Le Tour d’écrou

II

Je ne me rappelle tout ce commencement quecomme une succession de hauts et de bas, un va-et-vient d’émotionsdiverses, tantôt bien naturelles et tantôt injustifiées. Après lesursaut d’énergie qui m’avait entraînée, en ville, à accepter sademande, j’eus deux bien mauvais jours à passer ; tous mesdoutes s’étaient réveillés, je me sentais sûre d’avoir pris lemauvais parti. Ce fut dans cet état d’esprit que je passai leslongues heures du voyage dans une diligence cahotante et malsuspendue qui m’amena à la halte désignée. J’y devais rencontrerune voiture de la maison où je me rendais, et je trouvai, en effet,vers la fin d’un après-midi de juin, un coupé confortable quim’attendait. En traversant à une telle heure, par un jour radieux,un pays dont la souriante beauté semblait me souhaiter une amicalebienvenue, toute mon énergie me revint et, au tournant de l’avenue,m’inspira un optimisme ailé qui ne pouvait être que la réaction àun bien profond découragement. Je suppose que j’attendais, oucraignais, quelque chose de si lamentable que le spectacle quim’accueillait était une exquise surprise. Je me rappellel’excellente impression que me fit la grande façade claire, toutesfenêtres ouvertes, les deux servantes qui guettaient monarrivée ; je me rappelle la pelouse et les fleurs éclatantes,le crissement des roues sur le gravier, les cimes des arbres qui serejoignaient et au-dessus desquelles les corneilles décrivaient degrands cercles, en criant dans le ciel d’or. La grandeur de lascène m’impressionna. C’était tout autre chose que la modestedemeure où j’avais vécu jusqu’ici. Une personne courtoise, tenantune petite fille par la main, apparut, sans tarder, à laporte ; elle me fit une révérence aussi cérémonieuse que sij’eusse été la maîtresse de la maison, ou un hôte de premièreimportance. L’impression qui m’avait été donnée de l’endroit àHarley Street était beaucoup plus modeste : je me rappelle quele propriétaire m’en parut encore plus gentilhomme, et cela me fitpenser que les agréments de la situation pourraient être supérieursà ce qu’il m’avait laissé entendre.

Je n’eus aucune déception jusqu’au joursuivant, car je passai des heures triomphantes à faire laconnaissance de ma plus jeune élève. Cette petite fille, quiaccompagnait Mrs. Grose, me frappa sur-le-champ comme une créaturetellement exquise que c’était un véritable bonheur d’avoir às’occuper d’elle. Jamais je n’avais vu plus bel enfant, et, plustard, je me demandai comment il se faisait que mon patron ne m’eneût pas parlé.

Je dormis peu, cette première nuit :j’étais trop agitée, et cela me frappa, je m’en souviens, m’obséda,s’ajoutant à l’impression causée par la générosité de l’accueil quim’était offert. Ma grande chambre imposante, – l’une des plusbelles de la maison, – son grand lit, qui me paraissait un lit deparade, les lourdes tentures à ramages, les hautes glaces danslesquelles, pour la première fois, je me voyais de la tête auxpieds, – tout me frappait (de même que l’étrange attrait de mapetite élève), comme étant un ordre de choses naturel ici. Ce futaussi, dès le premier jour, une chose toute naturelle que mesrapports avec Mrs. Grose : j’y avais réfléchi avec inquiétudependant mon voyage en diligence. Le seul motif, qui, à premièrevue, aurait pu renouveler cette inquiétude, était sa joie anormalede mon arrivée. Dès la première demi-heure, je la sentis contenteau point qu’elle se tenait positivement sur ses gardes – c’étaitune forte femme, simple, nette et saine – pour ne pas trop lemontrer. Je m’étonnai même un peu, à ce moment, qu’elle préférâts’en cacher, et à la réflexion, évidemment, quelque soupçon auraitpu s’élever en moi à ce sujet et me causer du malaise.

Mais c’était un réconfort de penser qu’aucunmalaise ne pouvait surgir de cette vision béatifique qu’étaitl’image radieuse de ma petite fille, vision dont l’angélique beautéétait, plus que tout le reste probablement, la cause de cetteagitation qui, dès avant le jour, me fit me lever et marcher àtravers ma chambre, avec le désir de me pénétrer davantage du décoret de la vue tout entière, de guetter, de ma fenêtre, l’aurorecommençante d’un jour d’été, de découvrir les autres parties de lamaison que ma vue ne pouvait embrasser, et, tandis que dans l’ombrefinissante les oiseaux commençaient à s’appeler, entendre peut-êtrede nouveau certains sons moins naturels et venant, non du dehors,mais du dedans, et que je me figurais avoir entendu. Un moment,j’avais cru reconnaître, faible et dans l’éloignement, un crid’enfant ; à un autre, j’avais tressailli presqueinconsciemment, comme au bruit d’un pas léger qui se serait faitentendre devant ma porte. Mais de telles imaginations n’étaient pasassez accusées pour n’être pas aisément repoussées, et ce n’estqu’à la lumière – ou plutôt à l’ombre – des événements postérieurs,qu’elles me reviennent à la mémoire.

Surveiller, instruire, « former » lapetite Flora, c’était là, à n’en pas douter, l’œuvre d’une vieheureuse et utile. Nous avions convenu, après le souper, qu’aprèsla première nuit, elle coucherait, bien entendu, dans ma chambre,son petit lit blanc y étant déjà tout arrangé à cet effet. Jedevais me charger d’elle complètement, et elle ne restait unedernière fois auprès de Mrs. Grose que par déférence pour mondépaysement inévitable et sa timidité naturelle.

