Le Prisonnier de la planète Mars

Chapitre 3LA CONQUÊTE DU FEU

 

Le découragement de Robert Darvel ne duraguère. Comme il se sentait très fatigué, il se coucha au centred’un buisson de genêts épineux, où il eut soin de disposer unejonchée d’herbages frais cueillis, en guise de matelas.

Il dormit cinq ou six heures d’un sommeilpaisible. L’étude qu’il avait faite du pays l’avait complètementrassuré, tout au moins au point de vue des périls immédiats. Ilétait sûr que, dans la région où il était parvenu, de simiraculeuse façon, il n’y avait ni animaux nuisibles, ni habitants.Donc rien à craindre.

En se réveillant, il cueillit quelquespoignées de noisettes rouges, auxquelles il joignit des châtaignesd’eau et des champignons. Un tel menu eût fait les délices d’unvégétarien. Mais Robert ne partageait pas entièrement cettedoctrine et il se proposait, dès qu’il aurait choisi le lieu de soninstallation, de se livrer à la chasse et à la pêche, de trouver lemoyen d’allumer du feu et de se créer une demeure, aussiconfortable qu’il se pourrait.

Robert était avant tout un homme d’uneimagination créatrice, il n’avait emmené avec lui, de la Terre, niun vaisseau chargé de conserves et d’outils, ni un obus remplid’appareils perfectionnés ; mais il possédait à fond lachimie, la mécanique, toutes les sciences de l’inventeur, ilregardait avec raison ce bagage intellectuel comme plus précieuxqu’une flotte entière de provisions et de machines.

D’abord, il se choisirait une demeure, puis ilse créerait des instruments de chasse et de pêche, se vêtirait, sechausserait, s’armerait et, une fois sa subsistance assurée, iltrouverait le moyen d’extraire des entrailles du rocher, des boueslimoneuses des lacs, ou de l’atmosphère même, les substancesnécessaires au projet grandiose qu’il venait de concevoir tout desuite après son réveil.

Grâce à son excellente mémoire, il retraceraitgrossièrement la carte de ces continents martiens qu’il avait tantétudiés autrefois et dont les plus insignifiants étaient présents àson esprit ; il redonnerait pour plus de clarté, aux canaux etaux mers, les noms que les astronomes terrestres leur ontdonnés : Erébus, Titanum, Arcus, Gigantum, Cyclopum, Nilus,etc.

Il y avait quelques raisons de se croire dansle voisinage de l’Avernus. Grâce à ses connaissances astronomiquestrès étendues, il choisirait le point de la planète le mieux envue, pour les observateurs terrestres, et seul, sans le secours depersonne, il trouverait le moyen d’établir des signaux lumineuxpareils à ceux qu’il avait lui-même installés, l’année auparavant,dans les déserts de la Sibérie. La seule différence, c’est qu’il nese servirait pas des mêmes signes. Il reproduirait tout simplement,soit les vingt-quatre lettres de l’alphabet français, soit lespoints et les lignes du système télégraphique de Morse.

– Alors, s’écria-t-il joyeusement, il estimpossible qu’au bout d’un temps donné mes signaux ne soient pasaperçus des astronomes de la Terre. On me répondra, descommunications régulières s’établiront. Je raconterai mesincroyables aventures, dans tous leurs détails. Le vieil Ardavenasera arrêté et il faudra bien qu’il mette en œuvre, pour merapatrier, les mêmes moyens dont il s’est servi pour me faireparvenir jusqu’ici. Je regagnerai la Terre, riche de toute unescience nouvelle, et après avoir mené à bien la plus audacieuseexpédition qu’un homme ait jamais entreprise…, et peut-être qu’àmon retour, ajouta-t-il, le père d’Alberte…

…………………………………

Depuis que le téméraire espoir de regagner laTerre avait lui à ses yeux, Robert avait senti une transformationcomplète s’opérer en lui. Finis les découragements, lesincertitudes et les terreurs des premiers instants ; unnouveau courage était entré en lui, une force inconnue l’animait etil se croyait capable à ce moment de s’attaquer à toutes lesdifficultés et de résoudre tous les problèmes.

