Le Prisonnier de la planète Mars

Chapitre 6PRESTIGES

 

Robert Darvel s’était tout à fait habitué àson nouveau genre de vie. Il ne lui serait pas venu à l’idée dequitter les délicieux jardins de Chelambrum et son beau laboratoiresouterrain dont il avait perfectionné l’outillage. Il n’avait plusd’autre souci en tête que de pénétrer les mystères de la volontéhumaine, cette énergie merveilleuse et créatrice que Balzac croyaitêtre une substance.

Il avait fait quelques pas dans la voie de lavérité ; mais il n’était pas encore très avancé. Cependant, ilétait familiarisé déjà avec les prestiges et les miracles desfakirs qui l’avaient tant surpris au début. Il en réalisaitlui-même quelques-uns des moins difficiles. Nombre de fois il avaitassisté à des séances absolument stupéfiantes. Il avait vu desfakirs allumer et éteindre des flambeaux, faire pousser et fleurirdes plantes, faire mûrir des raisins par la seule force de leurvolonté. Il les avait vus magnétiser des serpents et les rendreaussi rigides que des morceaux de bois ; d’autres se faired’horribles blessures, qu’ils guérissaient en un instant sans qu’ilrestât une cicatrice.

Tous ces faits sont connus et certifiés par letémoignage de milliers de voyageurs et même consignés dans desprocès-verbaux signés de magistrats et d’officiers anglais.

Un des phénomènes qui attirèrent le plusl’attention de Robert et qu’on voit cités dans les ouvrages lesplus élémentaires de vulgarisation est le phénomène de lalévitation.

En présence d’Ardavena et de l’ingénieur, unfakir, Phara-Chibh, demanda une canne, s’y appuya fortement de lamain gauche et, croisant les jambes, à mesure qu’il montait dansl’air, s’éleva doucement jusqu’à deux pieds du sol et demeura ainsisuspendu, sans autre support que sa canne. Puis il la rejeta,s’éleva encore d’un pied environ et resta ainsi immobile pendantune dizaine de minutes. Après quoi, il commença à descendreinsensiblement jusqu’à ce qu’il reposât sur la natte d’où ils’était élevé.

Le même fakir, entièrement nu, réalisait desprodiges à faire mourir de dépit les prestidigitateurs européensdans leurs cabinets machinés comme des théâtres. Il tira de sabouche une charretée de pierres que l’on dut emporter dans untombereau ; puis, cent mètres au moins d’une liane épineuse etdure que trois hommes roulèrent autour d’un tronc d’arbre où ellereprésentait un volume énorme. Il récita des passages entiersd’auteurs anciens et modernes qu’évidemment il ne pouvaitconnaître. À sa parole, les meubles se déplaçaient et se mettaienten marche dans la direction qu’il indiquait ; les portess’ouvraient et se fermaient. À son commandement, les spectateursdevenaient incapables d’allonger la main et d’ôter leur chapeau.Mais, ce dont Robert fut le plus frappé, ce fut d’assister à laclassique expérience du fakir enterré vivant, qu’exécutaPhara-Chibh.

Au jour dit, et en présence des officiersanglais de la garnison voisine qui avaient sollicité la faveurd’être témoins du prodige, Phara-Chibh, qui avait passé trois joursen méditation en compagnie d’un autre fakir, se présenta vêtusimplement d’un pagne et d’un turban pointu.

Sous les yeux de l’assistance, le fakir seboucha le nez et les oreilles avec de la cire ; son disciplelui retourna la langue en arrière de façon à ce qu’elle obturâtexactement l’entrée du gosier. Presque aussitôt, le fakir tombadans une sorte de léthargie et on l’enferma dans un linceul enforme de sac qui fut cousu et scellé. Le sac fut déposé dans uncercueil également cadenassé et scellé et le cercueil dans unefosse soigneusement maçonnée que l’on combla avec de la terretassée et piétinée. Puis, sur la terre, on sema des graines quigerment rapidement. Autour de ce tombeau, une solide palissade futélevée et l’on y plaça des sentinelles qui devaient être relevéesd’heure en heure.

Admirablement déguisé par son chominde mousseline et son turban, Robert dont le soleil avait déjàbasané le teint, se fit un plaisir de se rendre compte par lui-mêmedes minutieuses précautions que prenaient les officiers anglaispour n’être victimes d’aucune supercherie. Certes, ils auraient étébien surpris s’ils avaient su qu’un célèbre ingénieur français setrouvait parmi les brahmes, spectateur impassible de cespréparatifs.

