Le Prisonnier de la planète Mars

Chapitre 7LA CATASTROPHE

 

Etpuis, tu m’apparus debout sur un éclair.

D.ÉRASME.

Un mois s’était écoulé. Personne n’avait plusrevu l’ingénieur Robert ; mais une grande transformations’était produite dans les habitudes des dix mille fakirs quiétaient entretenus aux frais du monastère de Chelambrum et quilogeaient dans son enceinte. Les mutilations sanguinaires nes’exerçaient plus, les processions bruyantes des divinitéspromenées en barque autour de l’étang sacré, au son des trompetteset des tambours, à la lueur des fusées et des feux de bengale,n’avaient plus lieu. Un silence mortel planait sur les dômesmajestueux des temples. Tous les fakirs, tous les jongleurs retirésdans leurs cellules dirigeaient éperdument leur volonté suivant lesindications mystérieuses d’Ardavena.

Seul, le brahme déployait une activitéfiévreuse. Chaque nuit, il se rendait près du condensateurd’énergie devenu maintenant rayonnant comme un globe de feu et, pardes expériences réitérées, assurait le maniement du terriblepouvoir qu’il avait acquis. Il était lui-même épouvanté de la forcede destruction dont il disposait. Mais, comme toute puissancesurhumaine, cette tyrannie des forces de la nature avait son cruelcontrecoup sur celui à qui il était donné d’en user.

Une nuit, Ardavena s’assit sur le siège demétal, saisit les boules et dardant son regard vers le ciel, ildésira qu’une tempête se déchaînât sur la forêt. En quelquesminutes, il vit son souhait exaucé. Sous l’influence des pinceauxfluidiques qui rayonnaient de ses prunelles, des nuages noirss’entassèrent. La foudre gronda, une averse diluvienne noya lesrivières et la fureur du vent cassa comme des roseaux des pins decinquante mètres de haut.

Mais à la suite de cette expérience, le brahmedut garder le lit pendant quarante-huit heures et ce ne fut qu’àforce de soins qu’il triompha de la lassitude mortelle qui l’avaitenvahi. Il reconnut là la vérité du vieux symbole développé dansles livres sacrés de tous les pays et même dans les Védas : lemagicien qui réussit à se faire obéir des Esprits, c’est-à-dire desforces surnaturelles, devient toujours leur victime.

Cet avertissement d’ailleurs n’arrêta pasl’orgueilleux vieillard dans ses projets. Chaque jour, desmessagers partaient de Chelambrum et parcouraient la presqu’île,s’arrêtaient aux portes des monastères et des temples où ilstransmettaient les ordres d’Ardavena.

Partout où avaient passé ces messagers, lesbrahmes se mettaient en prière et projetaient leur énergie, exercéepar de longues années de jeûne, vers les coupoles de Chelambrumau-dessus desquelles, de tous les points de l’Inde, s’amassaitcomme une atmosphère spéciale lentement humée par lecondensateur.

Ardavena, tout entier à son idée, passait desjournées à faire des calculs astronomiques. Il s’était convaincupar une série d’expériences que la pensée voyage environ une foismoins vite que la lumière. Dans la rapidité de son passage de laTerre à Mars, l’ingénieur n’aurait pas d’autre chose à craindre quede changer d’être aplati ou d’être brûlé par la chaleur engendréepar la vitesse et le frottement contre les couches atmosphériques.Il fit plusieurs voyages à Calcutta et écrivit à des astronomes età des métallurgistes qui, bien loin de supposer quel était leurvéritable correspondant, et s’imaginant avoir affaire à quelquesavant amateur comme il s’en rencontre tant, fournirentgracieusement tous les renseignements qu’on leur demanda.

D’après leurs indications, Ardavena fitconstruire une sorte de cercueil capitonné juste assez grand pourrenfermer un homme et dont les parois, affectant la forme d’uneolive, étaient formées d’acier vanadié d’une épaisseurconsidérable. Cette première enveloppe fut enfermée dans uneseconde en carton d’amiante épaisse où elle s’emboîtait exactementet celle-ci dans une troisième en bois injecté de substancesignifuges.