Il sortit du buisson épineux qui avait abritéson sommeil, et s’étira joyeusement. On était au milieu de lajournée, le paysage présentait une succession de marécages etd’étangs, coupés ça et là de petits bouquets de bois, et couvertsd’une moisson de roseaux à demi desséchés dont le vent faisaittinter les tiges avec un bruit singulier. Les tiges cassantesévoquèrent aux yeux de Robert qui frissonnait, sous la mince étoffequi le couvrait, l’image d’une magnifique flambée. Il décida que lapremière chose qu’il ferait, après avoir pourvu à sa nourriture,serait d’essayer d’allumer du feu. Dans ce pays humide etmarécageux, éclairé d’un pâle soleil, sur cette planète dont lesrégions équatoriales ne devaient guère être plus chaudes que le sudde l’Angleterre, la vie était impossible sans feu.

La première idée de Robert fut de chercher unsilex, puis de retourner sur ses pas, jusqu’à l’endroit où il avaitlaissé les débris de l’obus de métal, et de tirer de l’acier desétincelles qu’il aurait recueillies sur de la mousse bien sèche, ousur des débris de son linceul de coton. Malheureusement, il avaitfait beaucoup de chemin depuis vingt-quatre heures et, quand ilvoulut chercher à s’orienter, il s’aperçut à sa grande confusionqu’il lui serait impossible de retrouver le chemin qu’il avaitsuivi ; il revenait sur ses pas un peu décontenancé,lorsqu’une volée de gros oiseaux s’éleva du fond des herbes, enpoussant des cris nasillards.

Instinctivement, Robert se saisit d’une grossepierre et la lança de toute sa force ; soit hasard, soitadresse, la pierre atteignit un des volatiles qui tomba, l’ailecassée, pendant que le reste de la bande s’envolait avec unredoublement de piaillements discordants.

Robert se hâta de s’emparer définitivement del’oiseau qui, tout blessé qu’il était, essayait de se réfugier dansun endroit recouvert de glaïeuls. Il le saisit par une patte,malgré ses furieux coups de bec, et réussit, non sans peine, à luitordre le cou. C’était une bête superbe plus grosse qu’une oie, etqui paraissait une espèce d’outarde ; le plumage était d’unebelle couleur brune, et le ventre blanc tapissé d’un duvet trèsépais.

– Je vois du moins que je pourrai mefaire des édredons ! s’écria Robert en riant. Voilà du finduvet qui doit ne céder en rien à celui de l’eider.

Tout en parlant, il s’était mis à plumer sonoiseau. Cette opération terminée – elle ne lui demanda pas moins detrois quarts d’heure – il eut la chance de rencontrer une pierrebleuâtre, de la famille des schistes, une sorte d’ardoise, qui sedébitait facilement en feuillets ; avec beaucoup de temps etde patience, il en tailla une longue lame en forme de triangle, enaiguisa les bords et l’emmancha dans un morceau de bois tendre.

À l’aide de ce couteau primitif, il vida etdépeça proprement son gibier, qu’il fut d’ailleurs obligé de mangercru ; mais il y avait si longtemps qu’il n’avait goûté deviande, que cette collation barbare lui fit grand plaisir et luiprocura un véritable bien-être.

Pour cette fois, il s’était contenté de mangerles deux cuisses. Il suspendit le reste de l’animal à l’aide d’unlien d’écorce dans la partie la plus élevée du buisson qui luiservait de chambre à coucher. Il se promettait bien d’avoir trouvéavant le soir le moyen d’allumer du feu pour faire cuire le restantde son gibier ; il se procurerait du sel en faisant évaporerl’eau de la mer, il se construirait une maison, il se fabriqueraitdes armes. Avant d’entreprendre son grand voyage d’exploration dela planète, il entendait se bâtir une habitation confortable et nepas partir en expédition que bien reposé et bien outillé.

Il déploya, cet après-midi-là, une activitédévorante. À l’aide de son couteau de pierre, il scia un jeunetronc d’arbre très droit, qu’à son feuillage et à son parfumrésineux il avait reconnu pour être proche parent du pin et ducyprès. Son intention était de se fabriquer un arc et il s’étaitrappelé qu’au Moyen Age on se servait surtout pour cet usage debranches d’if et d’autres arbres résineux.

Au bout d’une heure de travail, il se trouvaiten possession d’une tige parfaitement droite et ronde, longue d’unpeu plus de deux mètres. En revanche, il avait cassé la lame de soncouteau d’ardoise ; mais il était facile de remédier à cetteperte.

Restait la corde. Pour en fabriquer une,Robert arracha des fils de son linceul de coton, les tressaensemble, puis les tordit de façon à avoir une cordelette solide,qu’il enduisit de la résine même de l’arbre qui lui avait fourni lebois de son arme. Des roseaux bien droits, qu’il arma de pointesaiguës de silex, qu’il empenna et dont il lesta la base d’uncaillou pesant, lui donnèrent des flèches excellentes.

