Le Tour d’écrou

XIV

C’était très bien d’avoir pu garder le contactavec eux, mais leur parler se révéla, autant que jamais, un effortau-dessus de mes forces. Vue de près, la situation d’aujourd’hui meprésentait des difficultés aussi insurmontables que lesprécédentes. Cette situation dura un mois, avec de nouvellesaggravations, des traits particuliers, dont le plus saisissant, quis’accentua de jour en jour, était l’ironie, consciente et légère,de mes élèves. Ce n’était pas – j’en suis aussi certaineaujourd’hui qu’alors – l’effet seulement de mon infernaleimagination ! il était facile de discerner qu’ils étaient aucourant de mes embarras, et que nos étranges relationstransformaient, en une certaine manière, l’atmosphère dans laquellevous vivions – et cela dura longtemps. Je ne veux pas dire qu’ilsclignaient de l’œil ou qu’ils fissent rien de vulgaire, car, pourcela, il n’y avait rien à craindre d’eux. Ce que je veux dire, dumoins, c’est que l’élément innommé et insaisissable grandissaitentre nous aux dépens de tout le reste et que, pour éviter avectant de bonheur les occasions scabreuses, il fallait entre nous unbien fort consentement tacite.

Les choses se passaient comme si, par moments,nous arrivions en vue d’objets devant lesquels il nous fallaittourner court, abandonnant subitement des routes qu’on s’apercevaitêtre des impasses, fermant, avec un bruit qui attirait nos regardsles uns sur les autres, – car, comme tous les bruits, c’étaittoujours plus fort que nous ne l’aurions voulu, – des portesindiscrètement ouvertes. Tous les chemins mènent à Rome et, àcertains moments, il semblait que tous les sujets d’études et tousles thèmes de conversation frôlassent le terrain défendu. Leterrain défendu, c’était, d’une façon générale, le retour des mortssur terre, et, tout spécialement, la discussion de ce qui peutsurvivre, dans la mémoire, d’amis perdus par de jeunes enfants. Ily avait des jours où j’aurais juré que l’un poussait l’autre d’uncoup de coude invisible, et lui disait : « Elle croitqu’elle y est, cette fois-ci, mais elle n’y arriverapas ! » « Y être » aurait été de se permettre,par exemple, une fois par hasard, une allusion à la dame qui lesavait préparés à ma direction.

Ils avaient un appétit, insatiable etcharmant, pour certaines anecdotes de mon existence dont je lesavais régalés mainte et mainte fois… Ils savaient tout ce quim’était jamais arrivé, possédaient, dans les moindres détails,l’histoire de mes plus petites aventures, ainsi que de celles demes frères, de mes sœurs, du chien et du chat de la maison aussibien que beaucoup d’autres sur les manies originales de mon père,le mobilier et la disposition de notre demeure, et la conversationdes vieilles femmes de mon village. En comptant tout, il y avaitpas mal de choses à propos desquelles on pouvait bavarder, pourvuque l’on allât vite, qu’on se s’attardât pas et que l’on sûtinstinctivement quand et où il fallait moduler. Ils avaient un artparticulier pour tirer les ficelles de mon imagination ou de mamémoire ; et quand toutes ces circonstances me reviennent, ilme semble que rien ne me donnait davantage l’impression que j’étaisguettée d’un abri soigneusement caché. En tout cas, ce n’était quelorsqu’il s’agissait de ma propre vie, de mon propre passé et demes propres amis que nous nous sentions à l’aise : état dechoses qui les amenait parfois, sans nécessité, à évoquer, parsociabilité pure, des souvenirs puérils.

J’étais invitée, sans qu’une liaison d’idéesnous y eût amenés, à répéter le mot célèbre de Gros-Pierre, ou àconfirmer des détails déjà connus sur l’intelligence du poney dupresbytère.

C’était tantôt à de semblables moments, tantôtà d’autres, tout à fait différents, que mon « épreuve »,ainsi que je l’ai appelée, me devenait, avec la tournure actuelledes événements, plus amère et plus difficile. Le fait que les jourss’écoulaient sans m’apporter de nouvelle rencontre aurait dû,semble-t-il, verser quelque apaisement à mes nerfs surexcités.