Phara-Chibh avait assigné à trois mois lemoment de sa résurrection… Pendant ce temps, la surveillance desAnglais ne se relâcha pas d’une minute. Un manteau de verdurecouvrait maintenant le cimetière du mort vivant.

– Vous avouerez, dit un jour en riantArdavena, que, si l’on pouvait admettre (ce qui est impossible),que mon fakir ait pu, à, un moment donné, recevoir des secours dudehors, il resterait à expliquer comment il a pu rester silongtemps sans manger et respirer.

– Je ne vous cache pas que j’attends avecimpatience le jour de la résurrection.

Ce jour arriva enfin. En présence des mêmestémoins, le tombeau fut ouvert, les plantes qui avaient poussé deprofondes racines furent arrachées et la terre retirée parpelletées de la fosse de maçonnerie. On trouva le cercueillégèrement entamé par l’humidité. Mais les cachets étaient intacts,aussi les sceaux, les ligatures et les coutures du sac qui avaitservi de linceul.

Phara-Chibh, replié sur lui-même etaffreusement maigre, était aussi froid qu’un cadavre, le cœur nebattait plus ; seule la tête conservait de faibles vestiges dechaleur.

Le fakir fut déposé avec précaution sur unenatte et son aide commença par faire reprendre à la langue saposition naturelle, puis il enleva la cire qui obstruait le nez etles oreilles et versa doucement de l’eau chaude sur tout le corpsde l’exhumé. Ce traitement eut pour résultat de faire apparaîtrequelques signes de vie. Les battements du cœur redevinrentsensibles ; une faible rougeur colora les pommettes et destressaillements presque imperceptibles agitèrent le torsedécharné.

Au bout de deux heures de soins minutieux,parmi lesquels la respiration artificielle ne fut pas omise, lefakir complètement ressuscité se dressa sur ses pieds et se mit àmarcher lentement en souriant.

À la grande surprise d’Ardavena, qui neperdait pas des yeux Robert Darvel, celui-ci ne manifesta pasdevant cette expérience stupéfiante autant d’admiration que lebrahme s’y attendait. Il rentra dans l’enceinte du monastère et serenferma dans son laboratoire sans avoir dit un mot. Il y restadeux semaines entières. Quand il en sortit, il paraissaittransfiguré. Il monta quatre à quatre l’escalier qui conduisait àla cellule d’Ardavena et il en ouvrit brusquement la porte.

– Eh bien ! vous savez, ça y est,s’écria t-il.

– Quoi donc ?

– Eh parbleu ! le moyen decorrespondre avec la planète Mars et même d’y aller, sans compterla réalisation d’une foule de merveilles, à côté desquelles vosmiracles deviennent simples bagatelles.

– Je vous écoute, dit froidementArdavena.

– C’est très simple, mais il fallait ypenser. En assistant aux séances de vos fakirs, j’ai remarquéceci : la volonté d’un seul homme concentrée pendant quelquesminutés suffit à le libérer momentanément des lois de l’attractionplanétaire. Que ne pourraient pas faire les volontés de milliersd’hommes énergiques concentrées pendant longtemps ? Ellesarriveraient, j’en suis sûr, à libérer entièrement pour un tempsdonné un corps quelconque des lois cosmiques.

– Fort bien, murmura Ardavena, devenupâle de saisissement. Mais il faudrait un appareil qui donnât lemoyen de réunir le faisceau de ces volontés éparses et de lesdiriger ensuite vers un but moral ou matériel.

– Ce moyen, je le possède, au moinsthéoriquement. Pendant mes quinze jours de méditation, j’ai jetéles plans du Condensateur des énergies. Avec mon appareil,on pourra prolonger la vie des mourants, ressusciter les morts,faire périr les rois sur leur trône, arrêter les armées en marcheet les fleuves débordés, se transporter d’un bout à l’autre del’univers avec la vitesse de la pensée.

– Comment cela ?

– La pensée humaine n’est-elle pasinfiniment plus rapide et plus active que le fluideélectrique ? On a vu des mourants retenus aux portes dutombeau par la volonté énergique d’un ami ou d’un parent qui lessuppliait et leur ordonnait de ne pas mourir encore. De quoi nesera pas capable un pareil pouvoir exalté jusqu’à sa cent millièmepuissance par le concours d’une multitude de vouloirs coopérant aumême but ?