Il était enchanté de ce résultat. Aucune desinventions compliquées qu’il avait faites jadis ne lui avait causéautant de plaisir. Heureux comme un enfant amusé d’un jouetnouveau, il se demandait s’il allait lancer ses flèches debout etla main à la hauteur de l’épaule comme les Grecs, à genoux commecertains archers du Moyen Age, ou couché sur le dos, un piedarc-bouté contre le bois de l’arme, ainsi que les premiers croiséset les Indiens Cabôclos du Brésil.

Il fut bientôt tiré de sa perplexité, unevolée d’oiseaux pareils au premier qu’il avait tué s’élevait denouveau du marécage. S’abritant derrière un tronc d’arbre, il eutle plaisir d’essayer ses armes nouvelles, avec le plus grandsuccès ; sept outardes furent abattues et Robert fut étonnélui-même de sa vigueur, en constatant que plusieurs d’entre ellesavaient été transpercées de part en part.

En y réfléchissant, il s’étonna moins.N’avait-il pas lu dans l’Histoire de la Conquête de laFloride, de Garcilaso de la Vega, qu’un chevalier espagnol eutla cuisse complètement traversée et fut littéralement cloué à soncheval d’une flèche, décochée pourtant à une très grande distancépar les Indiens.

Il acheva ses victimes à coups de bâton et lesaccrocha triomphalement dans son garde-manger. Désormais, il étaitsûr de ne pas mourir de faim. Puis, avec le duvet de ses oiseaux,dont maintenant il se croyait sûr de pouvoir tuer autant qu’ilvoudrait, il se confectionnerait un matelas et des oreillers ;la jeune écorce des bouleaux lui fournirait l’étoffe nécessaire,les joncs du marécage lui serviraient pour le reste. Grelottantsous le ciel brumeux, il se voyait déjà dans un proche avenircouvert d’un chaud vêtement de joncs tressés, ouatés intérieurementde duvet d’outarde, et d’un bonnet de même matière ; aveccela, il pourrait braver toutes les intempéries. Ce n’était pas leseul profit qu’il croyait tirer de sa chasse ; dans les os, iltaillerait des aiguilles, des hameçons et des poinçons. Avec lapartie la plus fine de la graisse mélangée avec de l’argile rouge,il ferait de l’encre.

Enfin, il comptait bien retrouver les débrisde l’obus d’acier, qu’il saurait transformer en outils et en armesde toute espèce, haches, sabres, couteaux, scies, limes marteaux,etc., tout un arsenal d’armurier et de quincaillier.

Mais, pour cela, il faut que j’arrive à fairedu feu. Cela m’est indispensable et cela ne doit pas être biendifficile ; il faudra pourtant que j’en découvre lesmoyens !

Enorgueilli par ces nombreux succès, Robert secroyait certain de réussir. Il quitta l’espèce de presqu’île où ilavait établi son campement provisoire et remonta vers les collinesrocheuses. Tout en marchant, il recueillait avec soin les feuillessèches et les mousses qu’il rencontrait sur son passage, il lesbroyait en une poudre fine qu’il amassait dans une large feuille denénuphar dont il avait eu soin de se munir.

Quand la provision lui parut suffisante, ilchoisit deux silex pointus et en fit jaillir des étincellesau-dessus de son amadou improvisé ; mais il eut beau s’épuiseren efforts, les étincelles jaillissaient et tombaient sans produireaucune combustion, les menues parcelles de silex que le choc avaitfait étinceler se refroidissaient sans avoir mis le feu à lamousse.

Robert ressentait vivement le manque d’unbriquet d’acier. Il s’obstina pourtant avec une patience digned’éloges, essayant de mille moyens dont aucun ne réussissait. Ilmêla de la poudre de résine à sa poussière de feuilles sèches, ilessaya comme briquet un caillou qui lui avait paru contenir destraces de fer. Rien n’y fit.

Cependant, le soir tombait lentement surl’immense marais. Absorbé par ces travaux, l’après-midi avait passécomme un rêve.

Étendu sur sa couche de feuilles, rassasié dela chair saignante des oiseaux, Robert ne pouvait trouver lesommeil. Il avait froid, des cris étouffés, des bruissements debêtes dans la forêt le faisaient frissonner malgré lui.

Très agité, mécontent aussi de l’insuccès desa tentative, il résolut de se promener un peu à la clartééblouissante de Phobos et de Deïmos, autant pour se réchauffer quepour calmer l’agitation de ses nerfs.

