Le Tour d’écrou

IX

C’était vrai, en somme, ce que j’avais dit àMrs. Grose : il y avait dans cette affaire des abîmes,des possibilités, que je n’avais pas le courage de sonder ; desorte que, lorsque une fois de plus, après que nous nous fûmesunies dans ce sentiment de stupeur que nous inspirait toutel’aventure, nous reconnûmes d’un commun accord qu’il était de notredevoir de résister aux fantaisies extravagantes d’imagination. Ilfallait au moins garder son sang-froid, si tout le reste nouséchappait, – bien que cela fût difficile devant ce qui, dans cetteprodigieuse aventure, semblait le moins discutable.

Tard dans la soirée, alors que toute la maisonétait plongée dans le sommeil, nous causâmes de nouveau dans machambre ; et elle alla jusqu’à reconnaître, sans doute aucun,que j’avais vu, réellement vu, ce que j’avais vu.

Pour l’en convaincre formellement, je n’avaisqu’à lui demander comment, si j’avais inventé l’histoire, ilm’avait été possible de faire de chacune des personnes quim’étaient apparues un portrait révélant dans les moindres détailsles signes particuliers, portraits à l’exhibition desquels elle lesavait instantanément reconnus et nommés. Elle désirait,naturellement, – on ne pouvait le lui reprocher, – étouffer toutel’histoire, et je me hâtai de l’assurer que l’intérêt que j’yportais moi-même avait pris maintenant la forme de la rechercheardente d’un moyen pour y échapper.

Je me rangeai cordialement à son opinion que,vraisemblablement, les visions se répétant, – et nous étionscertaines qu’elles se répéteraient, – je m’habituerais au danger,déclarant ouvertement que mon risque était subitement devenu lemoindre de mes soucis. C’était mon dernier soupçon qui étaitintolérable, et cependant, à cette complication même, les dernièresheures de la journée avaient apporté un soulagement.

En la quittant, après mon premier accès dedésespoir, j’étais naturellement retournée auprès de mes élèves,associant le remède propre à guérir mon bouleversement à cetteimpression de charme qu’ils dégageaient, impression que j’avaisdéjà reconnue être une ressource sur laquelle je pouvais compter etqui ne m’avait encore jamais failli. En d’autres termes, je m’étaissimplement replongée dans la société particulière de Flora, etalors je m’aperçus – ce fut presque une ivresse – que sa petitemain consciente savait se poser sur le point douloureux. Ellem’avait regardée avec une tendre curiosité, puis m’avait accusée,les yeux dans les yeux, d’avoir pleuré. Je supposais que lesvilaines traces de larmes étaient effacées, mais dans l’effusion decette charité infinie, je me réjouis, littéralement, qu’ellesn’eussent pas entièrement disparu. Contempler le bleu profond desyeux de l’enfant, et déclarer leur beauté un piège de précocehabileté, aurait été se rendre coupable d’un cynisme auquel,naturellement, je préférais sacrifier mon jugement, et, autant quefaire se pouvait, mon inquiétude. On ne peut sacrifier son jugementsimplement parce qu’on le désire, mais l’on pouvait dire – ainsique je me le répétai mainte et mainte fois jusqu’à l’aube – qu’avecla voix de nos jeunes amis résonnant dans l’air, leurs petits corpsserrés sur le cœur et leurs visages embaumés contre la joue, toutdans l’univers s’évanouissait, – tout, excepté leur enfance et leurbeauté. – C’était dommage – je le dis une fois pour toutes – que,tout de même, il me fallût faire entrer en ligne de compte lesgestes subtils qui, l’après-midi, près du lac, avaient rendumiraculeuse ma maîtrise de moi-même. C’était dommage d’êtrecontrainte d’analyser de nouveau la réalité de ce moment-là, et derépéter que je m’étais sentie envahie par la révélation que cetteinconcevable communion, surprise par moi, devait être, pour toutesdeux, chose d’habitude. C’était dommage que j’eusse à balbutier denouveau les raisons qui ne m’avaient pas laissé hésiter un instantà croire que la petite fille voyait notre visiteuse aussi bien queje voyais actuellement Mrs. Grose elle-même, et qu’elledésirait, pour autant qu’elle avait cette vision, me faire croirequ’elle ne l’avait pas, – et en même temps, sans rien démasquerd’elle-même, arriver à deviner si, moi, j’avais vu quelque chose. –C’était dommage qu’il me fallût récapituler les inquiétantespetites manœuvres avec lesquelles elle avait cherché à divertir monattention : le très perceptible accroissement de son activité,la plus grande intensité de son jeu, sa chanson, son babillagepuéril et son invitation à gambader.

C’était dommage… et cependant, si je nem’étais pas laissée aller à cet examen, – dans le but de me prouverqu’il n’y avait rien, – j’aurais laissé échapper les deux ou troisvagues motifs de réconfort qui me restaient. Par exemple, jen’aurais pas pu réitérer à mon amie l’assurance que j’étaiscertaine au moins de ne pas m’être trahie – ce qui était autant degagné. – Je n’aurais pas, sous l’empire de ma détresse d’esprit, demon besoin désespéré de savoir, – je ne sais vraiment commentm’exprimer, – je n’aurais pas de nouveau imploré un éclaircissementqui ne se pouvait obtenir qu’en mettant ma compagne au pied du mur.Petit à petit, pressée par moi, elle m’en avait déjà dit beaucoup.Mais il restait un mauvais petit coin noir, dont l’ombre venaitencore, par moment, me frôler comme une aile de chauve-souris. Etje me rappelle comment, saisissant l’occasion, – la maison étaitendormie et la conjonction de notre risque et de notre veillesemblaient me venir en aide, – je sentis toute l’importance qu’il yavait maintenant à soulever le dernier pli du rideau.

« Je ne crois à rien de si épouvantable,dis-je (je m’en souviens) ; non, non, ma chère, que ce soitclairement établi entre nous, je ne le crois pas. Mais si je lecroyais, vous savez, il y a quelque chose que j’exigerais de vous,maintenant, et sans vous épargner le moins du monde, – mais non,absolument pas, pourquoi donc ? À quoi pensiez-vous quand,pleine d’émotion à la lecture de la lettre, avant que Miles fûtrevenu du collège, vous me répondîtes, cédant à mon insistance, quevous ne pourriez pas jurer qu’il ne s’était jamais malconduit ? Il ne s’est jamais mal conduit pendant ces dernièressemaines que j’ai passées avec lui, en le surveillant de si près,il n’a été qu’un imperturbable petit prodige de ravissante etadorable sagesse. Donc, vous auriez très bien pu me donner votreparole, – si vous n’aviez pas, comme il apparaît, su qu’il y avaitune exception. Qu’était-ce que cette exception, et à quellecirconstance de votre expérience personnelle faisiez-vousallusion ? »

C’était une question assez directe, mais nousn’étions pas en veine de légèretés. En tout cas, avant que nous nereçussions de l’aube grise l’avis d’avoir à nous séparer, j’avaisma réponse. Ce qu’avait pensé ma compagne cadrait étrangement avecle reste de l’aventure. C’était – ni plus, ni moins – le fait que,pendant une période de plusieurs mois, Quint et le petit avaientété perpétuellement ensemble. Un incident avait eu lieu, qui étaitle témoignage le plus approprié qu’on pût concevoir. Elle s’étaitrisquée à critiquer la convenance, à signaler l’incongruité d’uneintimité pareille, et, à ce sujet, elle avait été aussi loin qu’unedéclaration explicite à miss Jessel le lui avait permis. MissJessel l’avait pris de très haut, en la priant de se mêler de sesaffaires, et la brave femme, là-dessus, avait entrepris directementle petit Miles. Ce qu’elle lui dit – je finis par le lui arracher –fut qu’elle aimait bien voir les jeunes messieurs ne pas oublierleur rang.

Après cela, je tins encore davantage à luiarracher la suite.

« Vous lui avez rappelé que Quint n’étaitqu’un vulgaire mercenaire ?

– Si vous voulez ! Et sa réponse, enpremier lieu, ne fut pas belle.

– Et en second lieu ? – J’attendis. – Ilrépéta à Quint vos paroles ?

– Non. Pas ça. C’est justement ce qu’iln’aurait fait pour rien au monde. – Elle tenait à me le faireremarquer. – En tout cas, reprit-elle, je suis certaine qu’il neles répéta pas. Mais il nia certaines circonstances.

– Quelles circonstances ?

– Celles où ils se comportaient comme si Quintétait son précepteur, – et un précepteur de haute volée, – et commesi miss Jessel n’était chargée que de la petite demoiselle. Je veuxdire quand il s’en allait avec cet individu et passait des heuresentières avec lui.

– Il a éludé votre question ? Il a ditqu’il ne l’avait pas fait ? »

Son acquiescement fut assez clair pour mepermettre d’ajouter un moment après :

« Je vois : il a menti.

– Oh ! » murmuraMrs. Grose.

Ce murmure suggérait que la chose importaitpeu, et elle le fortifia de la remarque suivante :

« Voyez-vous, après tout, c’étaitindifférent à miss Jessel, elle ne lui défendait pas. »

Je réfléchis.

« Vous présenta-t-il cela comme unejustification ? »

Elle lâcha pied, encore une fois.

« Non, il ne m’en a jamais parlé.

– Il ne vous a jamais parlé d’elle par rapportà Quint ? »

Elle rougissait visiblement, voyant où jevoulais en venir.

« Enfin jamais il ne montra qu’il savaitquelque chose à ce sujet. Il nia, répéta-t-elle, il nia. »

Seigneur, comme je la pressaismaintenant !

« Ainsi vous vous rendiez compte qu’ilsavait ce qui se passait entre ces deux misérables ?

– Je ne sais pas, je ne sais pas, gémit lapauvre femme.

– Si, vous savez, ma pauvre amie,répliquai-je, seulement vous n’avez pas ma terrible audaced’imagination et vous cachez – par timidité, par pudeur et pardélicatesse – jusqu’à cette impression qui, dans le passé, quand,toute seule, vous soupçonniez et tâtonniez en silence, vous rendaitplus malheureuse que tout le reste ! Mais je finirai bien parvous l’arracher. Il avait donc quelque chose, le petit,continuai-je, qui vous faisait croire qu’il couvrait et dissimulaitleurs relations ?

– Oh ! il ne pouvait pas empêcher…

– Que vous n’appreniez la vérité ? Je lepense bien. Mais, grand Dieu ! – et ma pensée m’emportait, –comme cela montre ce qu’ils avaient pu arriver à faire delui !

– Ah ! rien qui ne soit redevenu bienaujourd’hui ! plaida lugubrement Mrs. Grose.

– Je ne m’étonne plus de votre air étrange,continuai-je, lorsque je vous parlai de la lettre envoyée par lecollège !

– Je me demande si j’avais l’air aussi étrangeque vous, rétorqua-t-elle avec une énergie familière. Et s’il étaitalors aussi mauvais que vous voulez bien le dire, comment sefait-il qu’il soit maintenant un ange ?

– C’est vrai – s’il était un misérable àl’école… – Comment, comment cela se peut-il ? Eh bien !lui dis-je éperdue, il faudra me le redemander, bien qu’il faillelaisser passer quelque temps avant que je puisse vous répondre.Mais redemandez-le-moi – criai-je, de telle façon qu’elle meregarda, stupéfaite, il y a des directions où je ne veux pasm’engager pour le moment, – et je revins au premier exemple citépar elle, celui auquel elle venait de faire allusion : lapossibilité, rassurante chez notre garçon, de commettre une faute àl’occasion. – Si Quint, – je pense à la remontrance que vous fîtesau moment dont vous parliez, – si Quint était un vulgairemercenaire, je devine que l’une des choses que Miles vous réponditfut que vous en étiez une autre. »

Là encore, son acquiescement fut tel que jecontinuai :

« Vous lui avez pardonné cela ?

– Ne l’auriez-vous pas fait ?

– Oh si ! » et, dans la paixnocturne, quelque étrange que put paraître une telle hilarité, nousne pûmes nous empêcher de rire. Puis je continuai :

« En tout cas, pendant qu’il était avecl’homme…

– Miss Flora était avec la femme et ça leurconvenait à tous. »

Et, à moi aussi, cela n’allait que tropbien : j’entends que cela me semblait aller trop bien avec lesoupçon mortel que je travaillais justement à étouffer. Mais jeréussis à brider l’expression de ma pensée si bien que, pourl’instant, je ne donnerai point d’autre éclaircissement que madernière phrase à Mrs. Grose : « Je vous avoue quece que vous me dites de son mensonge et de son insolence mesemblent des symptômes moins encourageants que je n’espérais de larévélation en lui de la nature humaine. Tout de même, fis-je,rêveuse, j’en tiendrai compte, car, plus que jamais, je sens qu’ilfaut veiller. »

L’instant d’après, je me surpris à rougir envoyant, à l’expression du visage de mon amie, combien elle luiavait plus complètement pardonné que son anecdote ne portait mapropre tendresse à le faire. Elle marqua plus particulièrement cesentiment, quand, à la porte de la salle d’études, elle mequitta.

« Sûrement, vous ne l’accusez pas…

– D’entretenir un commerce qu’il medissimule ? Ah ! rappelez-vous que, jusqu’à nouvel ordre,je n’accuse personne, – et avant de refermer sur la porte, – ellese préparait à rejoindre son propre domicile :

– Je n’ai qu’à attendre », prononçai-je,en manière de conclusion.

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