Le Tour d’écrou

XVII

Je m’attendais tellement à ce que le retourdes autres s’accompagnât d’une demande d’explication, que jeressentis un trouble nouveau en ne rencontrant chez eux quediscrétion et mutisme au sujet de mon absence. Au lieu dem’accabler gaiement et de me câliner, ils ne firent aucune allusionà ma désertion, et, pour le moment, je n’eus plus – m’apercevantqu’elle aussi ne disait rien – qu’à me livrer à l’étude du visagede Mrs. Grose.

Le résultat de cette étude m’apporta laconviction que, d’une façon ou d’une autre, ils l’avaient persuadéede garder le silence, silence que j’étais bien décidée à rompre,dès notre premier entretien privé.

Cette occasion se présenta avant l’heure duthé. Je m’arrangeai pour la saisir cinq minutes, dans la pièce quilui était réservée, où, dans le crépuscule et l’odeur du painchaud, mais tout bien en ordre autour d’elle, je la trouvai assisedevant le feu, paisible, quoique mélancolique. Et c’est ainsi queje la vois, que je la vois le mieux : assise toute droite sursa chaise, regardant la flamme, qui éclaire la pièce à demi obscureet bien cirée, – une bonne grosse image bien propre de chosesrangées, d’armoires fermées à clef, – de repos inéluctable etobligatoire.

« Oui, ils m’ont demandé de ne rien dire,et, pour leur faire plaisir, – au moment où ils étaient là,naturellement, – j’ai promis. Mais que vous est-ilarrivé ?

– Je ne pouvais faire avec vous que lapromenade, dis-je. Il me fallait revenir pour recevoir uneamie. »

Elle s’étonna.

« Une amie, vous ?

– Mais oui, j’en ai une paire. – Et je me misà rire. – Mais… les enfants vous ont-ils donné uneraison ?

– Pour ne pas faire d’allusion à votreabsence ? Oui. Ils m’ont dit que vous le préfériez. Lepréférez-vous ? »

L’expression de mon visage l’avaitsoudainement inquiétée.

« Non. Je le regrette. – J’ajoutai, unmoment après : – Vous ont-ils dit pourquoi je lepréférais ?

– Non. Master Miles dit seulement :« Il ne faut faire que ce qui lui plaît. »

– Je voudrais vraiment qu’il se conformât à ceconseil ! Et Flora, que dit-elle ?

– Miss Flora ? Elle est tropgentille ! Elle dit seulement : « Bien sûr, biensûr » – et moi aussi. »

Je réfléchis un moment.

« Vous aussi, vous avez été tropgentille. Je crois vous entendre tous les trois. Enfin, tout estdit, maintenant, entre Miles et moi.

– Tout ? »

Quel ébahissement chez ma compagne !

« Tout. Mais peu importe ! Je saisce que j’ai à faire. Ma chère, continuai-je, je suis rentrée à lamaison pour causer avec miss Jessel. »

J’avais pris l’habitude de ne pas introduirece nom dans la conversation sans avoir d’abord Mrs. Grose bienen main ; de sorte que, maintenant, elle cligna bravement desyeux, au signal terrifiant donné par mes paroles, mais je pus lamaintenir dans un état relativement calme.

« Causer ? Voulez-vous dire qu’ellea parlé ?

– Cela revient au même. À mon retour, je l’aitrouvée dans la salle d’études.

– Et qu’a-t-elle dit ? »

J’entends encore la brave femme, l’accent desa stupeur candide.

« Qu’elle souffre lestourments… »

À ce trait, elle reconstitua tout le tableau –et blêmit.

« Voulez-vous dire, murmura-t-elle, lestourments des âmes… perdues ?

– Des âmes perdues. Damnées. Et c’est pour leslui faire partager, oui, c’est pour cela… »

À mon tour, d’horreur, la voix me manqua. Macompagne, douée de moins d’imagination, me soutint :« Pour les lui faire partager ?…

– … qu’elle veut Flora. »

À ces mots, Mrs. Grose m’aurait échappé,si je ne m’y fusse attendue. Mais je la maintins sur place, luiprouvant ma prévision.

« Ainsi que je vous l’ai dit, celaimporte peu.

– Parce que vous avez pris votre parti ?Lequel.

– Je suis prête à tout.

– Qu’appelez-vous« tout » ?

– Mais, faire venir ici leur oncle.

– Ah ! mademoiselle, faites-le, parpitié, s’exclama mon amie.

– Je le ferai, oui, je le ferai. C’est monunique branche de salut. Je vous ai déclaré tout à l’heure :tout est dit entre Miles et moi. Eh bien ! après laconversation que nous avons eue tous deux, si Miles croit que j’aipeur de faire venir son oncle, – et s’il se fait des idées sur cequ’il gagne à cela, – il verra qu’il se trompe. Oui, oui, son oncleentendra de ma bouche, ici même, – devant le petit, si c’estnécessaire, – que s’il y a un reproche à m’adresser pour ne m’êtrepas préoccupée de cette question d’une nouvelle école…

– Oui, mademoiselle… et alors ? insistama compagne.

– Eh bien ! c’est à cause de cettehorrible raison. »

Il y en avait tant, maintenant, de ceshorribles raisons, que ma compagne était excusable de demeurer dansle vague.

« Mais laquelle ?

– Eh bien ! cette lettre de son anciencollège.

– Vous la montrerez à Monsieur ?

– J’aurais dû le faire sur-le-champ.

– Oh non ! dit Mrs. Grose avecdécision.

– Je lui exposerai, continuai-je, inexorable,qu’il m’est impossible de m’occuper de cette question quand ils’agit d’un enfant renvoyé…

– Pour des motifs dont nous ne nous doutonspas ! déclara Mrs. Grose.

– Pour mauvaise conduite. Car autrement, pourquel motif ? puisqu’il est tellement remarquable, ravissant etparfait ? Est-il stupide ? A-t-il de mauvaisesmanières ? Est-il infirme ? A-t-il mauvaiscaractère ? Il est délicieux. Donc, ce ne peut être que… cela.Et cela éclaircit tout. Après tout, c’est la faute de leur oncle.S’il jugeait bon de laisser ici de telles gens…

– À la vérité, il ne les connaissait pas lemoins du monde. La faute est la mienne. » Elle était devenuetrès pâle.

« Vous n’aurez pas à en souffrir,répondis-je.

– Et les enfants non plus »,répliqua-t-elle solennellement.

Je gardai le silence. Nous nous regardâmes. Jerepris :

« Alors, que faut-il lui dire ?

– Vous n’aurez besoin de rien lui dire. Cesera moi qui parlerai. »

Je pesai à part moi la valeur de cetteréponse.

« Vous voulez dire que vous luiécrirez ? – Puis me rappelant son ignorance, je rattrapai maphrase :

– Comment communiquez-vous ?

– Je m’adresse au régisseur. Et il écrit.

– Aimerez-vous beaucoup lui faire écrire notrehistoire ? »

Il y avait dans ma question plus de sarcasmeque je n’avais voulu en mettre ; le moment d’après, elleéclatait en sanglots inconséquents. Ses yeux étaient encore pleinsde larmes, lorsqu’elle me dit :

« Ah ! mademoiselle, écrivez,vous !

– Eh bien ! ce soir ! »répondis-je, enfin.

Là-dessus, nous nous séparâmes.

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