Le Prisonnier de la planète Mars

Chapitre 4LA BÊTE BLANCHE

 

Réveillé au bout de quelques heures, Robertentreprit une exploration dans le voisinage de son feu, quoiqu’ilfît encore nuit. Au bout d’une centaine de pas, il se retrouva toutà coup au bord de la mer ; une baie profonde s’avançait commel’embouchure d’un fleuve dans l’intérieur des terres. Le sablerougeâtre, violacé dans certains endroits, était semé decoquillages pourpres ou roses, orangés ou jaunes ;quelques-uns, mais ils étaient en petit nombre, étaient d’un beaubleu d’azur.

Il trouva les débris d’un crustacé de grandesdimensions dont la structure bizarre le retint.

Le corps, plus large que long, couvert d’unecarapace imbriquée, était presque aussi gros que celui d’unhomme ; les pattes très courtes, hors de proportion avec lecorps, ayant à peine quelques centimètres de long, ne devaientpermettre à l’animal que d’avancer avec une extrême lenteur ;en revanche, deux antennes armées de redoutables pincess’allongeaient comme des bras démesurés.

C’était un animal exclusivement créé pour ladéfensive, fait pour vivre dans quelque crevasse de rocher, maissans doute terrible si on venait l’attaquer.

Robert cassa une des pinces, autant pour laconserver à titre de curiosité que pour s’en faire une arme en casde besoin.

Il continua son chemin, sous la magique lueurdes deux lunes qui faisait littéralement le paysage rouge etrose.

Il s’amusa, ainsi qu’il l’avait fait souventsur les plages terrestres, à pêcher des coquillages dont laprésence lui était signalée dans le sable par de petits trous d’uneforme régulière.

Il captura ainsi des bivalves triangulairesgros comme des huîtres et qu’on eût dit formés de deux petitstricornes de pierre.

Il les trouva délicieux.

Il venait d’arriver près d’une mare d’eauclaire très peu profonde, lorsqu’il lui sembla y voir nager unesorte de poulpe de petites dimensions, mais aux tentaculesinnombrables, guère plus gros chacun qu’un lombric ou ver de terreordinaire.

Il étendit la main.

L’animal avait déjà disparu, s’était sansdoute enfoui dans le sol sans laisser aucune trace. Près de là, lesable était à peine humide.

Robert remarqua une sorte de rosace forméed’une infinité de petits trous, comparable à l’empreinte quepourrait laisser sur l’arène le dessous d’une grande passoire.

Il présuma aussitôt l’existence de quelquefantastique coquillage.

Armé de la pince du crabe géant, il commença àfouiller le sable.

Bientôt, il eut mis à découvert un long verblanc à tête rouge, puis un second, puis un troisième ; chaquetrou correspondait à un ver ; mais tous les efforts qu’il fitpour les arracher de leur cachette demeurèrent inutiles.

L’ingénieur se perdait en conjectures ;il se demandait s’il ne se trouvait pas en présence d’animauxmarins vivant en colonie comme certains insectes.

Il avait cessé de fouiller le sol : aumoment où il y pensait le moins, tous les vers qu’il avait exhumésdisparurent d’un seul coup.

Instantanément, le sable s’était refermé sureux, avait repris sa surface plane, criblé de petits trous quid’instant en instant diminuaient.

– Voilà qui est étrange ! s’écria lejeune homme.

« Il faut que j’aie la clef de cemystère !

Et, s’armant d’une grande coquille en guise debêche, il recommença à creuser.

Ce fut d’abord en pure perte.

À mesure qu’il avançait dans son travail, lestrous devenus minuscules disparaissaient tout à fait ; à sagrande surprise, il n’apercevait plus aucun des vers blancs à têterouge.

Le trou devenait profond et était envahi peu àpeu par les infiltrations de l’eau.

Mais, tout à coup, il se fit un bouillonnementsouterrain.

Des milliers de vers surgirent, groupés en unbouquet comparable à un gros buisson de corail blanc et rose.

