Le Tour d’écrou

III

Je m’en rendis bien compte quand, deux joursplus tard, nous allâmes, en voiture, à la rencontre du petitmonsieur comme disait Mrs. Grose, et d’autant plus qu’un incidentsurvenu le second soir, m’avait profondément déconcertée. Cepremier jour dans son ensemble, comme je l’ai dit, avait étérassurant. Mais je devais voir son ton changer. Le courrier de cesoir-là – qui arriva tard – apportait une lettre pour moi. Elleétait écrite par mon patron, mais ne contenait que peu de mots, eten renfermait une autre adressée à lui-même, dont le cachet n’étaitpas rompu. « Je reconnais ceci comme venant du directeur ducollège, et ce directeur est un horrible raseur. Veuillez enprendre connaissance, traitez la question avec lui, et, par-dessustout, ne m’en parlez pas. Pas un mot. Je pars ! »

Il me fallut faire un grand effort pour briserle cachet : un tel effort, que je fus longtemps avant de medécider. Enfin j’emportai la lettre, toujours cachetée, dans machambre, et ne l’attaquai que juste avant de me coucher. J’auraismieux fait d’attendre jusqu’au lendemain, car elle me procura uneseconde nuit sans sommeil. N’ayant personne à qui demander avis, jeme sentais fort anxieuse, le jour suivant, et, finalement, monanxiété s’accrut à un tel point, que je me décidai à me confier aumoins à Mrs. Grose.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? Lepetit est renvoyé du collège ? »

Je fus frappée du regard qu’elle melança ; puis, visiblement, avec une indifférence rapidementreconquise, elle essaya de se rattraper.

« Mais tous les élèves ne sont-ilspas… ?

– Renvoyés chez eux ? Oui, mais seulementpour la durée des vacances. Miles, lui, ne devra plus retourner aucollège. »

Sous mon regard attentif, elle perdit sonassurance et rougit.

« Ils ne veulent pas le garder ?

– Ils s’y refusent absolument. »

À ces mots, elle leva sur moi ses yeux,qu’elle avait détournés : je les vis pleins de bonneslarmes.

« Qu’a-t-il fait ? »

J’hésitai : puis je jugeai que le mieuxétait de lui communiquer le document. Je le lui tendis, ce qui eutpour effet de lui faire mettre très simplement les mains derrièrele dos, sans le prendre. Elle secoua tristement la tête.

« Ces choses-là ne sont pas faites pourmoi, mademoiselle… »

Ma conseillère ne savait pas lire !

Je tressaillis de surprise et, atténuant mafaute de mon mieux, je rouvris la lettre pour la lui lire, puis,toute balbutiante d’émotion, je la repliai de nouveau et la remisdans ma poche.

« Est-ce vraiment un mauvaisgarçon ? »

Ses yeux étaient toujours pleins delarmes.

« Ces messieurs le disent-ils ?

– Ils ne donnent aucun détail. Ils exprimentsimplement leur regret de ce qu’il leur est impossible de legarder. Il n’y a qu’un sens à cela. »

Mrs. Grose m’écoutait dans un silenceému ; elle ne se permit pas de me demander quel était ce sens,de sorte que pour donner plus de cohérence à la chose et la rendreplus présente à mon esprit, en lui en faisant part, jecontinuai :

« Parce qu’il ferait du mal auxautres. »

À ces mots, avec un de ces brusques sursautsdes gens simples, elle s’enflamma subitement :

« Mr. Miles ? Lui, faire dumal ? »

Il y avait un tel accent de bonne foi dans sesparoles, que bien que je n’eusse pas encore vu l’enfant, je mesentis poussée – et par ma crainte même – à trouver en effet cettepensée absurde. Abondant aussitôt dans le sens de mon amie, jesoulignai, sarcastiquement :

« Faire du mal à ses pauvres petitscamarades innocents !

– C’est trop affreux, s’écria Mrs. Grose, dedire de cruautés pareilles ! Mais il a dix ans àpeine !

– Mais oui. C’est impossible àcroire. »

Elle me fut évidemment reconnaissante de cettedéclaration.

« Voyez-le d’abord, mademoiselle, etcroyez cela après si vous voulez ! »

De nouveau, je me sentis une grande impatiencede le voir. Un sentiment de curiosité s’éveillait en moi, quidevait pendant les heures suivantes, croître jusqu’à lasouffrance.

Mrs. Grose, je m’en aperçus, vit l’impressionqu’elle m’avait faite, et insista avec assurance.

« Vous pourriez en dire autant alors dela petite demoiselle. Dieu la bénisse ! ajouta-t-elle,regardez-la ! »

Je me retournai : à la porte ouverte,Flora, que j’avais installée, dix minutes auparavant, dans la salled’études, avec une feuille de papier blanc, un crayon et une bellecopie de beaux « o » biens ronds à me faire, Flora seprésentait à notre vue. Avec ses petites manières enfantines, ellemontrait un détachement extraordinaire pour ce qui l’ennuyait. Maiscependant, son regard, plein de ce grand rayonnement lumineux del’enfance, semblait donner simplement comme explication de saconduite l’affection qu’elle avait conçue pour moi, et qui l’avaitforcée de me suivre. Que fallait-il de plus pour me faire sentirtoute la justesse de la comparaison de Mrs. Grose ? Aussi jeserrai mon élève dans mes bras, en la couvrant de baisers auxquelsje mêlai un sanglot de pénitence. Néanmoins, tout le reste du jour,je guettai l’occasion de joindre ma collègue, d’autant plus que,vers le soir, il me sembla qu’elle cherchait à m’éviter. Je larattrapai, je m’en souviens, dans l’escalier ; nousdescendîmes ensemble, et, arrivée à la dernière marche, je laretins en posant ma main sur son bras.

