Le Tour d’écrou

X

Et j’attendis. J’attendis, et les jours, enpassant, emportaient un peu de ma consternation. De fait, un trèspetit nombre de ces jours – pendant lesquels je ne quittai pas mesélèves de vue, et qui furent d’ailleurs dépourvus d’incidents –suffirent pour passer sur les rêveries amères, et même sur lesodieux souvenirs, comme un coup d’éponge. J’ai parlé de lafascination de leur extraordinaire grâce enfantine comme d’unsentiment auquel je me sentais intimement sollicitée dem’abandonner, et l’on peut croire si je négligeai d’aller quérir àcette source le baume désiré. Mon effort pour lutter contre lalumière qui se faisait dans mon cerveau était plus étrange que jene puis dire. Cependant la tension eût été plus grande encore si lesuccès ne l’eût pas si fréquemment récompensée. Je me demandaissouvent comment mes petits élèves ne devinaient pas que je pensaisd’eux de singulières choses ; le fait que ces singulièreschoses les rendaient plus intéressants encore ne m’aidait pas à lesconserver dans l’ignorance. Je tremblais qu’ils ne s’aperçussentcombien plus immensément intéressants ils étaient devenus. En toutcas, même en mettant les choses au pire, ainsi que je n’y étais quetrop encline, toute ombre jetée sur leur innocence – pauvrespetites créatures prédestinées ! – ne constituait qu’unenouvelle raison d’aller au-devant des responsabilités.

Il y avait des moments où, poussée par uneimpulsion irrésistible, je ne pouvais m’empêcher de les saisir etde les serrer dans mes bras ; et aussitôt, je songeais :« Que vont-ils penser ? Ne me suis-je pastrahie ? » Discuter jusqu’à quel point je pouvais melivrer ne m’entraînerait-il pas en de tristes et follescomplications ?

La vraie raison, je le sentais, des heures depaix que je goûtais encore, était que le charme personnel de mespetits camarades exerçait son ensorcellement, même s’il étaiteffleuré du soupçon d’hypocrisie. Car, s’il ne m’échappait pas queles brèves explosions de ma tendresse pouvaient, à l’occasion,exciter leurs soupçons, je me souviens aussi de m’être demandé s’iln’y avait pas quelque chose de singulier dans le développementindéniable de leurs propres démonstrations. Ils furent pour moi,pendant cette période, d’une tendresse extravagante etanormale ; ce n’était, après tout, me disais-je, que lagracieuse réplique d’enfants habitués tant à l’adoration qu’àl’admiration. Cet hommage, dont ils étaient si prodigues, eut lemême excellent effet sur ma nervosité que si jamais je ne les eusse– si j’ose dire – pris la main dans le sac. Jamais, je crois, ilsne m’avaient témoigné un tel désir de faire quelque chose pour leurpauvre protectrice : je veux dire, – bien qu’ils eussent deplus en plus de zèle pour leurs leçons, ce qui, naturellement, luiétait le plus sensible des plaisirs, – je veux dire leur ardeur àla distraire, à l’amuser, à lui préparer des surprises ; onlui faisait la lecture de certains passages, on lui racontait deshistoires, on lui jouait des charades, on sautait sur elle sousdivers déguisements, – animaux ou personnages historiques, – etpar-dessus tout, la surprenant par les « morceaux »secrètement appris par cœur qu’ils pouvaient réciterinterminablement. Je n’arriverais jamais – même si je me laissaisemporter par le flot de mes souvenirs – à reproduire le prodigieuxcommentaire secret dont j’accompagnais, à les faire déborder, lesheures déjà si pleines de notre vie commune. Dès le début, ilsavaient montré une facilité, une disposition à tout apprendre, qui,sous une impulsion nouvelle, produisait des fruits remarquables.Ils accomplissaient avec amour leurs tâches enfantines, ilss’amusaient – pour le plaisir d’exercer leur don – à de menusmiracles de mémoire que je ne leur aurais jamais imposés. Cen’était pas seulement des tigres ou des Romains qui surgissaientdevant moi, mais des personnages de Shakespeare, des astronomes,des navigateurs. Le cas était tellement particulier qu’ilcontribua, pour beaucoup sans doute, à me mettre dans un étatd’esprit que j’ai peine aujourd’hui à m’expliquer autrement. Jefais ici allusion à la quiétude anormale dans laquelle je laissaisdormir la question d’une nouvelle école pour Miles. Tout ce que jeme rappelle, en effet, à ce sujet, c’est que je me contentais, pourle moment, de laisser cette question de côté, et que cecontentement devait naître de l’impression produite en moi par sespreuves perpétuelles et frappantes d’intelligence ; il étaittrop doué, trop intelligent pour qu’une pauvre petite institutrice,une modeste fille de pasteur pût lui nuire : et le plusétrange, sinon le plus brillant des fils de la tapisserie mentaledont je viens de parler, était la sensation qui, si j’avais osél’analyser, se serait ainsi nettement formulée : il étaitsoumis à une influence qui agissait comme un ferment prodigieuxdans sa jeune vie spirituelle.