Cette masse grouillante éclatait de refletsirisés comme l’opale ou la nacre, chatoyait sous le regard.

Robert s’était instinctivement reculé.

Soudain, avec une rapidité déconcertante, uneforme bondit et sautela sur le sable.

Robert demeura frappé d’épouvante.

Le monstre qu’il apercevait dépassait enhorreur les plus extravagants cauchemars.

Que l’on se figure l’apparence grossière d’unvisage humain qu’on eût façonné dans une gélatine transparente etvisqueuse.

Les yeux sans paupières avaient le regardterne et glacial des pieuvres ; mais le nez, aux ailesfrissonnantes, la bouche énorme, munie de dents noires, avait uneexpression de férocité mélancolique et de tristessedédaigneuse.

Cette face fantastique était entourée danstoutes les directions par des milliers de tentacules blancs quel’ingénieur avait d’abord pris pour des vers marins.

Le jeune homme se sentait plus épouvanté ques’il se fût trouvé en face d’un lion ou d’un tigre.

Cet être inanalysable évoquait une créationarrêtée au stade des mollusques et arrivée à une hideuse ébauchequi eût tenu le milieu entre l’homme et le poulpe.

C’était pour lui une extraordinairerévélation ; il en oubliait le danger réel auquel il étaitexposé.

– L’intelligence que nous possédons,songeât-il, n’a pas été forcément spécialisée dans l’ordre desmammifères dont l’homme est le suprême fleuron !

Et il eut une effarante vision de planètespeuplée par des hommes-plantes, des hommes-insectes et deshommes-reptiles, égalant, dépassant même la puissanceintellectuelle que nous avons atteinte.

Pourquoi cela ne serait-il pas ?

Même sur le globe terrestre, certains animaux,comme par exemple l’éléphant, approchent de l’intelligencehumaine.

Peut-être ne leur a-t-il manqué qu’uninstrument plus commode, la main, des milieux mieux adaptés, descirconstances d’évolution plus heureuses pour tenir un rang égal aunôtre.

Robert avait toujours pensé d’ailleurs que,par le seul fait que notre cerveau peut les former, toutes lesconceptions de notre intellect, même les plus folles, existentquelque part.

Toute création de notre imagination, touteaffirmation de notre raison répondent à une réalité.

La négation seule ne répond à rien et ilexiste certainement un lieu psychologique où tout ce qui estaffirmatif et créateur se complète et se concilie, quoique enapparence contradictoire.

Robert demeurait perdu dans ses pensées,lorsque son attention fut brusquement rappelée vers son étrangeadversaire.

Maintenant le céphalopode humain s’étalait surle sable comme un disque aplati ; il ressemblait à ces naïvesreprésentations du soleil où l’on voit une figure d’homme entouréede rayons.

Puis comme il avait changé de forme, ilchangea de couleur, il devint de la même teinte rougeâtre que lesable avec lequel il se confondait presque.

Comme les poulpes et comme d’autresmimétistes, il possédait la faculté de prendre la couleur desobjets environnants ; comme le caméléon, il passaitsuccessivement par toutes les nuances.

Enfin, son aspect se modifiant encore, c’étaitmaintenant une masse informe et gélatineuse comme un baquet decolle de pâte avariée que l’on eût renversé là, toute apparence devisage humain avait disparu.

Robert Darvel était revenu de sa premièrefrayeur. Il se disposait à s’éloigner, lorsque le monstre se dressatout à coup, le comblant de stupeur par une troisièmetransformation.

Maintenant, c’était une roue qui parcourait lesable avec une vertigineuse vitesse ; les longs tentaculesblancs étaient animés d’un mouvement si rapide qu’ils paraissaientrectilignes.

Au centre, la face hideusement gonfléericanait férocement, la lèvre à la fois pendante et crispée par unefureur diabolique.

Elle avait encore changé de couleur, elleparaissait d’un rouge de sang au milieu duquel les globesblanchâtres et protubérants des yeux étaient effrayants.