Ardavena avait calculé qu’étant donnée lavélocité foudroyante avec laquelle Robert traverserait l’atmosphèreterrestre, il ne courrait que pendant peu de minutes les risques decombustion et d’écrasement, et il croyait avoir résolu ces deuxdifficultés comme on vient de le voir.

La distance de la Terre à la planète Mars,lorsqu’elle s’en trouve la plus éloignée, est de 99 millions delieues ; mais lorsqu’elle en est la plus rapprochée,c’est-à-dire au moment de l’opposition, lorsque Mars, le Soleil etla Terre sont en ligne droite, cette distance se réduit à 14millions de lieues.

Mais, comme Robert l’avait souvent expliquélui-même au brahme, il suffisait que l’olive d’acier franchit unpeu plus de la moitié de cette énorme distance.

À ce moment, elle se trouverait dans le champd’attraction de la planète Mars.

Ardavena savait aussi que l’attractionterrestre diminue rapidement, c’est-à-dire proportionnellement aucarré des distances, à mesure que l’on s’éloigne de la Terre ;ce prodigieux trajet de 8 millions de lieues était plus effrayanten apparence qu’en réalité, surtout avec la vitesse dont seraitanimé le cercueil métallique par l’énergie psychique.

Un soir, le fakir Phara-Chibh et son compagnonapportèrent sur un palanquin, avec mille précautions, le corpsinerte de l’ingénieur Robert Darvel. Mais combien il étaitchangé ! Son visage même était méconnaissable, amaigri,osseux, haché de rides profondes. Les fakirs avaient pour ainsidire pétri ce corps sans défense et l’avaient façonné à leur guisepour le rendre capable de supporter une longue catalepsieartificielle. À l’aide de la plante pousti, qui produitl’amaigrissement et l’anémie, et moyennant une foule d’autrespréparations vénéneuses qui infligent aux organes une mortapparente, tout en respectant l’étincelle de la vie réfugiée dansle cerveau et toute faible, comme un feu qui couve sous une cendreépaisse, ils l’avaient rendu semblable à eux.

Sur l’ordre d’Ardavena, le corps fut déposé àquelques pas du condensateur qui, maintenant gorgé d’énergiehumaine, éclairait les moindres recoins de la cour d’une bellelueur blanche et verte.

Phara-Chibh n’était pas éloigné de croire quela lune, capturée par les enchantements d’Ardavena, était retenuecaptive parmi les dieux de granit, ne laissant plus errer aux cieuxque son pâle fantôme.

Le brahme ne prit pas la peine de ledétromper. Il fit placer Robert en face de lui et, prenant placedans le fauteuil métallique, il l’enveloppa pour ainsi dire d’unecuirasse d’énergie et de santé que ses mains puisaient par lesboules dans le vaste réservoir situé derrière lui et quis’échappaient de ses prunelles en jets lumineux.

Puis, sous ses yeux, Robert subit lespréparatifs ordinaires, fut cousu dans un linceul et installé dansl’olive d’acier, d’amiante et de bois dont les trois calottesfurent successivement vissées.

Il est bon de dire que les deux extrémitésconiques de l’olive étaient munies de puissants ressorts àdéclenchement qui devaient faire automatiquement sauter lescouvercles au premier choc.

À ce moment, Ardavena eut un momentd’hésitation, quelque chose qui, dans cette âme tyrannique etglacée, ressemblait presque à du remords. Il était encore temps deréveiller Robert, de le ranimer et de recommencer l’expérience surune autre base. L’intérêt, d’ailleurs, se mêlait aux remords.

En l’envoyant pour jamais dans cette planètelointaine, je perds tout le bénéfice des découvertes qu’il auraitcertainement faites.

Mais la voix de l’orgueil fut la plusforte.

