Le Prisonnier de la planète Mars

Chapitre 10BATAILLE NOCTURNE

 

Robert s’était dressé, plein d’épouvante.L’accent déchirant de ce cri d’appel, vite étouffé en une espèce derâle, ne lui laissa aucun doute. Un des gardiens du feu étaitattaqué, peut-être déjà assassiné. Le jeune homme se précipita entoute hâte dans la direction d’où était partie cette plaintedésespérée. Il ne prit que le temps de saisir son grand couteau depierre et sa massue.

C’était tout au bout du village, en pleinmarais. Le long du chemin, il bouscula des Martiens quiapparaissaient, terrifiés, au seuil de leurs cahutes. Lesmalheureux devaient sans doute connaître de longue date lasignification de ce hurlement d’agonie, car ils tremblaient de tousleurs membres et leurs bons visages roses étaient devenus blêmes etdécolorés. Ils devaient sans doute se repentir amèrement d’avoirplacé leur confiance dans l’étranger qui leur avait apporté le feuet qui avait détruit leurs idoles.

Cette pensée inspira à Robert un véritableremords : il se reprocha, comme une lâcheté indigne de lui, lafaiblesse dont il s’était rendu coupable en s’abandonnant ausommeil.

Mais quelle ne fut pas sa douleur, en arrivantau bord de l’eau, de trouver le foyer presque éteint et lesgardiens en fuite. Il se retourna : à deux pas de lui, unmalheureux Martien, saisi par le milieu du corps entre les pattespuissantes d’une bête dissimulée sous les herbailles (sans doute leRoomboo, la taupe géante aquatique et fouisseuse), sedébattait et s’accrochait aux osiers de la rive avec une énergieterrible. C’était lui qui, frappé par l’animal au milieu de sonpremier sommeil, avait poussé le terrible cri qui avait réveilléRobert.

Dans l’ombre, mais à distance respectueuse dufeu, Robert vit briller comme des lucioles les myriades d’yeuxphosphorescents d’une troupe d’Erloor aux aguets dans lesroseaux.

Il n’y avait pas une minute à perdre. D’uncoup de massue il atteignit le Roomboo derrière la tête etle monstre lâcha prise aussitôt, étourdi par le choc. Sans luilaisser le temps de reprendre haleine, Robert lui enfonça entre lesépaules son couteau de pierre.

La bête eut un meuglement d’agonie, battit lafange de ses six pattes, vomit en hoquetant des flots de sang noiret finalement demeura immobile.

Quant au Martien, il avait prudemment faitretraite du côté du feu sur lequel il jetait des brassées de bois,d’un geste précipité et craintif.

Décidé à tirer de sa victoire le plus grandprofit moral qu’il pourrait, Robert tira à terre le cadavre duRoomboo et le traîna près du feu.

C’était un animal superbe, avec ses pattes àla fois palmées pour nager et griffues pour creuser, ses défensesd’un ivoire très blanc et son pelage d’une fourrure épaisse etserrée qui rappelait celle des loutres de mer.

En présence du Martien plein de respect, ilposa le pied sur le monstre et fit signe d’amener d’autres Martiensqui fussent témoins de son triomphe.

Bientôt, il y en eut une vingtaine, groupés encercle avec des mines étonnées et peureuses.

Pour leur apprendre à ne rien craindredésormais des Roomboo et à, les considérer comme un gibierordinaire, Robert incisa la peau, écorcha en partie l’animal dontil détacha une des cuisses qu’il mit à rôtir sur les charbons.

Cette façon d’agir produisit beaucoup d’effetsur les spectateurs. Entraîné par la puissance de l’exemple, chacunse mit à l’œuvre. En un clin d’œil, le cadavre du Roomboofut dépouillé et dépecé.

Les Martiens dansèrent joyeusement autour dubrasier en humant l’odeur de la chair grillée.

En se retournant, Robert aperçut près de luila petite Eeeoys qui le regardait en souriant. Elle s’était levéelorsqu’il s’était réveillé et l’avait suivi tout doucement. Il futému de cette gentillesse et de cette fidélité presque animale etrécompensa la jeune fille par le don succulent d’une des cuisses duRoomboo qu’elle se mit à dévorer.

Lui-même en mangea avec plaisir. C’était uneviande très saignante, très rouge, un peu dure, mais sans aucungoût huileux, comme il l’avait redouté tout d’abord.