Depuis la légère émotion de cette secondenuit, où, du palier, j’avais reconnu la présence d’une femme sur lapremière marche d’en bas, je n’avais rien vu, dehors ou dedans lamaison, qu’il eût mieux valu ne pas voir. Je m’étais attendue àvoir Quint à plus d’un tournant, et maintes fois, la situation,simplement par je ne sais quelle atmosphère sinistre, m’avait parupropre à une apparition de miss Jessel. L’été avait tourné, l’étéétait passé, l’automne s’était abattu sur Bly, y éteignant à deminotre belle lumière. Ce beau lieu, sous le ciel gris, avec sescorbeilles flétries, ses espaces dénudés et ses feuilles morteséparses, paraissait un théâtre où la pièce est finie de jouer,quand les programmes froissés jonchent le sol. Je retrouvaisexactement l’état de l’atmosphère, les nuances de sonorité et desilence, l’indicible, l’inexprimable impression d’être arrivée au« moment voulu », tout un ensemble de circonstances quime rendait de nouveau – assez longtemps pour que je la puisse noter– cette sensation de médium où j’étais plongée, ce beau soir dejuin, lorsque Quint m’était apparu pour la première fois ;dans laquelle aussi, après l’avoir vu derrière la vitre, je l’avaisvainement cherché dans les taillis environnants. Oui, jereconnaissais les signes, les présages, je reconnaissais le temps,le lieu. Mais tout demeurait vide et inanimé, et moi-même indemne,respectée, – si l’on peut dire « respectée » une jeunefemme dont la sensibilité à été, non pas amoindrie, mais exaspérée,de la façon la plus extraordinaire !

Dans ma conversation avec Mrs. Grose àpropos de cette horrible scène de Flora, près de l’étang, jel’avais rendue perplexe en lui disant que, maintenant, jeregretterais bien plus de perdre mon étrange pouvoir que de leconserver ; et je lui avais longuement expliqué l’idée qui medominait : que les enfants vissent les spectres ou non, –puisque d’ailleurs il n’était pas encore définitivement prouvéqu’ils les vissent, – je préférais infiniment, pour leursauvegarde, courir le risque à moi seule. J’étais prête au pire. Cequi m’avait alors transpercée comme d’un poignard, était la penséeque mes yeux pussent être scellés tandis que les leurs eussent étégrands ouverts. Eh bien ! mes yeux étaient scellés à présent,il le semblait bien – conclusion pour laquelle il paraissaitblasphématoire de ne pas remercier Dieu. – Hélas ! il y avaitune difficulté à cela : je l’eusse remercié de toute mon âme,n’eût été la conviction – égale à cette reconnaissance – que mesenfants avaient un secret.

Comment, aujourd’hui, retracer les étrangesétapes de mon obsession ? À certains moments, quand nousétions ensemble, j’aurais pu jurer que, littéralement, – en maprésence, mais sans que j’en eusse la sensation directe, – ilsrecevaient des visiteurs qu’ils connaissaient et accueillaientcordialement. À ces moments-là, si je n’eusse été retenue par lacrainte que le remède ne fût pire que le mal qu’il voulaitcombattre, mon exaltation se serait donné libre cours :« Ils sont là, ils sont là, petits malheureux, me serais-jeécriée, vous ne pouvez pas le nier, maintenant ! ». Maisles petits malheureux niaient tout avec les forces unies de leursociabilité et de leur tendresse, dans les abîmes cristallinsdesquelles – tel l’éclair d’une écaille de poisson dans le torrent– scintillait ironiquement l’avantage qu’ils avaient sur moi. À lavérité, mon trouble avait été plus profond que je ne croyais, cettenuit où, à la recherche sous les étoiles de Peter Quint ou de missJessel, j’avais découvert l’enfant sur le repos duquel j’étaischargée de veiller, et qui était rentré avec moi, conservant sonmême regard si doux : ce doux regard, qu’il avait, dès lepremier moment, et sur le lieu même, dirigé tout droit surmoi ; ce doux regard levé au ciel, avec lequel, des créneauxqui nous dominaient, se plaisait à jouer la hideuse apparition deQuint. Pour un bouleversement, on peut dire que ma découverte, àcette occasion, en avait été un plus profond qu’aucun autre, etc’était essentiellement d’un état d’âme bouleversé que je tiraisles conclusions présentes. J’en étais quelquefois harassée à un telpoint que je m’enfermais pour répéter à haute voix : c’était àla fois un soulagement inexplicable et un renouvellement dedésespoir – la scène qui me permettrait d’aborder le fond de laquestion. J’en approchais, tantôt d’un côté et tantôt d’un autre,tout en parcourant ma chambre avec agitation, mais toujours, aumoment affreux d’articuler les noms propres, mon couragem’abandonnait.

Tandis que les syllabes mouraient sur meslèvres, je me disais que j’allais peut-être les aider à se formerune image infâme, si, en les prononçant, ces noms hideux, jeviolais l’instinctive délicatesse la plus rare que jamais sansdoute eût connue salle d’études. Quand je me disais :« Eux ont assez de tact pour se taire, et toi, avec toute laconfiance qu’on te témoigne, assez de vilenie pour vouloirparler », je me sentais devenir écarlate, et je me couvrais lafigure de mes mains.

Après ces scènes secrètes, je bavardais plusque jamais, pleine de volubilité, jusqu’au moment où survenait unde nos prodigieux et tangibles silences, – je ne puis les qualifierautrement, – une étrange sensation d’étourdissement,d’entraînement, – je cherche les termes justes – enveloppée dans uncalme, une suspension absolue de toute manifestation de vie. Ellen’avait pas de rapport avec le plus ou moins de tapage que nouspouvions être en train de faire, et je pouvais la percevoir, àtravers n’importe quel éclat de gaieté, quelle récitation plusrapide, ou quel accord bruyant du piano. Alors, alors, les autres,les intrus étaient là. Bien qu’ils ne fussent pas des anges, ils« passaient », comme on dit en France, me faisant frémir,tant que durait leur présence, de la crainte qu’ils n’adressassentà leurs jeunes victimes quelque message plus infernal, ou quelquevision plus ardente que ce qu’ils avaient jugé assez bon pourmoi.

L’idée qu’il m’était le plus difficiled’éloigner était celle, si cruelle, que, quoique j’eusse vu, Mileset Flora voyaient davantage : choses terribles, impossibles àdeviner, et qui surgissaient des affreux moments de leur viecommune d’autrefois. De telles choses, naturellement, laissaientdans l’atmosphère, pour quelque temps, comme une glacesuperficielle que nous nous refusions à reconnaître, vociférant àl’unisson ; et, tous trois, après maintes répétitions, avionsacquis un tel entraînement, que, chaque fois, pour indiquer la finde l’incident, nous exécutions automatiquement les mêmesmouvements. En tout cas, il était frappant que les enfants vinssentrégulièrement, sans la moindre raison, m’embrasser comme des fous,et ne manquassent jamais, l’un ou l’autre, de poser la précieusequestion qui nous avait fait traverser plus d’un passagepérilleux : « Quand pensez-vous qu’il viendra ? Necroyez-vous pas que nous devrions lui écrire ? » Rien –l’expérience nous l’avait appris – ne valait cette demande pourchasser tout embarras. « Il », bien entendu, c’étaitl’oncle de Harley Street, et nous vivions dans la convention,abondamment exprimée, qu’il pouvait à tout instant arriver et semêler à notre cercle. Il était impossible de donner moinsd’encouragement à une doctrine qu’il ne l’avait fait à celle-ci,mais si nous n’avions pas eu le soutien de cette doctrine, nousnous serions privés, les uns et les autres, de quelques-unes de nosplus belles mystifications. Il ne leur écrivait jamais :c’était peut-être égoïste, mais cela faisait partie de la confianceflatteuse qu’il avait placée en moi, car la façon dont un hommerend à une femme son hommage le plus flatteur a tendance à n’êtreque l’accomplissement souriant d’une des lois sacrées de sonconfort personnel. Ainsi j’étais persuadée que je restais fidèle àma promesse de ne jamais le troubler en donnant à entendre à nosjeunes amis que leurs lettres n’étaient que d’aimables exerciceslittéraires : elles étaient trop jolies pour être mises à laposte. Je les conservais pour moi ; je les possède encoretoutes, à cette heure. Cette règle que je m’étais imposée neservait qu’à augmenter l’effet satirique de leur perpétuellesupposition, qu’à tout instant il pouvait apparaître au milieu denous. C’était exactement comme si nos jeunes camarades se rendaientcompte du point auquel une telle visite, plus que tout le reste,aurait été embarrassante pour moi.

D’ailleurs, regardant en arrière, rien ne meparaît plus extraordinaire que le simple fait de n’avoir jamaisperdu patience avec eux, en dépit de mes nerfs tendus et de leurtriomphe latent. Adorables, oui, vraiment, ils devaient l’être, jele sens maintenant, puisqu’en ces jours passés je ne les haïssaispoint. Cependant, si le soulagement ne fût point survenu, monexaspération, à la longue, ne m’eût-elle pas trahie ? Ceciimporte peu, car le soulagement vint. Je le nomme« soulagement », bien que ce ne fût que celui que procurela rupture d’une corde trop tendue, ou le coup de tonnerre, un jourd’orage. Enfin, au moins, c’était un changement : et il arrivacomme un éclair.

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