S’il était aisé d’admettre, cependant, qu’ungarçon comme celui-là pût retarder sans inconvénient son entréedans un collège, il était au moins aussi évident que le fait deflanquer à la porte un garçon comme celui-là constituait un mystèreinexplicable. J’ajoute que, dans leur société, – et j’avais soinmaintenant de ne presque jamais les quitter, – je ne pouvais suivrelongtemps aucune piste. Nous vivions dans un tourbillon de musique,de tendresse, de réussite et de représentations théâtrales. Lesdispositions musicales des deux enfants étaient des plusremarquables, mais l’aîné avait tout particulièrement le donmerveilleux de se rappeler et de répéter ce qu’il avait entendu. Lepiano de la salle d’études résonnait de mille fantastiquesimprovisations, et, à défaut de musique, c’était des conciliabulesdans les coins, puis l’un d’eux, au comble de l’animation,disparaissait pour revenir sous un aspect nouveau. J’avais eumoi-même des frères, et ce n’était pas une révélation pour moi quel’esclavage idolâtre des petites filles envers les petits garçons.Ce qui était plus surprenant, c’était qu’il y eût au monde ungarçon qui éprouvât tant de considération pour un âge, un sexe etune intelligence inférieurs. Ils étaient extraordinairement unis,et dire qu’ils ne se plaignaient jamais l’un de l’autre, ni ne sedisputaient, n’est que donner une louange bien grossière à leurexquise intimité. Quelquefois, peut-être, – quand je me laissaisaller à une défiance vulgaire, – je découvrais chez eux des tracesde petits complots grâce auxquels l’un me tenait occupée pendantque l’autre s’échappait. Dans toute diplomatie il y a, je suppose,un côté naïf, et si mes élèves se jouaient de moi, c’était sûrementavec le minimum de vilenie ; mais alors, ce fut dans l’autrerégion que la vilenie se manifesta.

Je vois bien que je m’attarde ; maisenfin il me faut faire mon horrible plongeon. En poursuivant lerécit de ce que je vis de hideux à Bly, non seulement je mets àl’épreuve les plus généreuses confiances, – de cela je me souciepeu, – mais (et ceci est autre chose) je renouvelle mon anciennesouffrance ; de nouveau, je suis jusqu’au bout la terribleroute. Il vint, soudainement, une heure après laquelle, quand jeregarde en arrière, tout me paraît n’avoir plus été quedouleur ; mais me voici enfin au cœur du drame, et, pourachever ma tâche, le mieux est, sans doute, de marcherfranchement.

Un soir, – rien ne vint m’avertir, rien ne meconduisit là, – un soir, de nouveau, je sentis passer sur moi cesouffle glacé du premier soir de mon arrivée. La sensation, lapremière fois, avait été beaucoup plus légère, et elle ne m’auraitsans doute laissé aucun souvenir, mon séjour postérieur n’eût-ilpas été si troublé. Je ne m’étais pas couchée : je lisais,assise, à la lueur de deux bougies. Il y avait à Bly une chambreentière remplie de vieux livres, parmi lesquels se trouvaientquelques romans du dix-huitième siècle. Assez célèbres pour queleur mauvaise réputation ne pût plus être mise en doute, ils nel’étaient pas assez cependant pour avoir pénétré, fût-ce sous laforme d’un exemplaire dépareillé, jusqu’à mon foyer écarté. Ilsavaient excité en moi une curiosité inavouée et juvénile. Je mesouviens que le livre que je tenais était l’Amelia de Fielding, etque j’étais tout à fait éveillée. Je me souviens aussi d’avoir euune vague idée qu’il était horriblement tard, et que je ne voulaispas interroger ma montre, et puis, je me représente encore lesrideaux blancs enveloppant, à la mode de ce temps-là, la tête dupetit lit de Flora, et protégeant, ainsi que je m’en étais déjàassurée, la parfaite tranquillité de son sommeil enfantin. En unmot, je me rappelle qu’en dépit du vif intérêt que je prenais à malecture, je me trouvai, comme je venais de tourner une page, avoirperdu subitement le fil de l’histoire, et fixant la porte de machambre, les yeux levés de dessus mon livre. Un instant, jedemeurai aux écoutes : cette vague sensation, éprouvée lapremière nuit, que quelque chose d’indéfinissable remuait dans lamaison, me revenait à l’esprit…