En dépit de cette timidité, je me sentais sûred’être vite aimée d’elle. Chose bizarre, l’enfant s’était expliquéefranchement et bravement à ce sujet ; elle nous avait laissé,sans aucun signe de malaise, – avec véritablement la douce etprofonde sécurité d’un ange de Raphaël, – en discuter, l’admettreet nous y soumettre. Une part de ma sympathie pour Mrs. Grosevenait du plaisir que je lui voyais éprouver devant mon admirationet mon émerveillement, tandis que j’étais assise avec mon élèvedevant un souper de pain et de lait, éclairé de quatre hautesbougies, l’enfant en face de moi sur sa haute chaise, en tablier àbavette. En présence de Flora, naturellement, il y avait bien deschoses que nous ne pouvions nous communiquer que par des regardsjoyeux et significatifs, ou des allusions indirectes etobscures.

« Et le petit garçon, luiressemble-t-il ? est-il aussi trèsremarquable ? »

Il ne convenait pas, ainsi que nous nousl’étions déjà dit, de flatter trop ouvertement les enfants.

« Oh ! mademoiselle, des plusremarquables ! Vous trouvez cette petite-là gentille… »et elle se tenait debout, une assiette à la main, regardant avec unsourire rayonnant la petite fille, dont les doux yeux célestesallaient de l’une à l’autre de nous, sans que rien en eux nousportât à cesser nos louanges.

« Eh bien ! si, en effet, jetrouve…

– Vous allez être « emballée » parle petit monsieur.

– Il me semble vraiment que je ne suis venueici que pour cela… pour « m’emballer » sur tout. Je croiscependant reconnaître, ajoutais-je, comme malgré moi, que jem’emballe un peu trop facilement. À Londres, aussi, je me suisemballée ! »

Je vois encore le large visage de Mrs. Grose,tandis qu’elle pénétrait le sens de mes paroles.

« À Harley Street ?

– À Harley Street !

– Eh bien ! mademoiselle, vous n’êtes pasla première, et vous ne serez pas la dernière, non plus.

– Oh ! répondis-je, en réussissant àrire, je n’ai pas la prétention d’être la seule. En tout cas, monautre élève, à ce que j’ai compris, arrive demain ?

– Pas demain, mademoiselle, vendredi. Ilarrivera comme vous, par la diligence, sous la surveillance duconducteur ; on lui enverra la même voiture qu’àvous. »

Je hasardai alors la question de savoir s’ilne serait pas convenable, autant que gentil et amical, de metrouver avec sa petite sœur à l’arrivée de la voiture publique.Mrs. Grose accéda si cordialement à cette proposition qu’elle medonna l’impression de prendre, pour ainsi dire, l’engagementréconfortant – il fut toujours fidèlement tenu. Dieu merci ! –d’être de mon avis sur tous les sujets. Qu’elle était donc contenteque je fusse là !

Ce que j’éprouvai, le jour suivant, ne peutvraiment pas s’appeler une réaction contre l’allégresse de monarrivée. Ce n’était probablement, au pire, qu’une légèreoppression, due à une observation plus précise des circonstancesqui m’entouraient, lorsque, pour ainsi dire, j’en fis le tour, jeles examinai, je m’en pénétrai. Elles avaient, ces circonstances,une étendue et une masse auxquelles je n’étais pas préparée. Enface d’elles, je me sentis tout d’abord vaguement décontenancée,autant qu’assez fière. Les leçons proprement dites souffrirentcertainement de mon agitation : je pensai que mon premierdevoir était de créer une intimité entre l’enfant et moi, en usantde toutes les séductions en mon pouvoir. Je passai donc la journéedehors avec elle. À sa grande satisfaction, il fut convenu entrenous que ce serait elle, elle seule, qui me ferait visiter lamaison. Elle me la fit visiter pas à pas, pièce à pièce, cachettepar cachette, m’entretenant de son amusant et délicieux bavardageenfantin, qui eut pour résultat, au bout d’une demi-heure, de fairede nous une paire d’amies. Tout enfant qu’elle était, elle mefrappa, pendant notre tournée, par son courage et son assurance.Toute sa façon d’être, dans les chambres vides et dans les sombrescorridors, dans les escaliers en vis où j’étais, moi, obligée parmoments de m’arrêter, – et jusque sur le sommet d’une vieille tourà mâchicoulis qui me donnait le vertige, – oui, son ramaged’aurore, son penchant à donner des explications plutôt qu’à endemander, toute sa manière d’être, exultante et dominatrice,m’étourdissait et m’entraînait. Je n’ai jamais revu Bly depuis lejour où je le quittai, et, sans doute, paraîtrait-il bien diminué àmes yeux vieillis et blasés. Mais tandis que ma petite conductrice,avec ses cheveux d’or et sa robe d’azur, bondissait devant moi auxtournants des vieux murs, et sautillait le long des corridors, ilme semblait voir un château de roman, habité par un lutin aux jouesde rose, un lieu auprès duquel pâliraient les contes de fées et lesplus belles histoires d’enfants. Tout ceci n’était-il pas un conte,sur lequel je sommeillais et rêvassait ? Non : c’étaitune grande maison vieille et laide, mais commode, qui avaitconservé quelques parties d’une construction plus ancienne, à demidétruite, à demi utilisée. Notre petit groupe m’y apparaissaitpresque aussi perdu qu’une poignée de passagers sur un grandvaisseau à la dérive. Et c’était moi qui tenais legouvernail !

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