En voyant cette course rapide sur le sable,Robert s’était d’abord figuré que le céphalopode, effrayé de saprésence, se dérobait par la fuite, allait chercher plus loin unautre trou pour se cacher ; il n’en fut rien.

Il s’aperçut bientôt que le monstre, après unénorme circuit, revenait sur ses pas, toujours sous sa fantastiqueforme de roue vivante, et décrivait autour de lui une série decercles sans cesse rapetissés.

Évidemment, conclut-il, c’est la tactique quecette pieuvre martienne doit employer d’ordinaire envers saproie ; elle doit la fasciner, l’éblouir, l’hypnotiser enquelque sorte par ses virevoltes et ses perpétuels changements decouleur et de forme ; mais je n’attendrai pas qu’elle s’élancesur moi.

Et Robert se remit en marche dans la directiondu rivage où s’élevait la forêt rouge que nous avons essayé dedécrire.

Mais à sa grande surprise d’abord, à sa grandeterreur ensuite, le céphalopode, tout en continuant à tournoyeravec une rapidité vertigineuse, trouvait le moyen de se placertoujours entre lui et le rivage et il s’apercevait que, quoi qu’ilfit, son regard était invinciblement attiré par cette masseondoyante qui, sans cesser son mouvement giratoire, changeaitcontinuellement de couleur et d’aspect, prenant au reflet de lalune des luisantes de pierre précieuse, pour redevenir tout à coupun haillon qui serait emporté par un tourbillon furieux.

Malgré tous ses efforts, il subissait lafascination.

Il ne pouvait s’empêcher de suivre dans sonmouvement rapide cette face abjecte et pourtant étonnamment humaineet ces yeux glauques et larges qui, par instants, jetaient deslueurs de phosphore.

Il sentait ses yeux se fatiguer ; unvertige s’emparait de lui, sa marche se faisait moins sûre et,chaque fois qu’il se trouvait rapproché du monstre, il faisaitinvolontairement quelques pas vers la droite ou vers la gauche.

Non seulement il n’avançait pas, mais il ne serendait pas compte qu’il était peu à peu entraîné dans unedirection opposée à celle par laquelle il était venu et où les eauxformaient une sorte de marécage marin couvert d’algues et de débrisorganiques de toutes sortes.

À la fin, pourtant, il eut une révolte.

– Si je ne m’arrache pas à ce prestige,murmura-t-il, je suis perdu ! Sans doute cet être doit êtreavide d’une proie nouvelle, il compte sans doute me tenir déjàenlisé d’une gluante étreinte et boire mon sang par les milliers deventouses qui terminent ses tentacules ; mais il n’en sera pasainsi !

« Ce poulpe humain ne doit pas êtreconstitué différemment de ses congénères terrestres.

« Nous allons voir !

Robert Darvel saisit d’une main ferme la pincedu crabe géant dont il s’était armé et il marcha droit aucéphalopode.

Celui-ci prit la fuite et continua sesévolutions, peut-être dans l’espoir que Robert le poursuivrait etqu’il pourrait ainsi l’attirer plus avant du côté de la mer ;mais le jeune homme n’en fit rien.

Il continua cette fois à avancer en droiteligne vers la terre ferme, sans paraître se préoccuper davantage deson ennemi.

Celui-ci se rapprocha alors, comme pour luioffrir le combat ; mais en se tenant cependant hors de laportée de la massue.

Robert était tout entier occupé à suivre cettenouvelle tactique, lorsqu’il ressentit à la jambe une douleuraiguë. D’un geste instinctif, il se baissa et y porta la main.

Il reconnut alors avec horreur qu’une autrepieuvre, cachée dans le sable celle-là, sans doute associée àl’autre dans la chasse, avait déjà entortillé quelques-uns de sestentacules autour de sa jambe et commençait à lui aspirer lesang.

Il se vit perdu, dévoré sans gloire par leshideuses bêtes, dans ce marécage sablonneux. Une fureur lereprit.