À travers la fenêtre ouverte, une brise légèreagitait doucement le store à demi baissé. Alors, avec toutes lesmarques d’un sang-froid qui eût été magnifique à constater, siquelqu’un se fût trouvé là pour l’admirer, je posai mon livre, melevai, et, prenant un bougeoir, je sortis tout droit de lachambre ; lorsque je fus dans le corridor, dont ma lumièredissipait à peine les ténèbres, je tirai silencieusement la porte àmoi, et la fermai à clef.

Je ne puis, actuellement, dire à quel mobilej’obéissais, ni quel but je poursuivais, mais je m’avançai toutdroit le long du corridor, tenant mon bougeoir élevé, jusqu’à ceque j’arrivasse en vue de la haute fenêtre qui dominait le vastetournant de l’escalier. Alors, tout d’un coup, je me rendis comptede trois choses : pratiquement parlant, ma perception en futsimultanée, cependant ces éclairs se succédèrent. À la suite d’unbrusque mouvement, ma bougie s’était éteinte, et, par la fenêtredépourvue de rideaux, je m’aperçus que la nuit finissait, et que lejour naissant la rendait inutile. Sans elle, un moment après, jesavais qu’il y avait une forme humaine dans l’escalier. Je parle desuccessions d’idées, mais il ne me fallut pas un grand nombre desecondes pour me remettre en état d’affronter une troisièmerencontre avec Quint. L’apparition avait atteint le palier dumilieu de l’étage, elle était par conséquent à l’endroit le plusproche de la fenêtre, quand, à ma vue, elle s’arrêta net. C’étaitbien Quint. Il me dévisagea, exactement comme il m’avait dévisagéedu haut de la tour et à travers les vitres du rez-de-chaussée. Ilme reconnut, de même que je l’avais reconnu, et ainsi, nousdemeurâmes en face l’un de l’autre, dans l’aube froide et grise,une lueur tombant de la haute fenêtre et une autre qui venait duparquet de chêne luisant, nous fixant l’un l’autre avec la mêmeintensité. À ce moment, il était, au sens le plus absolu, unevivante, une détestable, une dangereuse présence. Mais ce n’étaitpas là la merveille des merveilles : ce rang éminent, je leréserve à une tout autre constatation : que la peur,indiscutablement, m’avait quittée, et qu’aucune puissance, en moi,ne se refusait à le rencontrer et à l’affronter.

Après ce moment extraordinaire, j’eus, certes,bien des angoisses, mais Dieu merci, jamais plus de terreur. Et ilsavait que je n’en avais point : au bout d’un instant, j’enpossédais la magnifique certitude. Je sentis, avec une confianceardente et indestructible, que si je pouvais tenir une minute, jecesserais – au moins pour un temps – d’avoir rien à craindre delui, et, de fait, pendant cette minute, cela fut aussi vivant,aussi atroce qu’une rencontre réelle. Atroce justement parce quec’était naturel, aussi naturelle qu’eût pu l’être, à ces heuresmatinales, dans une maison endormie, la rencontre d’un ennemi, d’unaventurier, d’un criminel. Seul, le mortel silence de ce longregard, si proche, que nous fixions l’un sur l’autre, donnait àtoute cette horreur, si monstrueuse qu’elle fût, son unique touchede surnaturel. Eussé-je rencontré un assassin à cette heure, et ence lieu, au moins nous serions-nous parlé. Quelque chose de vivantse serait passé entre nous. Si rien ne s’était passé, l’un, aumoins aurait bougé.

Ce moment se prolongea tellement, qu’il s’enfallait de peu que je ne me misse à douter d’être moi-même en vie.Je ne puis exprimer ce qui s’ensuivit qu’en disant que le silencemême, – ce qui, en un certain sens, témoigne de mon énergie, – lesilence devint l’élément au sein duquel je vis sa formedisparaître. Je la vis se détourner, – comme j’aurais pu voir faireau misérable à qui elle avait appartenu, au reçu d’un ordre, – jela vis, – mes yeux attachés sur le dos ignoble qu’aucune gibbositén’aurait pu défigurer davantage, – je la vis passer tout le long del’escalier et gagner l’ombre, dans laquelle le tournant seperdait.

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