Le Prisonnier de la planète Mars

Chapitre 9LA GUERRE AUX IDOLES

 

Robert, après réflexion, jugea que cetteprécaution n’était pas inutile.

Cependant, une chose le surprenait, au milieude l’allégresse générale. C’est qu’Aouya et Eeeoys le tiraientcontinuellement par la main, comme s’ils eussent eu quelque chosed’important à lui communiquer.

Quand il se décida enfin à leur prêterattention, ils le conduisirent jusqu’au temple où s’élevait l’idolehideuse de l’Erloor. Aouya montrait une mine triste etinquiète. Eeeoys avait des larmes plein les yeux.

Robert sourit, les rassura ; puis, décidéà frapper un grand coup, il arracha l’idole de son piédestal, lasaisit par ses ailes de cuir et la jeta au milieu du feu. Puis ilcoupa les courroies qui retenaient les victimes destinées à êtreimmolées à l’appétit du dieu nocturne.

Jamais missionnaire exterminant les fétichesde quelque peuplade du centre africain ne ressentit plus defierté.

Pourtant, malgré le geste de bravoure quil’avait fait agir pour ainsi dire sans réflexion, il n’était passans inquiétude sur les conséquences de son acte.

En voyant crouler l’image du vampire, en levoyant s’abattre au milieu des flammes, les Martiens avaient pousséune longue clameur d’angoisse et leur foule pressée était devenueimmobile et silencieuse. Ils étaient pâles et tremblaient de tousleurs membres. Aouya et Eeeoys elle-même s’étaient écartés avec uninvolontaire geste d’horreur.

– Pour une première fois, songea Robert,j’ai peut-être été un peu loin.

Il s’agissait maintenant de rassurer, deréconforter les Martiens effarouchés. Cela ne fut pas d’abord trèsfacile. Ils s’écartaient de Robert avec consternation et osaient àpeine lever les yeux sur lui. Quelques-uns avaient les larmes auxyeux en songeant sans doute aux représailles des sanguinairesErloor ! Ils s’attendaient certainement à êtresacrifiés en masse, dès la nuit close, à la voracité desvampires.

Robert était très ému. D’un coup d’œil, ilavait compris l’état d’âme des pauvres sauvages.

– Non ! s’écria-t-il d’une voixpleine d’autorité, dont l’impérieux accent parut produire beaucoupd’effet sur son auditoire, cela ne sera pas ! Je vousdéfendrai contre les Erloor, je vous le promets ; dèsaujourd’hui, la lutte va commencer et je serai vainqueur, j’en suissûr !

Profitant de la bonne impression qu’avaientproduite ses gestes assurés, il étendit ses mains devant le feu,puis regarda les débris de l’idole en haussant les épaules. Il prisun gros tison et fit le geste de le lancer vers le temple et ilengagea les Martiens à faire comme lui. Enfin, par mille pantomimesingénieuses, il s’efforça de faire comprendre à ses nouveaux amisqu’avec sa protection et l’assistance du feu, ils n’auraient plusrien à craindre des Vampires.

La foule le regardait avec une attentionplutôt bienveillante, mais ne se rendait pas compte de ce qu’ilvoulait dire. Enfin, Aouya et un autre vieillard finirent pardeviner ce qu’il essayait de leur faire entendre et l’expliquèrentaux autres avec de grands cris de joie, dans ce langage presqueexclusivement composé de voyelles auquel Robert ne parvenait pas às’habituer.

Cette communication produisit le meilleureffet. Tout en conservant un reste de crainte, la multitude netarda pas à se calmer par degrés et recommença de manifester defaçon bruyante la joie que lui causaient les apprêtsculinaires.

Aouya et Eeeoys s’étaient rapprochés et, à lagrande surprise de Robert, le tiraient de nouveau par la main. Illes suivit et ils le menèrent d’abord à la case qu’ils lui avaientfait construire. Elle était déjà presque achevée et aussiconfortable dans sa simplicité qu’aucune des plus belles duvillage.

Les murailles, faites de briquettes d’argileentremêlées de branches, étaient fort épaisses et devaient offrirun abri suffisant contre le froid. La porte était remplacée par unrideau de jonc plaqué ; le sol était d’ardoise un peuraboteuse, mais à peu près droite, que recouvrait une natterouge.