De sa masse improvisée, il se mit à frappercomme un forcené sur la pieuvre à demi enterrée dans le sable,tranchant par douzaines les tentacules dont les suçoirs essayaientde se fixer sur sa chair.

Tout entier à cette lutte, il avait oublié sonpremier assaillant.

Il venait à grand-peine de dégager sajambe.

Il se redressait.

Tout à coup, un inexprimable cri d’angoisses’échappa de sa poitrine ; un poids accablant venait tout àcoup de tomber sur ses épaules ; il se sentait enveloppé commed’un manteau de chair molle et gluante.

Puis, c’était comme un fourmillement de bêtesgrouillant sur son visage et son cou, lui causant par leurviscosité glaciale une impression d’une répugnante horreur.

On l’a deviné, c’était la première pieuvre quiavait si longtemps tourné autour de lui et qui venait enfin des’élancer sur sa proie.

Elle avait profité de la diversion apportéepar l’attaque de la seconde et sans doute concertée d’avance.

Tout le sang de Robert reflua vers son cœur,il dut se raidir avec une incroyable force de volonté pour ne pastomber en défaillance. Il sentait les lèvres flasques du monstre seposer sur son crâne, pendant que les milliers de suçoirs sepromenaient sur sa chair, sans doute pour chercher la place desveines et artères, avant de s’y poser.

Il était écrasé par le poids accablant del’immonde bête.

Ses jambes fléchissaient.

Une affreuse odeur, fade et saumâtre à lafois, montait à ses narines et lui soulevait le cœur jusqu’à lanausée ; pourtant, il se débattit avec la furie dudésespoir.

Il se secouait, il griffait de ses ongles lamasse gélatineuse dont il sentait le liquide couler sur sesdoigts.

Il avait beau faire.

D’instant en instant, les suçoirs se fixaientsur son cou, sur ses joues et il sentait ses forces s’épuiser.

Affolé, il se mit à courir éperdument dans ladirection de la terre ferme ; mais le monstre ne le lâcha paspour cela : il le tenait et le tenait bien.

Pour comble de malheur, le pied de Robert butacontre une pointe de rocher, il perdit l’équilibre et tomba tout deson long.

C’en était fait de lui.

Sa vie s’échappait goutte à goutte, aspiréepar des milliers de bouches dévoratrices…

Robert Darvel perdit connaissance…

Quand il revint à lui, il se sentait d’uneextrême faiblesse.

Il était hébété, endolori comme au sortir d’unsommeil causé par un narcotique, puis il ressentait au cou et auvisage de douloureux picotements comme si, pendant sonévanouissement, il eût été piqué par des milliers demoustiques ; en même temps, il avait la sensation d’êtrebarbouillé de quelque chose de visqueux et de tenace comme de laglu.

Il se dressa avec effort sur son séant etregarda.

Mais ce qu’il vit le rendit immédiatement àl’horreur de sa situation.

À quelques pas de lui, le hideux céphalopode,dont il avait failli être victime, se tortillait désespérément dansles spasmes de l’agonie, sous l’étreinte d’un être que Robert pritd’abord pour un oiseau gigantesque, mais qui lui parut ensuiteavoir plus de ressemblance avec une grande chauve-souris.

Le jeune homme devina bien vite ce qui s’étaitpassé.

Pendant que la pieuvre était occupée à ledévorer, elle avait été surprise à son tour par un ennemi sansdoute friand de sa chair, comme sont sur notre terre les albatroset les goélands qui se repaissent volontiers des seiches et desencornets oubliés par la vague.

Un instant de réflexion fit comprendre àRobert qu’il n’avait pour son compte rien de bon à attendre d’untel sauveteur.

Réunissant ses forces et son courage et sansmême avoir la curiosité de se retourner derrière lui, il regagnapéniblement la terre ferme et alla s’étendre, accablé, sur un bancde mousse protégé par le tronc gigantesque d’un vieux hêtre rouge,à proximité du brasier qu’il avait allumé.

Il tomba aussitôt dans un sommeil accablant etprofond comme la mort.

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