Le Tour d’écrou

XVIII

Dans la soirée, j’osai commencer ma lettre. Letemps avait tourné, un grand vent soufflait, et sous la lampe, dansma chambre, Flora paisiblement endormie près de moi, je restailongtemps assise devant ma page blanche, écoutant le clapotis de lapluie et les gémissements du vent. Finalement, je sortis, unbougeoir à la main : je traversai le corridor et écoutai uneminute à la porte de Miles. Ce que mon incessante observation mepoussait à chercher d’entendre, était un signe quelconque qui meprouvât qu’il était encore éveillé, et tout à coup, il en survintun, mais nullement sous la forme que j’attendais. Sa voix argentinechantait :

« Dites-donc, vous là-bas, entrez, s’ilvous plaît. »

Quelle gaieté, en plein drame ! J’entraiavec ma lumière et le trouvai au lit, complètement éveillé,néanmoins parfaitement à son aise :

« Eh bien ! qu’est-ce qui vousarrive ? » me demanda-t-il avec cette grâce familière,qui me fit soudainement penser que Mrs. Grose aurait peine àvoir là une preuve que tout eût été dit entre nous.

J’étais debout devant lui, ma bougie à lamain.

« Comment avez-vous su que j’étaislà ?

– Mais je vous ai entendue, naturellement.Vous figurez-vous que vous ne faites pas de bruit ? C’étaitcomme un escadron qui passait ! » Et il se mit à rire –si délicieusement !

« Alors, vous ne dormiez pas ?

– Guère. Je reste éveillé, et jepense. »

J’avais posé exprès mon bougeoir un peu plusloin, puis comme il me tendait la main, – sa pauvre petite pattechérie, – je m’assis sur le bord du lit.

« À quoi ? lui dis-je,pensez-vous ?

– Et à qui, au monde, ma chère, si ce n’est àvous ?

– Mais la fierté que me cause votreappréciation ne demande pas cela du tout. J’aimerais tellementmieux vous savoir endormi !

– Eh bien ! je pense aussi, vous savez, ànotre drôle d’affaire. »

Je remarquai la fraîcheur de sa petite mainénergique.

« À quelle drôle d’affaire,Miles ?

– Mais la façon dont vous m’élevez, – et toutle reste. »

Le souffle faillit me manquer et cependant latremblotante lueur de la bougie me le montrait souriant, au creuxde son oreiller.

« Que voulez-vous dire par « tout lereste » ?

– Oh ! vous savez, voussavez ! »

Pendant une minute, je ne pus rien dire, bienque je sentisse – tandis que je tenais sa main et que nos yeux serencontraient – que mon silence avait tout l’air d’admettre lavérité de ce qu’il venait de dire, et que rien au monde, dans lemonde des réalités, n’était peut-être, à cette heure, si fabuleuxque nos relations actuelles.

« Mais certainement vous retournerez aucollège, dis-je, si c’est cela qui vous tourmente. Mais pas àl’ancien : il faudra en trouver un autre, un meilleur. Commentpouvais-je deviner qu’elle vous tourmentait, cette question,puisque jamais vous ne me l’avez dit – vous ne m’en avez jamaisparlé ? »

Son clair visage attentif, encadré deblancheur immaculée, le rendait, à ce moment, aussi pitoyable qu’unpensif petit malade d’hôpital d’enfants : et quand cettesimilitude me vint à l’esprit, je pensai que je donneraisvolontiers tout ce que je possédais au monde, pour être, pour debon, l’infirmière ou la sœur de charité qui aiderait à le guérir…Allons ! peut-être arriverais-je tout de même à quelquechose !

« Savez-vous bien que vous ne m’avezjamais dit un mot de votre école ? J’entends l’ancienne ;que jamais, à aucun propos, vous ne m’en avezparlé ? »

Il sembla s’en étonner, rêveusement, etcontinua de garder son charmant sourire. Évidemment, il voulaitgagner du temps. Il attendait, il espérait d’être guidé,entraîné.

« N’en ai-je jamais parlé,vraiment ? »

Non, ce n’était pas à moi de l’aider,maintenant : c’était à « l’autre ».

Quelque chose dans son ton et l’expression deson visage, tandis que je l’écoutais, m’avait percé le cœur d’unesouffrance nouvelle ; indiciblement touchant était lespectacle de son petit cerveau tourmenté et la mise en œuvre detous ses petits moyens pour jouer – sous la contrainte del’envoûtement qui pesait sur lui – un rôle d’innocence et delogique.

« Mais non, jamais. À partir du moment oùvous êtes arrivé, jamais vous n’avez prononcé le nom d’un maître,d’un camarade, jamais raconté la moindre chose qui vous seraitarrivé au collège. Jamais, mon petit Miles, non, jamais, vous nem’avez donné la moindre indication sur rien de ce qui a pu vous yarriver. Vous pouvez donc vous imaginer mon ignorance à ce sujet.Avant votre confidence de ce matin, je ne vous ai jamais entendufaire la moindre allusion à aucun événement de votre existence,précédant votre arrivée ici. Vous sembliez accepter si parfaitementle temps présent. »

C’était extraordinaire comme ma convictionabsolue de sa secrète précocité le rendait, à mes yeux, aussi aptequ’une grande personne à me comprendre, bien qu’une ombre légère,répandue sur son visage, révélât son trouble intérieur. Cettesecrète précocité, – ou quoi que ce fût que j’appelais de ce nom,et qui n’était, à proprement parler, que son empoisonnement par uneinfluence que je n’osais nommer qu’à demi, – m’obligeait à letraiter comme un égal – et un égal intelligent.

« Je pensais que vous préfériez que leschoses en restassent là », continuai-je.

Il me sembla le voir rougir – très légèrement.En tout cas, ainsi qu’un convalescent fatigué, il secoualanguissamment la tête.

« Mais non, mais non… j’ai envie de m’enaller.

– Vous avez assez de Bly ?

– Oh non ! J’aime Bly.

– Alors…

– Oh ! vous savez bien, vous, ce qu’ilfaut à un garçon ! »

Je sentis que je ne le savais pas si bien queMiles et me réfugiai provisoirement à l’abri de cettequestion :

« Vous désirez aller chez votreoncle ? »

À ces mots, il remua de nouveau sa tête surl’oreiller, son doux visage toujours ironique.

« Ah ! vous ne vous en tirerez pascomme ça ! »

Je gardai le silence, et ce fut alors moi, jecrois, qui changeai de couleur.

« Mon chéri, je n’ai pas envie de m’entirer !

– Vous ne le pouvez pas, même si vous en avezenvie. Vous ne le pouvez pas, vous ne le pouvezpas ! »

Ah ! ces grands yeux rêveurs, dans cepetit corps allongé !

« Il faut que mon oncle vienne, et quevous régliez tout avec lui.

– Si nous faisons cela, répliquai-je, avec unecertaine audace, soyez sûr qu’on vous éloignera tout à faitd’ici.

– Eh bien ! ne comprenez-vous pas quec’est à quoi je travaille ? exactement ? Vous serezobligée de lui dire la façon dont vous avez tout lâché – vous enaurez à lui dire ! »

Son accent de triomphe, en prononçant cesparoles, était tel qu’il me poussa à lui en faire diredavantage :

« Et vous, Miles, combien n’en aurez-vouspas à lui raconter ? Il aura certaines choses à vousdemander ! »

Ceci le fit réfléchir.

« Bien probablement. Mais quelleschoses ?

– Les choses que vous ne m’avez jamais dites.Afin qu’il sache ce qu’il devra faire de vous. Il ne peut pas vousrenvoyer là où…

– Je n’ai pas envie d’y retourner,interrompit-il. Je veux voir du nouveau. »

Il parlait avec une sérénité parfaire, avecune gaieté sincère et inattaquable. Et cela, pour moi, évoqua de lafaçon la plus poignante la tragédie enfantine hors nature queserait son retour probable à la maison, après trois mois d’absence,y rapportant toute sa bravade et encore plus de déshonneur.Débordée, accablée, je sentais maintenant que je ne pourrais pas lesupporter, et je ne pus me contenir. Je me jetai sur lui, et avectoute la tendresse d’une immense pitié, je l’enlaçai :

« Mon cher, mon cher petitMiles ! »

Mon visage touchait le sien, et il me laissaitl’embrasser, prenant la chose tout simplement, avec une bonnehumeur indulgente.

« Et alors, ma vieille ?

– N’y a-t-il rien au monde, rien que vousn’ayez envie de me dire ? »

Il se détourna un peu vers le mur, élevant samain pour la regarder, comme l’on voit faire aux enfantsmalades.

« Je vous l’ai dit, je vous l’ai dit cematin. »

Comme je souffrais pour lui !

« … que tout ce que vous désirez, c’est que jene me tracasse pas. »

Il me regarda comme quelqu’un qui se voitenfin compris : puis, le plus doucement du monde :« … que vous me laissiez tranquille », dit-il.

Il y mettait jusqu’à une étrange petitedignité, quelque chose qui me contraignit à me lever, et cependant,lorsque je fus debout, me retint encore près de lui. Dieu sait queje ne voulais pas le persécuter, mais je sentais que lui tourner ledos, après sa petite phrase, c’était l’abandonner, ou, plusexactement, le perdre.

« Je viens de commencer une lettre àvotre oncle, dis-je.

– Eh bien, finissez-la, maintenant. »

J’attendis une minute.

« Qu’était-il arrivéavant ? »

Il leva les yeux sur moi :

« Avant quoi ?

– Avant votre retour ici. Et avant votredépart, aussi. »

Il garda quelque temps le silence, mais ne mequitta pas des yeux.

« Ce qui était arrivé ? »

Elle m’émut à un tel point, l’intonation deces mots, où il me sembla pour la première fois reconnaître lafaible, la mince palpitation d’une conscience renaissante, – ellem’émut à un tel point que je tombai à genoux près du lit, jouant madernière chance de le reprendre jamais :

« Cher petit Miles, cher petit Miles, sivous saviez combien je désire vous aider ! Mais cela, celaseulement, et j’aimerais mieux mourir que vous faire de la peine,ou un tort, j’aimerais mieux mourir que toucher un cheveu de votretête sans votre aveu. Cher petit Miles, – oui, je m’avançaijusque-là, dussent les bornes être dépassées, – ce que je veux,c’est que vous m’aidiez à vous sauver ! »

Mais, l’instant d’après, je savais que j’avaisété trop loin. Je reçus instantanément une réponse à mon appel,mais elle vint sous la forme d’un souffle formidable, d’une boufféed’air glacé et d’une secousse de toute la chambre, comme si, cédantau vent sauvage, la fenêtre s’y fût abattue.

Le petit jeta un grand cri aigu qui, perdudans ce fracas, pouvait passer indistinctement, quoique je fussebien près de lui, pour une exclamation, soit de jubilation, soit deterreur. Je sautai sur mes pieds et me trouvai dans l’obscurité.Nous demeurâmes ainsi un moment, tandis que je jetais les yeux,tout égarée, autour de moi : je vis alors que les rideauxtirés étaient immobiles et la fenêtre fermée.

« Mais la bougie est éteinte,m’écriai-je.

– C’est moi qui l’ai soufflée, ma chère, » ditMiles.

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