Ce qui fit le plus de plaisir à Robert, ce futd’apercevoir une sorte de lit drapé d’une couverture de plumesd’outarde, à l’abri desquelles on devait être fort bien, surtout enhiver. Il y avait encore une foule de meubles et d’ustensiles, unbanc de bois et de rotin tressé, des plats et des cuillers dehêtre, des vases creusés dans la pierre, de longs couteaux de silexet d’autres armes primitives. Enfin des tranches de viande, deslégumes et des châtaignes d’eau étaient déposés dans un coin. Il yavait aussi une petite provision de sel, ce dont Robert futvéritablement charmé.

Mais il ne s’arrêta pas longtemps dans sanouvelle demeure. Après avoir remercié de son mieux ses nouveauxguides, il passa dans sa ceinture le plus long et le plus solidedes couteaux de pierre et prit en main une courte massue, trèspesante, qui devait sans doute être destinée à assommer les phoqueset les bœufs martiens, et il suivit ses hôtes qui l’entraînaient denouveau.

Ils le menèrent jusqu’à un temple semblable àcelui de l’Erloor, et leurs visages bénévoles exprimaientune certaine appréhension. Ils voulaient voir si, contre cetteseconde divinité, leur hôte se montrerait aussi courageux et aussirassuré.

Robert réprima un geste d’étonnement.

Il se trouvait en face d’un monstre hideux, àla fois long et trapu, monté sur six pattes très courtes qui seterminaient par de longues griffes recourbées et rouges, quiparurent à Robert spécialement construites pour creuser la terre.L’animal, exactement quoique grossièrement figuré, semblait tenir àla fois de l’insecte, du reptile et de la taupe. La face, d’unrouge brun comme le reste du corps, ne portait pas traced’yeux ; mais les dents étaient nombreuses et dépassaient labouche comme des défenses de sanglier. Le nez s’allongeait entrompe et se terminait par un ongle très dur, qui devait rendrel’approche de l’animal fort redoutable.

Robert demeura quelque temps silencieux etperplexe. Non qu’il fût effrayé, mais il cherchait à se rendrecompte de la nature de cet être inconnu, pendant que les deuxMartiens le guettaient, pleins d’angoisse. Il comprit qu’il nefallait pas donner le moindre signe de crainte, sans quoi tout sonprestige eût été compromis.

– Voilà, se dit-il en s’efforçant derire, un beau spécimen d’herbivores fouisseurs dans le genre de lataupe terrestre, mais parvenus à des dimensions géantes. Je connaismaintenant l’habile ouvrier qui a construit la tranchée qui afailli éteindre mon feu et je comprends pourquoi le sol des cabanesmartiennes est pavé d’une ardoise épaisse. Je ne m’étonne plus quela planète Mars soit sillonnée de canaux.

Tout en parlant, Robert avait empoigné l’idoleà bras le corps, l’avait jetée sans cérémonie à bas de sonpiédestal et la poussait à coups de pied hors du temple.

Il finit par savoir d’Eeeoys le nom que cemonstre portait dans la langue martienne. C’était leRoomboo.

– Eh bien ! s’écria-t-il gaiement,le Roomboo aura le sort de son camarade.

Et il traîna la hideuse image jusqu’au brasieroù elle ne tarda pas à se consumer comme l’autre.

Il constata avec une grande satisfaction queles Martiens, très choqués en apparence la première fois,paraissaient beaucoup moins émus de cette seconde exécution.Évidemment, malgré la lenteur de leur intelligence, ils avaientfini par comprendre.

Robert ne voulait pourtant pas laisser leuresprit s’appesantir plus longtemps sur les conséquences de son coupd’État.

Le moment du repas était proche et le festin,dont tout le monde se pourléchait déjà d’avance, vint faire uneheureuse diversion.

Rien n’était plus comique que la mine desMartiens en train de débrocher les viandes ; ils semblaientpartagés entre la joie de se chauffer et la crainte de se brûler,sans compter le souci de roussir leurs robes de plumes et lagourmandise qui leur faisait tirer la langue et aspirer avecdélices l’odeur du rôti.

Quand les victuailles, enfin retirées du feu,eurent été disposées sur les plats de bois, des hommes passèrentavec de grands couteaux de silex et divisèrent adroitement lespièces.