Le village entier était plein d’animation. Detous côtés, on jetait du combustible sur les brasiers. Les femmeset les enfants, simplement vêtus de leur pagne d’écorce qui leurtenait lieu de chemise de nuit, défilaient lentement devant ladépouille du Roomboo, Beaucoup s’agenouillaient devantRobert et quelques-uns lui embrassaient les pieds avec respect.

Pour frapper tout à fait leur imagination,Robert envoya Eeeoys chercher son arc et ses flèches et, devant lafoule attentive, il attacha à l’extrémité d’une des flèches untison incandescent et banda son arc du côté où les yeux desvampires phosphoraient dans les ténèbres, comme un essaim delucioles. La flèche partit en sifflant au milieu du silencerecueilli des spectateurs. Robert avait dû toucher juste, car il yeut dans le camp des Erloor des cris aigus, un piaulementdéchirant suivi d’une rumeur sourde et plaintive et toute lapléiade des yeux luisants se dissipa dans la nuit avec des huéesdiscordantes où Robert cru discerner des supplications et desmenaces proférées dans une langue inconnue.

À ce moment, le foyer grésilla en lançant unecolonne de vapeur et de fumée. La mine souterraine desRoomboo venait d’aboutir.

Mais, cette fois, Robert était prévenu. Ilrepoussa les charbons vers un point plus élevé et plus sec et, avecdes fascines brillantes, il illumina toute l’étendue des eaux.Quand le mineur aquatique débusqua de son tunnel, il le frappad’abord de sa massue, puis de son couteau de pierre, et ce fut uneseconde victime que les gens du pays eurent à écorcher et àdépecer.

Ce fut alors seulement que Robert fut frappéde l’anatomie étrange des Roomboo. L’animal était aplativers le centre, comme certains reptiles. Les pattes au nombre desix étaient surtout extraordinaires.

Celles de devant, très longues, très acérées,avaient des griffes d’ivoire si fortes qu’elles devaient enquelques minutes déblayer le terrain le plus caillouteux. Laseconde paire, courte et presque réduite à rien, était formée delarges membranes où les griffes ne persistaient plus que comme uneindication du plan général et qui devait servir à l’animal aveugleà trouver un point d’appui dans les eaux lourdes et dans la bouedes fondrières.

Ces pattes, presque des nageoires, s’élevaientà la naissance des côtes. De là, l’épine dorsale s’incurvait, lataille se rétrécissait comme celle d’une guêpe et le corps seterminait par une croupe formidable, avec des jambesdisproportionnées, armées de griffes tournées en sens contraire etqui devaient servir à l’animal à se dégager des éboulements ou àcompléter le travail des pattes antérieures.

La face du monstre était effroyable, horrible,sans yeux, avec une corne sur le nez, des semblants d’oreilles etune gueule sans expression ornée de défenses d’un ivoire plusmassif et plus dur que celui de l’éléphant.

En somme, à ce que nota Robert, ce monstre,long d’environ deux mètres, devait être redoutable. Grâce à sataille flexible, il pouvait se mettre en boule et s’élancer commeun tigre. Avec ses pattes palmées et ses griffes, il pouvait vivreaussi bien dans l’eau que sous terre. Aveugle et aussi bien arméque le rhinocéros, il ne se laissait guider que par son odorat etne devait reculer devant rien, précisément parce qu’il ne voyaitrien. Enfin, sa denture permettait de constater qu’il pouvait senourrir indifféremment de la chair des animaux et des reptilesqu’il pouvait attraper à la nage, ou de la racine des végétauxqu’il rencontrait en creusant ses galeries.

Robert, qui depuis quelque temps, avait prisl’habitude de ne douter de rien, se promit de vendre chèrement plustard, au directeur du jardin d’Acclimatation, un spécimen de cettetaupe phénoménale, que les plus notables d’entre les Martiensétaient en train de déchiqueter sous ses yeux, avec des grognementsde réjouissance.

Le village prenait un air de fête, avecl’illumination des brasiers. C’était une sorte de Quatorze Juilletnocturne. Les Martiens rentraient chez eux, emportant chacun unmorceau du Roomboo, en hurlant des chansons gutturales quidevaient être un hymne de triomphe. Après s’être révélés commeassez peureux pendant la catastrophe, ils se montrèrent insolentspendant le succès.

Peu à peu, ils se retirèrent dans leurscabanes et Robert demeura seul près de son feu central, aux côtésde la petite Eeeoys qui, abattue par l’insomnie, s’était de nouveauallongée sur sa natte.