– Évidemment, mais l’appareil ?

– Je crois l’avoir trouvé. Il se composed’une immense chambre noire. Seulement, à la différence deschambres noires ordinaires, elle sera arrondie et l’intérieur ensera tapissé d’une gélatine phosphorée dont j’ai établi la formuleet qui jouit de certaines des propriétés de la matière cérébrale.C’est cette gelée délicate et d’une fabrication très coûteuse quijoue pour la volonté le rôle que jouent les accumulateurs pourl’énergie électrique. Une bonbonne de verre de grandes dimensions,remplie de la même substance rendue plus énergique encore par unbain de liquide électrisé, sera pour ainsi dire le réservoir detoutes les énergies dardées vers l’oculaire de l’appareil.

– Pourquoi cette forme de chambrenoire ?

– Parce que, de même qu’avec la gélatinephosphorée j’ai essayé de me rapprocher de la substance cérébrale,avec la chambre noire j’ai voulu imiter la structure de l’œil, leseul organe chez l’homme qui subisse la volonté, qui la reçoive etla transmette à d’autres organismes.

– Je comprends parfaitement. Mais, unefois que vous aurez accumulé la volonté dans les cellules de cetteespèce de cerveau artificiel, comment pourrez-vous en faire usageet la transmettre à distance.

– Vous allez voir. À l’arrière del’appareil se trouve un fauteuil, dont les bras se terminent pardeux boules métalliques percées d’une infinité de petits trouscomme deux pommes d’arrosoir. C’est à ces petits trousqu’affleurent des filets électro-nerveux de mon invention quiplongent jusqu’au centre de la masse gélatineuse. Pour faire usagedu condensateur une fois qu’il est chargé, il suffit de s’asseoirdans le fauteuil et de mettre les mains sur les boules. Au bout dequelques secondes, l’expérimentateur bénéficie de toute l’énergieaccumulée dans l’appareil. Sa faculté de volonté et par conséquentde création s’est augmentée momentanément de tous les vouloirs deceux qui ont contribué au chargement du condensateur. La puissancede son cerveau est ainsi prolongée presque à l’infini.

– Faites-moi mieux comprendre par unexemple.

– Vous m’avez fait voir un fakirempêchant, rien qu’en le regardant, un des assistants de se leveret même de se remuer. Le même fakir, tenant en mains les boules demon condensateur d’énergie, pourrait réduire à l’immobilité touteune multitude. Seulement…

– Ah ! je vois qu’il y a uneobjection.

– Oui, l’expérimentateur installé surl’appareil et dardant les faisceaux réunis d’une multitude devouloirs éprouvera une fatigue terrible, dont il se ressentirapendant plusieurs jours. Il est même à craindre qu’il ne demeureidiot ou fou, à la suite d’un pareil effort cérébral.

– Je ne crois guère cela, dit Ardavena enriant.

– D’ailleurs, je vais aviser au moyen desupprimer cet inconvénient.

– Alors, au travail. Et n’épargnez rienpour que le résultat soit à la hauteur de vos espérances.

Ardavena avait déjà fait quelques pas pour seretirer, lorsqu’il revint brusquement.

– Encore un mot, je vous prie. Vous avezdit tout à l’heure que vous aviez trouvé le secret de vous rendredans la planète Mars.

– Certes, oui. Cela ne sera pas plusdifficile que les autres choses que je viens de vous énumérer enpartant du principe de la lévitation si un homme s’élève à quelquespieds de terre par sa seule volonté, il ira où il voudra, si leconcours des volontés qui l’entraînent est assez puissant.

Robert Darvel se mit à l’œuvre avec uneactivité fébrile. En quelques jours la structure extérieure du« condensateur des énergies » se trouva terminée :cela présentait l’aspect d’une vaste sphère avec un œil énorme aucentre. Le tout était monté sur un piédestal métallique entouréd’une balustrade qui permettait d’en faire le tour et sur laquellese trouvait le siège destiné à l’expérimentateur. Les parois de labonbonne centrale étaient de verre très épais et munies de trèspetites fenêtres à tubulures pour permettre le nettoyage et lechargement.

La fabrication de la gélatine phosphoréeanimée d’une sorte de vie spéciale par son séjour dans un courantélectrisé fut plus difficile et dut être recommencée à plusieursreprises. Enfin, avec un peu de patience et beaucoup de travail,tout finit par aller bien. Le condensateur avait été dressé dansune des grandes cours intérieures de la pagode et dissimulé sousune tente de cotonnade, aussi bien pour le protéger contre l’ardeurdu soleil que pour le dérober aux regards des curieux.