Robert, qui tenait surtout à garder sonascendant, n’attendit pas que le partage fut commencé ; ils’adjugea d’autorité le filet du bœuf, quelques ailes d’outarde etde canards, les macres les plus grosses et les mieux cuites etdisposa le tout sur un plat qu’il porta dans sa maison.

Il mangea seul, par politique, pour tenir sonrang, garder près de ses hôtes son caractère d’être exceptionnel etpresque divin, et il se félicita de l’énergie et de la présenced’esprit qu’il avait déployées.

Il mangea d’abord comme un ogre : lesjeûnes et les privations qu’il avait endurés pendant ces dernierstemps lui avaient laissé un terrible appétit. Il n’arrivait pas àse rassasier, il trouvait tout délicieux.

Au-dehors, il entendait le bruit des Martiensqui faisaient ripaille assis autour du feu et dévorant sigloutonnement qu’il entendait le claquement de leurs mâchoires.

Il se sentait fier comme un roi d’Espagned’avoir mangé seul ; des bouffées d’ambition lui montaient aucerveau.

– Ces bons Martiens ! s’écria-t-il,comme je vais leur apprendre des choses ! Cette semaine, jevais leur montrer à fabriquer de la poterie. Leur vaisselle est partrop défectueuse. Puis la menuiserie aura son tour : ils n’ontpas de tables… Plus tard, quand j’aurai trouvé des minerais de feret de cuivre dans les rochers – et pourquoi pas de l’or, du platineou du radium, je les initierai à la métallurgie. Ce sera une choseexquise que de reconstruire de toutes pièces une civilisation, derefaire, une à une, toutes les étapes qu’a parcourues la vieillehumanité.

Il fut troublé dans cette rêverie béate, parla présence de la petite Eeeoys, qui se trouvait à la porte de lacabane et lui souriait un peu tristement, avec un mélange detimidité et d’inquiétude. Elle le prit par la main et l’entraînaau-dehors ; d’un geste, elle lui montrait l’horizon où lesoleil descendait derrière un rideau de nuages empourprés ; del’autre, elle indiquait le feu dont l’ardeur était loin d’êtreaussi vive qu’une heure auparavant et qui ne lançait plus vers leciel que de minces volutes de fumée.

Robert eut le cœur serré en traversant levillage ; il apercevait des Martiens assis deux par deux surdes bancs, leurs plats de bois sur les genoux et tellement gorgésde nourriture qu’ils paraissaient incapables de remuer. Il frémiten songeant qu’avec la nuit, qui dans deux heures au plus seraitcomplète, les vampires Erloor, altérés de vengeance,allaient certainement s’abattre sur ces malheureux sansdéfense.

Il se reprocha amèrement la paresse et laflânerie auxquelles il s’était abandonné. Heureusement qu’il luirestait, à ce qu’il pensa, assez de temps encore pour faire desérieux préparatifs de défense.

Eeeoys le regardait toute peureuse etinstinctivement se rapprochait de lui, comme pour chercher saprotection et implorer son appui. Il fut touché jusqu’au fond ducœur par cette muette supplication et le sourire innocent dont elleaccueillit ses protestations, qu’elle écoutait bouche bée, ycroyant sans les comprendre, lui inspira une énergie toutenouvelle.

Son premier soin fut de fournir en abondancede nouveaux aliments à la flamme ; puis, avec l’aide d’Eeeoys,il réveilla les moins endormis des convives, entre autres levénérable Aouya qui, après avoir bâillé et éternué longuement,finit par se rendre compte de la gravité de la situation.

Il eut pourtant beaucoup de peine à se faireentendre d’eux. Dans leur naïveté, les Martiens se figuraient, à ceque Robert crut comprendre, que tout péril avait disparu pour euxavec la destruction des idoles. Eeeoys seule avait été plusclairvoyante et il lui sut beaucoup de gré de sa perspicacité.

Enfin, après une demi-heure de pantomimes etde pourparlers, la défense s’organisa. Un cercle de bûchers futdisposé tout autour du village et des tas de bois sec furententassés à proximité, de façon à ce que l’ardeur brillante de laflamme ne se ralentît pas un seul instant. De plus, chaque foyeravait été entouré de larges ardoises, de façon à déjouer autant quepossible les menées souterraines des Roomboo.

Robert installa des veilleurs auprès de chaquefeu et leur montra ce qu’ils avaient à faire : ne pass’endormir, ne pas laisser tomber la flamme.