Robert, lui, ne dormait pas. Loin d’avoir étégrisé par son récent triomphe, il se rendait maintenant un compteexact des périls qui l’environnaient. Le sentiment de saresponsabilité l’épouvantait, et il songeait avec effroi qu’il eûtsuffi d’une forte pluie pour éteindre ses feux et livrer le villagetout entier à la rapacité des vampires.

Il était inquiet, nerveux, agité, et le calmed’Eeeoys, qui dormait en souriant sur sa natte, ne parvenait pas àlui rendre sa tranquillité.

Avec quelle impatience ne guettait-il pas lespremières blancheurs de l’aube libératrice.

Plusieurs fois, la massue en main, le couteaude pierre à la ceinture, il fit le tour du village, réveillant lesgardiens qui s’endormaient, jetant du bois sur les feux, inspectantles alentours, plus préoccupé certes que ne le dut être Napoléon laveille de la bataille d’Austerlitz.

Les nuages s’étaient épaissis. La flamme desbûchers paraissait maintenant toute rouge et le silence n’étaitplus troublé que par les cris lugubres des oiseaux de nuit quisemblaient crier « Malheur ! Malheur ! » avecdes voix croassantes.

Il alla se rasseoir près de son feu et, là, ilconstata des phénomènes inquiétants. Une sorte de pluie très fine,comme si l’on eût jeté du gravier à petites poignées silencieuses,tombait sur le feu qui, déjà, était recouvert d’une taieblanchâtre.

Il leva les yeux. Très haut, une tache plussombre se détachait sur le ciel noir et de ce point perdu presquedans les nuages tombait une pluie de sable rouge et humide. Celaavait commencé imperceptiblement, par menues poignées, puis celas’était accentué et c’était maintenant une vraie averse de sablequi croulait sur le feu et qui menaçait de l’éteindre.

Que faire ? Les Erloor étaient,hors de portée. Il les voyait descendre par bandes en tournoyantautour du village, puis remonter, sans doute chargés de nouveauxprojectiles.

Ce qui l’effrayait, c’était la sagacité aveclaquelle les vampires l’avaient choisi, au lieu de s’attaquer auxveilleurs des autres feux dont ils auraient eu raison beaucoup plusfacilement. Il voyait le moment où son foyer allait êtrelittéralement enfoui sous un amas pulvérulent.

Déjà, il avait dû réveiller la petite Eeeoysqui courait sans cela le risque d’être enterrée vive et étoufféesous la diabolique pluie.

Robert se désespérait. Il comprenait qu’aprèsavoir éteint ce feu-là, les vampires s’attaqueraient à un autre, etlorsque le village entier serait plongé dans les ténèbres ilsferaient leur proie des malheureux Martiens démoralisés, incapablesde se défendre.

– Il ne sera pourtant pas dit,s’écria-t-il avec rage, que j’aurai eu le dessous dans lalutte !

Il ne savait qu’imaginer. Il avait beaunettoyer les tisons, les raviver de son souffle, la trombe de sablecontinuait à se déverser, inexorable et lente.

Il prit son arc et ses flèches et, de toute lapuissance de ses muscles, décuplée par la moindre attraction, illança des brandons enflammés vers le sinistre nuage.

Cette tactique eut d’abord un certain succèset produisit quelque désordre dans les rangs des assaillants. Lesable tomba avec moins de régularité et quelques Erloor,épouvantés de la proximité de ces torches ailées que Robert leurdécochait sans interruption, s’enfuirent en poussant des crisaigus. Mais ils ne tardèrent pas à revenir à la charge, animésd’une nouvelle ardeur.

Tout ce que Robert y gagna, ce fut de voir laphalange des vampires s’élever jusqu’à une hauteur inaccessible,d’où la pluie sableuse continuait à poudroyer. Il ne savait à quoise résoudre, lorsque Eeeoys, qui se tenait peureusement serréecontre lui, eut une inspiration heureuse.

La veille au soir, les Martiens avaientcommencé à entourer le feu d’une palissade.

Eeeoys fit comprendre par des gestes queRobert devait disposer sur les pieux une toiture horizontale. Ils’empressa de mettre cette idée à exécution et, bientôt, le foyerfut recouvert de branches solides et de mottes de gazon ; laflamme ne parviendrait que lentement à percer cette carapace et ily avait, de cette façon, bien des chances d’atteindre le jour et detenir les Erloor en respect jusqu’à l’apparition desrayons libérateurs de l’astre solaire.

Cet expédient, qui réussit pleinement, inspiraà Robert un autre stratagème qui, en cas de succès, devait amenerune victoire décisive.