Il avait à peine cheminé pendant quelquesminutes sur la lisère des flaques d’eau qu’il s’arrêtastupéfait.

Il marchait jusqu’aux épaules dans unbrouillard pesant, sorti des marais et qui n’enlevait rien à lapureté du ciel, car il ne dépassait pas les bas-fonds.

Au travers de ces ténèbres légères, au ras del’eau, dansaient des milliers de flammes bleues qui s’allumaient,s’éteignaient, voletaient, s’arrêtaient, disparaissaient etreparaissaient avec des alternatives et des caprices inouïs.

– Des feux follets ! s’écriaRobert.

Et les vieilles légendes des campagnes deFrance, contées autrefois par sa nourrice, ou lues dans les beauxlivres de contes à tranches d’or, lui revinrent en mémoire et ilsoupira amèrement. Comme il était loin de la Terre, et de sonenfance, et de tous ceux qu’il aimait ! Il allait vieillirtristement dans un monde solitaire, oubliant jusqu’au son de laparole humaine.

Chez lui, par bonheur, les découragements neduraient guère. Le chimiste eut vite fait de prendre le pas sur lerêveur et le sentimental.

– Les feux follets ! déclara-t-il,d’une voix aussi grave que s’il eût répondu à un examen deSorbonne, les feux follets ne sont autre chose que du gaz de maraisou éthylène. On suppose assez généralement que leur combustion estdue à la présence des phosphores organiques qui se dégagent desmatières en décomposition dans les eaux stagnantes…

Il quitta tout à coup le ton doctoral

– Sapristi ! Mais à quoipensais-je ? Et moi qui veux faire du feu ! Mais en voilàet de magnifique. Il n’y a, comme on dit, qu’à se baisser pour enprendre…

Mais Robert n’ignorait pas, ne l’eût-il su quepar les récits de son enfance, que les feux follets sont d’unnaturel fort capricieux. Si l’on approche d’eux, ils s’enfuient, sil’on s’enfuit, ils vous suivent. Si l’on s’arrête, ils gambadent ous’éteignent, obéissant au moindre souffle d’air. Il résolut deprendre ses précautions en conséquence.

Il cassa donc la tige longue et droite de deuxjeunes pins, qu’il ébrancha ; il les avait choisis à peu prèsd’égale longueur ; ainsi précautionné, il s’avança jusqu’aubout d’une longue terre bordée à droite et à gauche de lagunes oùles flammes bleues paraissaient plus nombreuses qu’en tout autreendroit. Puis il se mit à remuer la vase, des bulles de gaz sedégagèrent en bouillonnant, presque aussitôt enflammées par lesmétéores voisins ; un instant, une véritable flammebrilla.

Encouragé par cette expérience préparatoire,Robert, à l’aide d’un silex tranchant, creusa l’écorce et le troncde la seconde gaule, de façon à former à l’extrémité une sorte decuiller, qu’il remplit d’une espèce d’amadou artificiel formé demousse, de feuilles broyées et d’un peu de coton.

Son cœur battait d’émotion. D’une maintremblante, il remua le fond des boues, une grande flamme bleuebrilla, il en approcha aussitôt son amadou. Mais si prompt qu’ilfût, la flamme s’éteignit et il dut recommencer.

Enfin, après trois tentatives infructueuses,la poussière prit feu. Avec quels soins il ramena à lui laprécieuse gaule, et comme il aviva doucement l’étincelle naissantequ’il avait aussitôt déposée au milieu du combustible bien préparésur une large ardoise.

Oh ! comme il soufflait avec attention,retenant sa respiration, de peur de faire envoler son fragilebûcher.

Enfin, nouveau Prométhée, il eut l’indiciblejoie de voir crépiter une petite flamme, qu’il entretint avec desbrindilles de roseau, puis avec de menues branches, jusqu’à cequ’elle devînt un vrai brasier, en face duquel il se réchauffajoyeusement.

En étendant ses mains devant la flamme, ilpensa qu’il était certainement le premier homme qui eût fait du feudans la planète Mars.

Quand il y eut un grand tas de braise rouge,il en chargea son ardoise, en guise de pelle, et emporta son feucomme un trésor jusqu’à son gîte.

Ce soir-là, il ne se coucha pas sans avoirsavouré un morceau d’outarde grillée, qu’il trouva délicieuse. Ilcouvrit son feu d’une masse énorme de branches, afin d’être sûrd’en avoir le lendemain, et s’endormit d’un sommeil peuplé desonges dorés.

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