Je ne veux partager le pouvoir avec personne.Ces découvertes, je les ferai moi-même. Et, d’ailleurs, ne suis-jepas assez puissant pour le faire revenir d’où je l’envoie, quand jele voudrai, riche de sciences surhumaines ?

L’olive de métal avait été placée sur untrépied de bois. Ardavena observait de temps en temps le ciel etconsultait fréquemment son chronomètre. Sur un signe de lui, lesgongs et les tambourins retentirent. À leurs appels monotones etpresque sinistres, de longues files de fakirs sortirent de tous lescoins du monastère. Tous, en arrivant dans l’immense cour,s’agenouillaient en demi-cercle autour du condensateur et lefixaient de leurs yeux creusés par la fièvre et par le jeûne. Ilsétaient nus ou les reins couverts seulement d’un pagne. Il envenait de partout, d’entre les pattes géantes des éléphants depierre, du fond des cryptes, du portail des temples, quelques-unsdescendaient trois par trois les escaliers, d’autres surgissaientcomme des apparitions des roseaux de l’étang sacré.

Bientôt cette multitude silencieuse fut aucomplet. Rangés par longues files régulières, à la lueur du globeenflammé, on n’entendait que le bruit de leur respirationoppressée. Les ombres démesurées des éléphants de pierre donnaientà cette scène quelque chose de solennel et de terrible. Ardavenavit que ses ordres avaient été exécutés, car une brume bleuâtres’entassait au-dessus du monastère déjà à demi phosphorescente etil eut un sourire d’orgueil en songeant que des millions d’Indousapportaient à son œuvre, en ce moment même, la magnifique obole deleur volonté. Il connut le bonheur d’un triomphe sansprécédent.

La sphère était d’un éclat insoutenable.Ardavena jugea que l’heure était venue.

Il s’assit dans le fauteuil de métal etallongea ses mains amaigries sur les boules. Il éprouva unesensation extraordinaire ; il crut que son cerveaus’élargissait, devenait le cerveau d’une humanité tout entière, sesveines désséchées charrièrent un sang nouveau plein de jeunesse, devigueur et de génie. Il lui sembla qu’il buvait d’une seule haleinel’âme de tout un peuple. Son intelligence lui apparut quasi divine.Il voyait le présent, le passé et l’avenir, comme trois vases d’ordéposés à ses pieds par les destins. La conscience de la force quil’animait lui inspira même un moment l’idée de renoncer à entrer encommunication avec Mars. Il concevait un projet plus merveilleux.Mais il se l’était promis. Il saisit plus étroitement les boulesfluidiques et ses prunelles agrandies dans un suprême effortfusèrent deux jets lumineux vers le projectile placé devantlui.

Une minute s’écoula. Tout à coup, l’olived’acier disparut comme si elle eût été escamotée, comme si elle sefût fondue en vapeur.

Ardavena sourit, mais son sourire s’acheva enun épouvantable cri d’agonie. Le condensateur, trop chargéd’énergie, venait d’éclater avec le bruit du tonnerre, pulvérisantla sphère de cristal, dont les débris fauchaient les fakirsagenouillés.

Ardavena, sanglant, gisait dans la poussière,les yeux brûlés, et tenant encore les deux boules dans ses mainscrispées.

Les fakirs fuyaient en hurlant dans toutes lesdirections, croyant à quelque cataclysme céleste. On en ramassa lelendemain deux ou trois cents, morts ou blessés, mais toushorriblement mutilés sur ce champ de bataille de la science.

Malgré toutes les précautions prises et ladiscrétion professionnelle des brahmes, le gouvernement anglais eutvent de cette singulière catastrophe. Mais les officiers chargés del’enquête ne purent rien apprendre de précis. Ils conclurent quedes fakirs ignorants avaient voulu tenter une expérience de chimiequi en avait éclopé quelques-uns.

Quand au brahme Ardavena, qu’on trouvarespirant encore et qui guérit lentement de ses blessures, il étaitdevenu aveugle et avait complètement perdu l’usage de ses facultésintellectuelles.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer