Le Tour d’écrou

IV

Fort heureusement pour les préoccupations quime tourmentaient, à juste titre, ce geste impertinent ne pouvaitarrêter la croissance de notre estime mutuelle. Après que j’eusramené le petit Miles à la maison, nous nous rencontrâmes plusintimement que jamais, sur le terrain de ma stupéfaction, de monémotion ; de l’émotion qui me secouait toute, tellement il mesemblait monstrueux qu’on pût mettre en interdit un enfant tel quecelui dont je venais de faire la connaissance. Je m’étais mise unpeu en retard pour aller le prendre, et il se tenait à la porte del’auberge où la diligence l’avait déposé, attendant pensivement monarrivée : je sentis instantanément, à sa vue, que cette mêmeéclatante fraîcheur, ce même véritable parfum de pureté quej’avais, dès le premier moment, respiré auprès de sa sœur,l’environnaient et le pénétraient aussi ; il étaitincroyablement beau, et Mrs. Grose avait dit vrai : en saprésence, tout sentiment s’abolissait, pour ne plus laisser placequ’à une sorte de tendresse passionnée.

Ce qui, sur-le-champ, me prit le cœur, futquelque chose de divin que je n’ai jamais rencontré au même degréchez aucun autre enfant : un indescriptible petit air de nerien savoir de ce monde, hors l’amour. On ne pouvait porter unemauvaise réputation avec une grâce plus innocente, et lorsquej’atteignis Bly avec lui, je me sentais absolument confondue – pourne pas dire outragée – à l’idée du sous-entendu de l’horriblelettre que je tenais sous clé dans un tiroir de la chambre.

Aussitôt que je pus, dans le privé, échangerquelques mots avec Mrs. Grose, je lui déclarai que c’étaitgrotesque.

Elle me comprit immédiatement.

« Vous voulez parler de cette affreuseaccusation…

– Elle ne tient pas debout. Ma chère dame,regardez-le donc ! »

Elle sourit à ma prétention de découvrir soncharme.

« Je ne fais pas autre chose, je vousassure, mademoiselle ! Qu’allez-vous dire, alors ?ajouta-t-elle immédiatement.

– En réponse à cette lettre ? »

Mon parti était pris.

« Rien du tout.

– Et à son oncle ? »

Ma réponse fut sèche.

« Rien du tout.

– Et au petit lui-même ? »

Je ne me reconnaissais plus.

« Rien du tout. »

Elle s’essuya vivement le visage avec sontablier.

« Alors, je vous soutiens. Nous ironsjusqu’au bout !

– Nous irons jusqu’au bout, » répétai-jeardemment, comme un écho. Et je lui tendis la main pour scellernotre contrat. Elle me la retint un moment… puis, de nouveau, letablier remonta vivement vers son visage.

« M’en voudriez-vous, mademoiselle, si jeprenais la liberté…

– De m’embrasser ? Oh non ! – Et jesaisis la bonne créature dans mes bras, et après nous êtreembrassées comme deux sœurs, je me sentis plus énergique et plusindignée que jamais.

Les choses en restèrent là pendant un certaintemps. Mais un certain temps si rempli que, pour discerneraujourd’hui la marche des événements, il me faut appeler tout monart à mon secours. Ce qui me remplit maintenant de stupeur, c’estd’avoir accepté une pareille situation. J’avais entrepris avec macompagne de tirer la chose au clair, et nous étions décidées àaller jusqu’au bout. Un charme, apparemment, me tenait sous soninfluence et dissimulait à mes propres yeux les graves etlointaines conséquences de cette tâche. J’étais soulevée par uneimmense vague de passion et de pitié. Dans mon ignorance, monaveuglement, – peut-être aussi ma fatuité, – je trouvais toutsimple d’assumer la direction d’une éducation de garçon, qui, àtout prendre, n’en était encore qu’à ses débuts. Je suis mêmeincapable de me rappeler aujourd’hui ce que je comptais faire, à lafin des vacances, pour la reprise de ses études. En théorie, ilétait admis entre nous que je lui donnerais des leçons pendant toutce bel été, mais je me rends compte, maintenant, que, durant dessemaines, ce fut plutôt moi qui pris les leçons. J’appris tout desuite une chose que ne m’avait pas enseignée ma vie modeste etétouffée : j’appris à m’amuser, même à être amusante, et à nepas songer au lendemain. C’était la première fois, en quelquesorte, que je jouissais de l’espace, de l’air, de la liberté, detoute la musique de l’été et de tout le mystère de la nature. Etpuis, il y avait cette considération dont on m’entourait, et laconsidération est si douce à savourer ! Ah ! c’était unpiège, – non pas préparé, mais dangereux, – un piège tendu à monimagination, à ma délicatesse, peut-être à ma vanité, à tout ce quiétait de plus vulnérable en moi. En un mot, je n’étais plus jamaissur mes gardes : je m’abandonnais les yeux fermés.

Les petits me donnaient si peu de mal !Ils étaient d’une douceur si extraordinaire ! Je me demandais,parfois, – mais sans jamais sortir de ma rêverie décousue, –comment le brutal avenir – tout avenir est brutal – les traiterait,les blesserait peut-être. En eux brillait la fleur de la santé etdu bonheur. Et cependant, comme s’ils eussent été de petitesaltesses, des princes du sang autour desquels pour être dansl’ordre, tout doit être enclos, discipliné et arrangé, la seuleforme d’existence que mon imagination voyait les années futuresleur apporter, était dans un prolongement romantique, et vraimentroyal, de leurs jardins et de leur parc. Il se peut, bien entendu,que ce soit surtout au choc qui, subitement, brisa tout, que soitdû le charme de paix profonde qui, rétrospectivement, pare, à mesyeux, cette première période. Elle m’apparaît comme noyée dans lemystère où les choses se préparent et se rassemblent : lechangement qui se produisit fut exactement semblable aubondissement d’un fauve.

Les premières semaines s’étaient écouléespendant la saison des longs jours : souvent, à leur plus beaumoment, j’avais pu jouir de ce que j’appelais « mon heure àmoi », l’heure pendant laquelle, les enfants ayant pris leurthé et ayant été se coucher, je pouvais m’accorder un bref entracteavant de me retirer moi-même. Quelle que fût mon affection pour monentourage, cette heure était le moment que je préférais. Et ce queje préférais à tout, c’était, quand le jour tombait, – je devraisdire plutôt : quand il s’attardait et que les derniers appelsdes derniers oiseaux s’échangeait dans les vieux arbres sous leciel enflammé, – c’était de faire un tour dans les parterres et dejouir, avec un sentiment de propriétaire qui me flattait etm’amusait, de la noblesse et de la beauté de ces lieux. C’était unplaisir de me sentir là, tranquille, ayant une tâche àremplir ; sans doute, c’en était un, aussi, de penser que madiscrétion, mon simple bon sens et, d’une façon générale, lacorrection et l’élévation de mon caractère faisaient plaisir – sielle y pensait jamais – à la personne au désir de qui j’avais cédé.Ce que je faisais maintenant c’était ce qu’il avait ardemmentdésiré, ce qu’il m’avait demandé dès le premier abord, et que jefusse capable de le faire me causait une joie plus grande même queje n’avais osé l’espérer. Je m’apparaissais sans doute, à mespropres yeux, comme une jeune femme remarquable, et la pensée que,tôt ou tard, cela se saurait publiquement, m’était d’un grandréconfort. Eh bien oui, il fallait être remarquable pour affronterles événements remarquables qui allaient se présenter.

Ce fut, un jour, au beau milieu de mon heurede récréation ; les enfants étaient bordés dans leurs lits, etj’étais sortie faire mon tour. L’une des pensées quim’accompagnaient dans ces flâneries – je ne rougis nullement de ledire aujourd’hui – était que ce serait charmant, aussi charmantqu’un roman, de rencontrer subitement quelqu’un.

Quelqu’un apparaîtrait là, au tournant d’uneallée, devant moi, et, avec un sourire, me donnerait sonapprobation. Je n’en demandais pas davantage : qu’il« sût », seulement ; et la seule façon d’êtrecertaine qu’il sût, serait de le lire sur son beau visage, lumineuxet bon.

Tout cela était exactement présent à mes yeux– je veux dire l’image que je suscitais – la première fois que seproduisit un de ces remarquables événements. C’était à la fin d’unlong jour du mois de juin : je m’arrêtais net, au tournantd’un massif, en vue de la maison. Ce qui m’avait clouée au sol, enproie à un bouleversement qu’aucune vision ne suffisait àexpliquer, était la sensation que mon imagination, en un éclair,avait pris corps. Il était là ! mais très haut, au-delà de lapelouse, au sommet de la tour où m’avait conduite la petite Flora,le premier matin. Cette tour faisait pendant à une autre toursemblable ; c’étaient deux constructions carrées, à créneaux,sans aucun rapport avec le reste de l’architecture ; pour uneraison à moi inconnue, on les dénommait, l’une, l’ancienne,l’autre, la nouvelle tour. Elles flanquaient deux côtés opposés dela maison, et n’étaient probablement que deux aberrationsd’architecte, sauvées tout de même un peu, en ce qu’elles n’étaientpas tout à fait isolées, ni d’une élévation tropprétentieuse ; leur fausse antiquité, d’ailleurs, datait del’époque romantique, déjà devenue du respectable passé. Je lesadmirais, j’en rêvais même, car elles nous frappaient tous, surtoutquand elles surgissaient dans l’ombre, par la proportion démesuréede leurs créneaux. Néanmoins, ce n’était pas à cette hauteurinsolite que la figure, si souvent invoquée par moi, semblait lemieux à sa place. Elle produisit en moi, cette figure, dans leclair crépuscule, je m’en souviens, deux vagues d’émotion biendistinctes. En somme, elles ne furent que le sursaut qui suivit mapremière, puis ma seconde surprise. La seconde fut la perceptionviolente de l’erreur de la première. L’homme que je voyais n’étaitpas la personne que j’avais précipitamment cru devoir être là. J’enéprouvai un bouleversement de mes facultés visuelles, tel qu’aprèstant d’années écoulées je ne puis en trouver l’équivalent. Un hommeinconnu, dans un lieu solitaire, constitue, on l’admettra, un objetpropre à effrayer une jeune personne élevée dans le sein de safamille, et la figure qui se dressait devant moi – quelquessecondes suffirent à m’en assurer – ressemblait aussi peu à touteautre personne de ma connaissance qu’à celle dont l’imageremplissait mon esprit. Je ne l’avais pas vue à Harley Street, jene l’avais vue nulle part. De plus, le lieu même, de la façon laplus étrange du monde, s’était transformé, en un instant et par lefait de l’apparition, en une solitude absolue. Et pour moi, tout aumoins, – pour moi qui m’applique à recomposer mes impressionsd’alors avec une réflexion délibérée que je n’y ai encore jamaisapportée, – la sensation de ce jour-là me revient tout entière.C’était, – tandis que je m’imprégnais avidement de tout ce que messens pouvaient saisir, – c’était comme si tout le reste de la scèneeût été frappé de mort. Tandis que j’écris ceci, j’entends denouveau l’intense silence où s’évanouirent les bruits du soir. Lescorneilles ne croassèrent plus dans le ciel d’or, et, pendant uneindicible minute, l’heure exquise n’eut plus de voix. Mais il n’yavait point d’autre changement dans la nature, à moins que ce n’enfût un de voir, comme je voyais maintenant, avec une si étrangenetteté. L’or demeurait dans le ciel, la transparence dansl’atmosphère, et l’homme qui me regardait par-dessus les créneauxétait aussi distinct qu’un portrait dans son cadre. C’est ce qui mefit penser, avec une rapidité extraordinaire, à toutes lespersonnes qu’il aurait pu être et qu’il n’était pas. Nous nousconfrontâmes, à travers l’espace, assez longtemps pour qu’il me fûtloisible de me demander intensément qui donc il était, et pouréprouver, devant mon incapacité à me répondre un étonnement d’unecroissante intensité.

La grande question – du moins l’une desquestions qui se pose plus tard à l’égard de certains faits, c’est,je le sais, d’évaluer le temps qu’ils ont duré. Eh bien ! pourle fait en question, il dura – vous pouvez en penser ce que vousvoudrez – le temps qu’une douzaine de suppositions (à mon avis, pasmeilleures les unes que les autres) se présentassent à mon esprit,pour expliquer l’existence, dans la maison, – et surtout depuisquand ? – d’une personne que je n’y soupçonnais pas. Il durale temps de me froisser un peu, en songeant que, dans ma situation,une telle ignorance, non plus qu’une telle présence, n’étaientadmissibles. Il dura, en tout cas, le temps que ce visiteur (marqueétrange de familiarité, il ne portait point de chapeau, je m’ensouviens), que ce visiteur pût, de sa place, sembler me fixer, enm’adressant juste la même question, le même regard scrutateur queprovoquait sa propre présence. Nous étions trop éloignés l’un del’autre pour nous parler, mais il vint un moment où, eussions-nousété plus rapprochés, une apostrophe quelconque, rompant le silence,serait certainement résultée de notre façon, mutuelle et sansdétour, de nous dévisager. Il se tenait à l’angle le plus éloignéde la maison, très droit, je le remarquai, ses deux mains appuyéesau parapet. C’est ainsi que je le vis, comme je vois les lettresque je trace sur cette page. Puis, exactement une minute plus tard,comme pour renforcer le spectacle, il changea lentement de place,et passa – sans me quitter de son regard fixe – au coin opposé dela plate-forme. Oui, je sentis intensément que, pendant cedéplacement, il ne cessa pas de me regarder, et, à cette heure, jevois encore comment, à mesure qu’il marchait, sa main se posait surles créneaux, les uns après les autres. Arrivé à l’autre angle, ils’arrêta, mais moins longtemps ; et, tout en s’en allant, ilcontinua de me fixer avec insistance. Il s’en alla. Et ce futtout.

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