Le soir où tout fut terminé, Ardavena etRobert se promenaient autour de l’appareil dont la gélatinephosphorée s’entourait parmi les ténèbres d’une auréole de lumièreblanche.

– Je tremble qu’il ne se produise quelqueanicroche au dernier moment, que l’oubli de quelque précautiontoute simple ne fasse avorter la première expérience.

– Moi, répondit le brahme, j’ai pleineconfiance. Mais comment comptez-vous procéder ?

– Il me semble qu’il n’y a pas deuxfaçons. D’abord par des expériences d’essai tout à fait simples,mais dont nous augmenterons peu à peu la complexité et la durée,pour voir quelle tension peut supporter notre condensateur.

– Si nous commencions tout desuite ? insinua doucement le brahme.

– Mon Dieu, je n’y vois aucuninconvénient. Placez-vous en face de l’objectif et concentrez toutevotre volonté.

Ardavena obéit avec enthousiasme et pendantune heure il demeura silencieux, les yeux braqués vers la triplelentille de cristal qui semblait absorber les effluves de soncerveau, dans une immobilité absolue. Robert, le cœur palpitantd’émotion, eut l’indicible satisfaction de voir la pâlephosphorescence qui auréolait la sphère de cristal devenir plusvive, s’illuminer de petites flammes passagères, d’éclairsbleuâtres à mesure que la gélatine phosphorée absorbait l’impérieuxvouloir du brahme Ardavena.

– C’est assez, dit tout à coup, Robert,il ne vous faut, ni vous fatiguer, ni forcer du premier coupl’appareil.

Ardavena se retira de devant l’objectif etadmira la belle phosphorescence qui s’échappait de la sphère etéclairait les environs d’une lueur presque aussi vive que lalumière du jour.

– Maintenant, déclara gravement Robert,je suis sûr de ma découverte.

– Pas encore tout à fait. Il faut voirmaintenant si je puis transmettre mon vouloir aussi bien que jel’ai condensé, si je puis en une seconde émettre toute l’énergieque je viens d’accumuler pendant une heure. Voulez-vous que nousessayions ?

– Comme il vous plaira.

Ardavena, saisissant les pommes du fauteuilqui semblaient piquetées de flammes bleues, regarda fixementRobert. Deux longs éclairs d’un bleu sombre jaillirentinstantanément de ses prunelles et l’ingénieur, atteint par ceterrible regard comme par un coup de foudre, roula à terreinanimé.

Ardavena s’était levé. En proie à un étrangevertige d’enthousiasme.

– Tu ne reverras plus jamais cetunivers ! s’écria-t-il en contemplant le corps inerte étendu àses pieds. Imprudent, sois puni de ton étourderie et de ta sotteconfiance. Je demeure le seul maître de tes secrets, tandis que tuiras, pour mon compte et toujours soumis à ma puissante domination,explorer les mondes inconnus dont l’imagination même ne peutsoupçonner les merveilles.

Le perfide Ardavena chargea le corps del’ingénieur sur ses épaules et le transporta jusqu’à la cryptequ’habitait Phara-Chibh en compagnie d’un autre fakir. Tous deux selevèrent respectueusement de la natte où ils étaient accroupis enapercevant le supérieur du monastère.

– Maître, demanda Phara-Chibh, quefaut-il faire ?

– Tu vois cet homme, dit Ardavena, je tele confie, sache que son existence est précieuse. Il ne doitéprouver de toi aucun dommage. Mais il est important que tu lemettes dans le même état où tu te trouves quand tu restes enterrévivant pendant plusieurs mois. Il faut que, pendant le plus longdélai possible, il n’ait besoin, ni de respirer, ni de manger, etqu’il ne ressente l’atteinte d’aucune douleur, s’il venait à êtreblessé.

– C’est presque impossible. Je suisentraîné par de longues années de jeûne et de méditation. Je crainsque les sens grossiers de ce belatti (étranger) ne puissentsupporter l’épreuve.

– Je le veux, dit le brahme avecautorité.

– Maître, j’essayerai.

– Combien te faudra-t-il de temps ?Un mois au moins.

– C’est bon. Surtout, souviens-toi de mesrecommandations.

Et Ardavena, sans rien ajouter de plus,regagna sa cellule, les yeux fulgurants, la face illuminée d’unsourire de triomphe.

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