« Je conclus, n’est-ce pas, d’après ceque vous m’avez dit ce matin, que vous ne l’avez jamais vu se malconduire ? »

Elle rejeta la tête en arrière :manifestement, elle avait, à cette heure, pris le parti de secomposer une attitude.

« Oh ! … jamais vu… ! je neprétends pas cela ! »

De nouveau, je me sentis extrêmementtroublée.

« Alors, vous l’avez vu ?…

– Mais oui, mademoiselle, Dieumerci ! »

Après réflexion, je ne protestai point contrecette réponse.

« Vous voulez dire qu’un garçon qui,jamais…

– Ce n’est pas ce que j’appelle ungarçon. » Je la serrai de plus près.

« Vous aimez cet entrain des mauvaissujets… »

Puis, anticipant sa réponse :

« Moi aussi, déclarai-je passionnément,mais pas au point de contaminer…

– De contaminer ?

Ce grand mot l’égarait : je le luiexpliquai.

– De corrompre, veux-je dire. »

Elle ouvrit de grands yeux quand, à la fin,elle comprit. Et cela la fit rire, d’un rire singulier :

« Craignez-vous qu’il vous corrompevous-même ? »

Elle me posa la question avec une belle humeursi hardie que je me mis, pour toute réponse, à rire aussi, un peuniaisement, sans doute, et je cédai à la crainte du ridicule.

Mais le lendemain, vers le moment où je devaismonter en voiture, je tombai sur elle, dans un autre coin de lamaison.

« Dites-moi, qu’était-ce que cette jeunefemme qui était ici avant moi ?

– La dernière institutrice ? elle aussiétait jeune et jolie… presque aussi jeune et presque aussi jolieque vous, mademoiselle.

– Ah bien ! j’espère alors que sajeunesse et sa beauté lui auront servi à quelque chose,répondis-je, il m’en souvient, à l’étourdie. Il me semble qu’ilnous préfère jeunes et jolies !

– Pour cela oui, dit Mrs. Grose. C’était cequ’il recherchait chez tout le monde. »

À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elletenta de les rattraper.

« Je veux dire que tel est son goût, – legoût de notre maître. »

J’étais saisie.

« Mais de qui parliez-vous alors, tout àl’heure ? »

Ses yeux demeurèrent sans expression, maiselle rougit.

« De lui, donc.

– De notre maître ?

– De quel autre pourrais-jeparler ? »

Il était tellement évident que ce ne pouvaitêtre de personne d’autre que, l’instant après, j’avais oubliél’impression que, par mégarde, elle en avait dit plus qu’elle nevoulait. Je demandai seulement ce qui m’intéressait :

« Et elle, vit-elle jamais chez lepetit…

– Quelque chose qui ne fût pas bien ?elle ne me l’a jamais dit. »

Je dominai un scrupule pourpoursuivre :

« Était-elle attentive ?délicate ? »

Mrs. Grose feignit de s’appliquer à faire uneréponse consciencieuse :

« Sur certains points, oui.

– Mais pas sur tous ? »

Elle réfléchit de nouveau.

« Voyons, mademoiselle, elle n’est pluslà, je ne veux pas faire de rapports sur elle.

– Je comprends parfaitement votresentiment », me hâtai-je de répliquer. Mais, un moment plustard, je ne crus pas contredire cette concession enpoursuivant :

« Elle est morte ici ?

– Non. Elle avait quitté. »

Je ne sais pourquoi ces brèves réponses deMrs. Grose me frappaient comme ambiguës.

« Elle avait quitté… pour allermourir ? »

Mrs. Grose regardait par la fenêtre, droitdevant elle, mais je sentais que, par définition, j’avais le droitde savoir comment étaient traitées les jeunes personnes engagées àBly.

« Vous voulez dire qu’elle est tombéemalade, et qu’elle est retournée chez elle ?

– Elle n’était pas tombée malade ici, – à lavoir. À la fin de l’année, elle partit passer chez elle de courtesvacances, à ce qu’elle dit. Étant donné le temps qu’elle avaitpassé ici, elle y avait, certes, bien droit. Nous avions alorsdepuis quelque temps, une jeune bonne qui s’occupait des enfantssous ses ordres ; c’était une brave fille, qui savait bien sonaffaire, et elle se chargea d’eux pendant son absence. Mais notrejeune institutrice ne revint jamais. Au moment même où jem’attendais à son retour, notre maître m’apprit qu’elle venait demourir. »

Je me remis à rêver là-dessus.

« Mais… de quoi ?

– Il ne me l’a pas dit. Mais, s’il vous plaît,mademoiselle, dit Mrs. Grose, il faut que je retourne à monouvrage. »

Et elle me tourna le dos.

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