Quand à lui-même, conscient de saresponsabilité, il s’était promis de ne pas fermer l’œil un seulinstant et de faire, d’heure en heure, des rondes de sûreté qui luipermettraient de gourmander les sentinelles inattentives et dedéjouer les stratagèmes de l’ennemi.

Pensant, avec raison, qu’il fallait choisir unposte d’observation bien central, Robert établit son quartiergénéral près du premier feu, au milieu de la petite place duvillage. De là, il pouvait tout voir et tout surveiller.

Eeeoys était étendue à quelque distance de luisur une natte et elle ne tarda pas à dormir d’un sommeilprofond.

Cependant, la nuit était venue. Phobos etDeïmos montaient à l’horizon, au milieu d’un radieux cortège denuages. Un a un, Martiens et Martiennes, réveillés de la torpeurpesante de la digestion, avaient regagné leurs cabanes. La flammedes brasiers montait toute droite dans l’air nocturne parfumé d’unebonne odeur d’herbes fraîches et se réfléchissait à l’infini dansl’eau des marécages, aussi calme et aussi pure qu’un miroir.

Tout présageait une nuit exempte d’alarmes etle village illuminé se détachait du sein des ténèbres, entouréd’une auréole éblouissante qui devait tenir en respect, jusqu’àl’aurore, les démons des ténèbres.

Robert fit une première ronde et constata avecsatisfaction que tout allait bien, les sentinelles paraissaientalertes et disposes et s’appelaient de quart d’heure en quartd’heure avec un cri guttural.

Une seconde et une troisième ronde achevèrentde donner au jeune homme une pleine confiance dans la vigilance desMartiens et il ne s’inquiéta pas de l’état du ciel qui s’étaitcomplètement voilé de nuages.

Il pouvait être minuit – suivant la manièreterrestre de mesurer le temps – lorsque Robert, un peu fatiguéd’une journée si bien remplie, alangui par la chaleur du feu, selaissa aller au sommeil et s’étendit sur une natte en se promettantde ne pas donner à sa sieste plus d’une heure ou deux.

Son sommeil fut agité et peuplé de cauchemarsincohérents.

Il rêva – ce qui lui arrivait fréquemmentdepuis quelque temps – que sa fiancée terrestre était venue lerejoindre en compagnie de son ami le naturaliste et qu’il leurfaisait partager sa royauté. Miss Alberte, devenue reine, avaitpris pour dame d’honneur la petite Eeeoys, son ami Pitcher étaitpremier ministre et le vénérable Aouya, désigné à ce poste pour songrand appétit, était surintendant du service dessubsistances ; quant aux terribles Erloor et à leursprobables alliés, les Roomboo, ils avaient été si bienmatés qu’on en avait fait des serviteurs extrêmement commodes.

Robert – toujours dans son rêve – faisaitautour de la planète de délicieuses promenades nocturnes, portédans une nacelle que traînaient à travers les airs une douzaine devampires, qu’il dirigeait avec un aiguillon acéré et dont les ailesde velours glissaient avec un doux bruissement au-dessus des forêtset des lacs.

Porté par ces coursiers miraculeux, ilpoussait même une pointe jusqu’aux satellites de Mars, Phobos etDeïmos, ces deux lunes minuscules signalées pour la première foisaux terrestres, en 1877, par l’astronome Asapp Hall et dont l’unen’a que douze et l’autre dix kilomètres de diamètre.

Puis, son rêve se poursuivant, avec unelogique singulière, il se voyait de retour sur la terre, avec unbagage considérable ; cartes, minéraux, pierres précieuses,animaux qui faisaient l’admiration de tous les savants. Tous lespotentats de l’Europe lui adressaient des lettres de félicitationset il avait l’insigne honneur d’être présenté à l’Académie Royalede Londres et à l’Académie des Sciences de Paris.

Mais, quand il pénétrait dans la salle desséances de cette célèbre assemblée, il était étonné de n’apercevoirqu’une grande caverne sombre où des centaines d’Erloorvoletaient avec un bruit d’ailes assourdissant et tournoyaientautour de lui en dardant vers son visage leurs prunellesphosphorescentes…

Il ouvrit les yeux, la sueur de l’angoisse aufront. Il allait retomber, épuisé de fatigue, lorsqu’un cridéchirant le réveilla tout à fait…

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