, ces fameusesvisites organisées par le collège Bourdaloue, une des tentations duprogramme, l’émerveillement des âmes sensibles.

Deux fois par mois, à tour de rôle, les élèvesfaisant partie de la petite Société de Saint-Vincent-de-Paul,fondée au collège sur le modèle de la grande, s’en allaient parpetites escouades, seuls comme des hommes, porter au fin fond desfaubourgs populeux des secours et des consolations. On voulait leurapprendre ainsi la charité expérimentale, l’art de connaître lesbesoins, les misères du peuple, et de panser ces plaies, toujoursun peu écœurantes, à l’aide d’un cérat de bonnes paroles et demaximes ecclésiastiques. Consoler, évangéliser les masses parl’enfance, désarmer l’incrédulité religieuse par la jeunesse et lanaïveté des apôtres : tel était le but de la petite Société,but entièrement manqué, du reste. Les enfants, bien portants, bienvêtus, bien nourris, n’allant qu’à des adresses désignées d’avance,trouvaient des pauvres de bonne mine, parfois un peu malades, maistrès propres, déjà inscrits et secourus par la riche organisationde l’Église. Jamais ils ne tombaient dans un de ces intérieursnauséabonds, où la faim, le deuil, l’abjection, toutes lestristesses physiques ou morales s’inscrivent en lèpre sur les murs,en rides indélébiles sur les fronts. Leur visite était préparéecomme celle du souverain entrant dans un corps de garde pour goûterla soupe du soldat ; le corps de garde est prévenu, et lasoupe assaisonnée pour les papilles royales… Avez-vous vu cesimages des livres édifiants, où un petit communiant, sa ganse aubras, son cierge à la main, et tout frisé, vient assister sur songrabat un pauvre vieux qui tourne vers le ciel des yeuxblancs ? Les visites de charité avaient le même convenu demise en scène, d’intonation. Aux gestes compassés des petitsprédicateurs aux bras trop courts, répondaient des parolesapprises, fausses à faire loucher. Aux encouragements comiques, aux« consolations prodiguées » en phrases de livres de prixpar des voix de jeunes coqs enrhumés, les bénédictions attendries,les momeries geignardes et piteuses d’un porche d’église à lasortie de vêpres. Et sitôt les jeunes visiteurs partis, quelleexplosion de rires et de cris dans la mansarde, quelle danse enrond autour de l’offrande apportée, quel bouleversement du fauteuiloù l’on avait joué au malade, de la tisane répandue dans le feu, unfeu de cendres très artistement préparé !

Quand les petits Jansoulet sortaient chezleurs parents, on les confiait à l’homme au nez rouge, àl’indispensable Bompain. C’est Bompain qui les menait auxChamps-Élysées, parés de vestons anglais, de melons à la dernièremode – à sept ans ! – de petites cannes au bout de leurs gantsen peau de chien. C’est Bompain qui faisait bourrer de victuaillesle break de courses où il montait avec les enfants, leur carte auchapeau contourné d’un voile vert, assez semblables à cespersonnages de pantomimes lilliputiennes dont tout le comiqueréside dans la grosseur des têtes, comparée aux petites jambes etaux gestes de nains. On fumait, on buvait à pitié. Quelquefois,l’homme au fez, tenant à peine debout, les ramenait affreusementmalades… Et pourtant, Jansoulet les aimait ses« petits », le cadet, surtout qui lui rappelait, avec sesgrands cheveux, son air poupin, la petite Afchin passant dans soncarrosse. Mais ils avaient encore l’âge où les enfantsappartiennent à la mère, où ni le grand tailleur, ni les maîtresparfaits, ni la pension chic, ni les poneys sanglés pour les petitshommes dans l’écurie, rien ne remplace la main attentive etsoigneuse, la chaleur et la gaieté du nid. Le père ne pouvait pasleur donner cela, lui ; et puis il était si occupé !

Mille affaires : la Caisseterritoriale, l’installation de la galerie de tableaux, descourses au Tattersall avec Bois-l’Héry, un bibelot à aller voir,ici ou là, chez des amateurs désignés par Schwalbach, des heurespassées avec les entraîneurs, les jockeys, les marchands decuriosités, l’existence encombrée et multiple d’un bourgeoisgentilhomme du Paris moderne. Il gagnait à tous ces frottements dese parisianiser un peu plus chaque jour, reçu au cercle deMonpavon, au foyer de la danse, dans les coulisses de théâtre, etprésidant toujours ses fameux déjeuners de garçon, les seulesréceptions possibles dans son intérieur. Son existence étaitréellement très remplie, et encore, de Géry le déchargeait-il de laplus grande corvée, le département si compliqué des demandes et dessecours.

Maintenant, le jeune homme assistait à saplace à toutes les inventions audacieuses et burlesques, à toutesles combinaisons héroï-comiques de cette mendicité de grande ville,organisée comme un ministère, innombrable comme une armée, abonnéeaux journaux, et sachant son Bottin par cœur. Il recevaitla dame blonde hardie, jeune et déjà fanée, qui ne demande que centlouis, avec la menace de se jeter à l’eau tout de suite en sortant,si on ne les lui donne pas, et la grosse matrone, l’air avenant,sans façon, qui dit en entrant : « Monsieur vous ne meconnaissez pas… Je n’ai pas l’honneur de vous connaître nonplus ; mais nous aurons fait vite connaissance. Veuillez vousasseoir et causons. » Le commerçant aux abois, à la veille dela faillite – c’est quelquefois vrai – qui vient supplier qu’on luisauve l’honneur, un pistolet tout prêt pour le suicide, bossuant lapoche de son paletot – quelquefois, ce n’est que l’étui de sa pipe.Et souvent de vraies détresses, fatigantes et prolixes, de gens quine savent même pas raconter combien ils sont malhabiles à gagnerleur vie. À côté de ces mendicités découvertes, il y avait cellesqui se déguisent : charité, philanthropie, bonnes œuvres,encouragements artistiques, les quêtes à domicile pour les crèches,les paroisses, les repenties, les sociétés de bienfaisance, lesbibliothèques d’arrondissement. Enfin, celles qui se parent d’unmasque mondain : les billets de concert, les représentations àbénéfices, les cartes de toutes couleurs, « estrade,premières, places réservées ». Le Nabab exigeait qu’on nerefusât aucune offrande, et c’était encore un progrès qu’il ne s’enchargeât plus lui-même. Assez longtemps, il avait couvert d’or,avec une indifférence généreuse, toute cette exploitationhypocrite, payant cinq cents francs une entrée au concert dequelque cithariste wurtembergeoise ou d’un joueur de galoubetlanguedocien, qu’aux Tuileries ou chez le duc de Mora on auraitcotée dix francs. À certains jours, le jeune de Géry sortait de cesséances écœuré jusqu’à la nausée. Toute l’honnêteté de sa jeunessese révoltait, il essayait auprès du Nabab des tentatives deréforme. Mais celui-ci, au premier mot, prenait la physionomieennuyée des natures faibles, mises en demeure de se prononcer, oubien il répondait avec un haussement de ses solides épaules :« Mais, c’est Paris, cela, mon cher enfant… Ne vouseffarouchez pas, laissez-moi faire… Je sais où je vais et ce que jeveux. »

Il voulait alors deux choses, la députation etcroix. Pour lui, c’étaient les deux premiers étages de la grandemontée, où son ambition le poussait. Député, il le seraitcertainement par la Caisse territoriale, à la tête delaquelle il se trouvait. Paganetti de Porto-Vecchio le lui disaitsouvent :

« Quand le jour sera venu, l’île selèvera et votera pour vous, comme un seul homme. »

Seulement, ce n’est pas tout d’avoir desélecteurs ; faut encore qu’un siège soit vacant à la Chambre,et le Corse y comptait tous ses représentants au complet. L’undeux, pourtant, le vieux Popolasca, infirme, hors d’étatd’accomplir sa tâche, aurait peut-être, à de certaines clauses,donné volontiers sa démission. C’était une affaire délicate àtraiter, mais très faisable, le bonhomme ayant une famillenombreuse, des terres qui ne rapportaient pas le deux, un palais enruine à Bastia, où ses enfants se nourrissaient depolenta, et un logement à Paris, dans un garni dedix-huitième ordre. En ne regardant pas à cent où deux cent millefrancs, on devait venir à bout de cet honorable affamé, qui, tâtépar Paganetti, ne disait ni oui ni non, séduit par la grosse somme,retenu par la gloriole de sa situation. L’affaire en était là,pouvait se décider un jour ou l’autre.

Pour la croix, tout allait encore mieux.L’œuvre de Bethléem avait décidément fait aux Tuileries un bruit dudiable. On n’attendait plus que la visite de M. de laPerrière et son rapport qui ne pouvait manquer d’être favorable,pour inscrire sur la liste du 16 mars, à date d’un anniversaireimpérial, le glorieux nom de Jansoulet… Le 16 mars, c’est-à-direavant un mois… Que dirait le gros Hemerlingue de cette insignefaveur, lui qui, depuis si longtemps, devait se contenter duNisham. Et le bey, à qui l’on avait fait croire que Jansoulet étaitau ban de la société parisienne, et la vieille mère, là-bas, àSaint-Romans, toujours si heureuse des succès de son fils !…Est-ce que cela ne valait pas quelques millions habilementgaspillés et laissés aux oiseaux sur cette route de la gloire où leNabab marchait en enfant, sans souci d’être dévoré tout aubout ? Et n’avait-il pas dans ces joies extérieures, ceshonneurs, cette considération chèrement achetés, une compensation àtous les déboires de cet Oriental reconquis à la vie européenne,qui voulait un foyer et n’avait qu’un caravansérail, cherchait unefemme et ne trouvait qu’une Levantine ?

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