Tout en ayant soin de ménager quelques évents,il s’occupa activement à cacher, avec des nattes et du gazon, lalueur de son feu, puis il s’étendit un peu plus loin, comme accabléde sommeil à côté d’Eeeoys,. mais en ayant soin de garder à portéede sa main son couteau et sa massue.

Comme il l’avait prévu, les Erloor,fatigués d’avoir fixé pendant une partie de la nuit l’éclat desbrasiers, ne pouvaient se rendre un compte exact de sesmouvements.

Sa ruse eut un plein succès.

Il vit la troupe des vampires descendrelentement et les plus hardis s’abattre brusquement sur le sol et ilentendit le bruit mou de leurs ailes.

Près de lui, Eeeoys tremblait comme la feuilleet, la face collée contre terre, n’osait risquer le moindremouvement.

Robert sentait son cœur battre à coupsprécipités ; mais il eut le courage d’attendre que les mainsfroides des Erloor vinssent frôler son visage.

Alors, il se dressa tout à coup, arracha lesnattes qui voilaient la flamme et tomba à coup de massue sur lesvampires aveuglés, surpris et tellement épouvantés que leurs facespâles devenaient grises de terreur. Les misérables monstres, dontla pupille ne se dilatait qu’en pleines ténèbres, trébuchaient dansla flamme, criaient, se débattaient, et Robert, inexorable, lesfrappait de sa massue.

Avec une intelligence qui le surprit, Eeeoysjetait des brassées de bois sur le feu et la flamme monta bientôten une colonne livide qui éclairait un vrai champ de carnage, unhideux égorgement de bêtes grises, râlant dans le sang et dans lapoussière.

Quelques-unes suppliaient même Robert avec deslarmes et des gestes presque humains. Il détournait la tête, pleinde dégoût pour cette boucherie.

Les Martiens, réveillés par l’aveuglanteclarté, étaient sortis de leurs demeures ; après un momentd’hésitation, ils avaient poussé une clameur de vengeance ets’étaient précipités, leurs couteaux de pierre à la main, égorgeanttoutes les victimes que la massue avait étourdies.

Des ruisseaux de sang coulaient et lesvampires, hypnotisés par la flamme qui incendiait maintenantjusqu’aux palissades, dégringolaient d’eux-mêmes, comme despapillons de nuit fascinés par une lampe, jusqu’au milieu descharbons ardents où ils étaient exterminés.

L’aube pluvieuse éclaira un champ de bataillecouvert de morts et de blessés. Les vampires avaient éprouvé uneterrible défaite, c’était par centaines que leurs corpss’entassaient autour du feu que le sang menaçait d’éteindre.

Robert fut étonné de voir les paisiblesMartiens montrer une férocité dont il les eût crus incapables. Illes excusa en songeant qu’ils avaient sans doute à venger dessiècles de tyrannie.

Tranquillement, ils se partageaient lescadavres et les emportaient pour les faire rôtir et les joindre àleurs provisions de bouche. Les Erloor qui montraientencore un restant de vie étaient assommés sans miséricorde.

Robert eut beaucoup de peine à sauver la vie àun de ces êtres étranges qui n’avait reçu qu’une blessure légère àl’aile et qui se débattait pitoyablement sur le sol, comme unegrande chauve-souris humaine. Eeeoys avait déjà levé la massue pourlui fendre le crâne, lorsque Robert s’interposa en faisantcomprendre d’un geste sans réplique que le vaincu était sapropriété et sa part de butin.

Il garrotta solidement sa capture avec desliens d’écorce de saule et l’emmena jusqu’à sa cabane où, dansl’obscurité, l’Erloor parut se rassurer un peu. Robertl’avait déposé sur une natte et avait mis à sa portée des racineset de la viande, et L’Erloor refusa de toucher à cesaliments demeura immobile, accroupi et plein d’épouvante pendanttrès longtemps, puis il essaya de grimper le long des murs, proférades gémissements, ses yeux clignotaient et il frissonnait de tousses membres, en s’étirant dans ses liens comme un loup pris aupiège.

La lumière, surtout, semblait lui causer uneffroyable malaise. Si Robert ouvrait la porte, il battaitnerveusement l’air de ses ailes grises, grattant les murs de sesmains, et se mettait à gémir avec de petits cris aigus.

Robert pensa que cet être serait difficile àapprivoiser et il se promit d’y apporter tout son soin. C’estseulement grâce aux Erloor, pensait-il, qu’il pourraitconnaître tous les secrets de la planète.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer