Le Tour d’écrou

XXI

Tout à fait comme dans le cimetière avecMiles, nous nous trouvions maintenant au pied du mur. Bien que jem’attendisse à l’effet que ne pouvaient manquer de produire lessyllabes de ce nom, qui n’avait jamais été prononcé entre nous, lasubite expression de rage blessée que revêtit alors le visage del’enfant fit, pour ainsi dire, ressembler ma brusque interruptiondu silence à un fracas de vitres brisées. Cela vint s’ajouter aucri que Mrs. Grose, atterrée par ma violence, jeta comme pours’interposer entre nous et atténuer le coup que je frappais.C’était celui d’une créature bouleversée, – blessée plutôt, – et,quelques secondes plus tard, à mon tour, je faisais entendre ungémissement sourd. Je saisis ma collègue par lebras : » Elle est là, elle est là ! »

Miss Jessel se tenait debout sur le bordopposé, exactement comme l’autre fois. Chose bizarre ! Je merappelle que le premier sentiment que sa vue éveilla en moi fut unfrémissement de joie d’avoir enfin obtenu une preuve indéniable.Elle était là : mes accusations étaient donc justifiées ;elle était là, je n’étais donc ni cruelle, ni folle. Elle étaitlà ; la pauvre Mrs. Grose, éperdue d’angoisse, seraitconvaincue ; et avant tout, je voyais Flora confondue :aucun moment de cette période monstrueuse de ma vie ne futpeut-être si extraordinaire que celui où je lui adressaipositivement – avec la conviction que, tout pâle et insatiabledémon qu’elle fût, elle le recevrait et le comprendrait – unmessage inarticulé de gratitude. Elle se dressait, toute droite,sur le lieu même que mon amie et moi, venions de quitter, et, surtout le long parcours de son désir, pas un atome de sa malignité nemanquait son but. Cette première acuité de vision et d’émotion nedura que quelques secondes, pendant lesquelles je fus frappée parl’expression des yeux clignotants et stupéfaits de Mrs. Grose.Voyait-elle enfin, elle aussi, le prodige que je lui désignaisobstinément du doigt ? Je reportai précipitamment mes regardssur l’enfant.

La révélation de la manière dont Florasubissait cette épreuve me saisie, à vrai dire, infiniment plus quesi je l’eusse trouvée, elle aussi, tout simplement en proie à unecertaine agitation. Je n’allais pas, bien entendu, jusqu’àm’attendre, de sa part, à un trouble révélateur. Notre poursuitel’avait préparée et mise sur ses gardes, elle saurait réprimertoute émotion capable de la trahir. Mais je me sentis fort émue aupremier symptôme d’une attitude à laquelle je ne m’attendais pas.De la voir, – sans qu’un muscle remuât dans ce petit visage rose, –non pas même feindre de regarder dans la direction du prodige quej’annonçais, mais, au lieu de cela, se tourner vers moi avec uneexpression de gravité calme et sévère, une expression absolumentnouvelle et sans précédent, qui semblait lire à travers moi,m’accuser et me juger, – c’était là un trait qui, en quelque sorte,transformait la petite fille elle-même en une image de menace et depéril.

Son calme m’ébahissait, bien que, plus quejamais à ce moment-là, je fusse certaine qu’elle voyait tout,qu’elle savait tout. Alors, poussée par la nécessité immédiate deme défendre, j’en appelai passionnément à son témoignage.

« Elle est là, petite malheureuse, là,là, là, et vous le savez aussi bien que moi ! »

J’avais, peu de temps auparavant, dit àMrs. Grose qu’à ces moments-là elle n’était plus une enfant,mais une vieille, vieille femme, et rien ne pouvait confirmer cettedéclaration d’une manière plus évidente que la façon avec laquelle,pour toute réponse, elle prenait, sans condescendre à la moindreémotion, une attitude de réprobation de plus en plus manquée qui,tout à coup, se figea totalement.

J’étais alors – s’il m’est possible derassembler les traits épars de cette scène – plus épouvantée par ceque je puis proprement appeler « son jeu » que par toutle reste, bien que, simultanément, je m’aperçusse que j’avaismaintenant Mrs. Grose formidablement contre moi. En tout cas,le moment d’après, tout s’effaçait, pour ne me laisser sensiblequ’au visage enflammé et à la bruyante protestation scandalisée dema vieille compagne, où éclatait sa violente désapprobation :« Est-il possible d’avoir une si horrible disposition,mademoiselle ! Mais où voyez-vous la moindrechose ? »

Je ne pus que la saisir brusquement, carpendant même qu’elle parlait, la hideuse, la vile présence étaitlà, claire comme le jour, et indomptable. Cela avait déjà duré uneminute, et cela dura tandis que je continuais – tenant ferme macollègue, la poussant vers elle, la lui présentant – à la luidésigner du doigt : » Vous ne la voyez pas ?comme nous, nous la voyons ? vous dites que non ? encorenon ? maintenant ? Mais c’est aussi éclatant qu’un feuardent ! Mais regardez donc, oh chère, chère amie, regardezseulement ! »

Elle regardait, comme je regardais moi-même,et avec son profond gémissement qui exprimait la négation, larépulsion, la compassion, avec le mélange de sa pitié pour moi etd’un grand soulagement de son heureux aveuglement, elle me donnaitl’impression dont je fus, même alors, profondément touchée, qu’ellem’aurait soutenue, si elle l’avait pu. J’aurais eu grand besoin dece secours, car, au coup fatal que me portait cette preuve que sesyeux étaient scellés sans aucun espoir, se joignait l’impression del’écroulement de ma propre situation ; je sentais, je voyaisla livide miss Jessel, de sa position inexpugnable, précipiter madéfaite, et plus que tout, la stupéfiante petite attitude de Florame fit instantanément mesurer ce qui m’attendait désormais. Etvoici que Mrs. Grose, violemment et complètement, adoptaitcette même attitude, se répandant en un torrent de parolesrassurantes et essoufflées, cependant qu’au fond de moi-même, àtravers le sentiment de ma ruine, perçait celui de mon prodigieuxtriomphe personnel.

« Elle n’est pas là, chère petitedemoiselle, personne n’est là, et vous ne voyez rien, pauvrechérie. Comment la pauvre miss Jessel pourrait-elle… puisqu’elleest morte et enterrée, la pauvre miss Jessel ? Nous le savonsbien, nous, – n’est-ce pas, mon amour ? » – Etbalbutiante, elle suppliait l’enfant. « Tout ça, c’est uneerreur, c’est une blague, des histoires, et nous allons rentrer leplus vite que nous pourrons. »

Notre jeune compagne acquiesça à ceci avec sonétrange sécheresse toute confite de convenance, et, de nouveau, –Mrs. Grose s’étant relevée, – je les voyais debout, unies, àce qu’il semblait, contre moi, dans une scandaleuse opposition.Flora continuait à me fixer, avec son petit masque froid, donttoute affection avait disparu. Je l’ai déjà dit :littéralement, hideusement figée, elle était devenue commune,presque laide.

« Je ne sais pas ce que vous voulez dire.Je ne vois personne. Je ne vois rien. Je n’ai jamais rien vu. Jevous trouve méchante, je ne vous aime plus. »

Et, après cette sortie, qui aurait pu être lefait d’une impertinente et vulgaire petite fille des rues, elleétreignit Mrs. Grose plus fort et enfouit dans ses jupes sonhorrible petit visage. De cet asile, elle éclata en une lamentationpresque furieuse.

« Emmenez-moi, emmenez-moi, oh !emmenez-moi loin d’elle !

– Loin de moi ? demandai-je,haletante.

– Loin de vous, de vous ! »cria-t-elle.

Mrs. Grose elle-même parutdéconcertée ; pour moi, il ne me restait plus qu’à renouvelermes communications avec la figure qui, du bord opposé, – sans unmouvement, rigidement attentive comme si nos voix lui parvenaient àtravers l’intervalle qui nous séparait, – assistait à toute cettescène, présence aussi formidable pour présider à ma défaite qu’ellel’était peu pour mon service. La misérable enfant avait parléexactement comme si elle puisait à une source étrangère chacun deses petits mots acérés. Aussi, désespérée de tout ce qu’il mefallait subir sans pouvoir répliquer, je me bornai à secouertristement la tête. « Si j’avais jamais douté, mon doutedisparaîtrait aujourd’hui : j’ai vécu longtemps avec l’amèrevérité – et maintenant elle me presse de toutes parts. – Oui, jevous perds ; j’ai voulu agir, et vous avez su, sous sadirection, – de nouveau j’affrontai, au-delà de l’étang, l’infernaltémoin, – employer le moyen facile et parfait de m’en empêcher.J’ai fait de mon mieux, mais je vous perds. Adieu. » ÀMrs. Grose, j’adressai, impérativement, et presque hors demoi-même, un « Partez, partez ! » auquel elle sesoumit avec un air de profonde détresse ; mais, prenantpossession de la petite fille, silencieusement et nettementconvaincue, en dépit de sa cécité, que quelque chose d’affreuxvenait de se passer, et que quelque cataclysme nous engloutissait,elle se retira, avec toute la rapidité possible, par le même cheminque nous avions pris pour venir.

De ce qui se passa, immédiatement après que jefus seule, je n’ai pas gardé le souvenir… Tout ce que je sais,c’est qu’au bout d’un quart d’heure, peut-être, une sensationd’humidité odorante et de rudesse, qui pénétrait ma douleur d’unfrisson glacé, me fit comprendre que j’avais dû me jeter la facecontre terre, en m’abandonnant à l’égarement de mon chagrin.J’avais dû rester longtemps prostrée, pleurant et gémissant, carlorsque je relevai la tête, le jour avait presque disparu. Je memis debout, je regardai, dans le crépuscule, l’étang grisâtre etses sombres bords hantés, puis je repris ma triste et péniblecourse vers la maison. Lorsque j’eus atteint la petite portepratiquée dans la barrière, je découvris, à mon vif étonnement, quele bateau n’était plus là, ce qui m’incité à de nouvellesréflexions sur l’extraordinaire présence d’esprit de Flora. Ellepassa la nuit, par une tacite – et, si l’épithète n’était pas sigrotesquement hors de saison, par une heureuse – entente avecMrs. Grose. Je ne vis ni l’une ni l’autre à mon retour, maisd’un autre côté, par une compensation assez ambiguë, je vis Milesabondamment. Sa compagnie me fut octroyée en une telle« quantité », – je ne puis user d’un autre terme, – queje puis presque dire qu’elle prit, dans nos rapports, uneimportance jamais encore atteinte. Aucune de mes soirées à Bly nedevait revêtir l’inquiétante couleur de celle-là : mais malgrécela, – et aussi malgré le profond abîme de consternation quivenait de s’ouvrir sous mes pieds, – il y eut dans le reflux, ledéclin de ce soir-là, une triste et incroyable douceur. En arrivantà la maison, je ne m’étais même pas inquiétée du petit, j’étaisallée tout droit à ma chambre, je ne fis que changer de vêtements,mais, d’un coup d’œil, je saisis néanmoins maint témoignagematériel de ma rupture avec Flora. Toutes ses petites affairesavaient été enlevées. Un peu plus tard, mon thé me fut apporté parla servante, dans la salle d’études, auprès du feu ; je ne fisaucune enquête au sujet de mon autre élève. Qu’il usât de saliberté maintenant ! Il l’avait conquise.

Eh bien ! il l’avait conquise, en effet.Et elle lui servit – du moins partiellement – à se présenter vershuit heures et venir s’asseoir silencieusement auprès de moi. Aprèsque le thé eut été enlevé, j’avais soufflé les bougies et tiré monfauteuil plus près de la cheminée ; j’étais pénétrée d’unfroid mortel et il me semblait que je ne me réchaufferais jamais.Il s’arrêta un moment à la porte, comme pour me regarder :j’étais assise auprès du feu, livrée à mes pensées ; commes’il voulait les partager, il vint à l’autre angle de la cheminéeet se posa sur une chaise. Nous demeurâmes là, assis, dans uneimmobilité absolue. Néanmoins, je sentais qu’il désirait êtreauprès de moi.

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