Le Tour d’écrou

XXII

Avant qu’un jour nouveau eût lui pour de bondans ma chambre, mes yeux s’ouvrirent sur Mrs. Grose, quim’apportait, au lit, les pires nouvelles. Flora était dans un étatde fébrilité qui pouvait présager une maladie ; elle avaitpassé une nuit sans repos, agitée surtout par la crainte, non deson ancienne, mais de son actuelle institutrice. Ce n’était pascontre le retour possible de miss Jessel sur la scène qu’elleprotestait : clairement et passionnément, c’était contre lemien. D’un bond, je fus sur pied, et les questions se pressaientsur mes lèvres ; elles s’y pressaient d’autant plus que monamie, à ce qu’il était aisé de voir, avait ceint ses reins enprévision de notre rencontre. Je sentis cela aussitôt que jel’interrogeai au sujet de la sincérité de l’enfant, en oppositionavec la mienne.

« Elle persiste à vous soutenir qu’ellen’a vu et n’a jamais vu personne ? »

Évidemment, le trouble de ma visiteuse étaitgrand.

« Ah ! mademoiselle, c’est un sujetsur lequel je ne puis guère la pousser. Et cependant, je dois ledire, je n’aurais pas beaucoup à faire. Cette histoire l’a vraimentvieillie, de la tête aux pieds.

– Oh ! je la vois d’ici. Elle estoffensée, comme le serait une petite personne de haut parage, dusoupçon porté sur sa sincérité, et, en somme, sonhonorabilité : « Quoi, miss Jessel, et avecmoi ! » Ah ! ce qu’elle peut jouer de sonhonorabilité, ce petit bout de femme ! l’impression qu’ellem’a donnée là-bas, hier, a été, je vous assure, ce que j’ai éprouvéde plus bizarre au monde. Cela dépasse tout. Elle ne m’adresseraplus jamais la parole. »

Tant de choses hideuses et obscures tinrentMrs. Grose silencieuse un court instant. Puis elle abonda dansmon sens avec une franchise qui me fit pressentir qu’elle ne s’entiendrait pas là.

« Je ne le crois pas, en effet,mademoiselle. Elle le prend de si haut, là-dessus !

– Et ces manières hautaines, conclussé-je,sont actuellement ce qui la tracasse. »

Oh ! ces manières hautaines ! jelisais sur le brave visage de ma visiteuse qu’il y avait aussi pasmal d’autres choses de plus – et non des moindres.

« Elle me demande toutes les troisminutes si vous allez venir.

– Je vois, je vois. »

De mon côté, j’avais facilement deviné, etau-delà, ce qu’il en était.

« Depuis hier, – et sauf pour répudiertout rapport avec une vilenie pareille, – vous a-t-elle dit un seulmot sur miss Jessel ?

– Non, mademoiselle. Et naturellement, voussavez, ajouta mon amie, j’ai cru ce qu’elle m’a dit près du lac,qu’à cet endroit et à ce moment du moins, il n’y avaitpersonne.

– Comment donc ! et, bien entendu, vousvous en tenez toujours à ce qu’elle vous dit.

– Je ne la contredis pas. Que puis-je faired’autre ?

– Rien au monde ! Vous êtes en présencede la petite personne la plus maligne qui soit. Ils les ont amenés– je parle de leurs deux amis – à un degré supérieur à celui où lanature les avait placés. Et c’était un terrain merveilleux. Floratient maintenant sa plainte, et elle s’en servira pour atteindreson but.

– Oui, mademoiselle. Mais quel but ?

– Quel but ? Celui de parler de moi à sononcle, évidemment. Elle me représentera comme la plus vile descréatures… »

Je défaillis, rien qu’à voir, pour ainsi dire,la scène se peindre sur le visage de Mrs. Grose : pendantun instant, elle parut les avoir réellement là, sous les yeux.

« Lui qui pense tant de bien devous ?

– Il a une singulière façon, j’y pense tout àcoup, – et je mis à rire, – de le prouver. Mais cela n’est rien. Ceque veut Flora, bien entendu, c’est d’être débarrassée demoi. »

Ma compagne me fit bravementconcurrence :

« Ne jamais plus poser les yeux seulementsur vous !

– C’est donc pour cela que vous êtes venue metrouver ? lui demandai-je… pour hâter mondépart ? »

Avant qu’elle eût eu le temps de me répondre,toutefois, je lui damai le pion :

« J’ai une idée meilleure… résultat demes réflexions. Mon départ semble tout indiqué, et, dimanche,j’étais terriblement près de l’exécuter. Pourtant, ce n’est pas àfaire. C’est vous qui partirez : il faut que vous emmeniezFlora d’ici. »

À ces mots, ma visiteuse fut abasourdie.

« Et en quel lieu du monde ?…

– Loin d’ici. Loin « d’eux ». Loin,surtout maintenant, de moi. Droit chez son oncle.

– Seulement pour aller raconter sur votrecompte…

– Non, pas seulement ; mais, de plus,pour me laisser avec mon remède. »

Elle demeurait dans le vague :

« Qu’est-ce donc que votreremède ?

– Votre loyauté, pour commencer. Et puis,celle de Miles. »

Elle me regarda fixement :

« Croyez-vous que ?…

– Qu’il ne se tournera pas contre moi, s’il ena l’occasion ? Oui, j’en conserve encore l’espoir. En toutcas, j’ai envie d’essayer. Allez-vous-en avec sa sœur aussitôt quevous le pourrez, et laissez-moi seule avec lui. »

J’étais moi-même étonnée des réservesd’énergie que je possédais encore, et à cause de cela, peut-être,d’autant plus déconcertée de l’hésitation qu’elle laissa voir, endépit de mon brillant exemple.

« Bien entendu, il y a une conditionindispensable, continuai-je. Ils ne doivent pas se voir, fût-cetrois secondes, avant qu’elle parte. »

Il me vint alors à l’esprit que, malgrél’isolement probable de Flora depuis son retour de l’étang,peut-être était-il déjà trop tard.

« Voulez-vous dire, demandai-jeanxieusement, qu’ils se sont déjà vus ? »

Elle devint toute rouge.

« Ah ! mademoiselle, je ne suis pastout de même si bête que ça ! Quand j’étais obligée de laquitter, – cela est arrivé trois ou quatre fois, – j’ai toujourslaissé une bonne auprès d’elle, et, actuellement, bien qu’elle soitseule, la porte est fermée à clé. Mais… mais… »

Elle en avait trop à dire.

« Mais… mais quoi ?

– Eh bien ! êtes-vous absolument sûre dupetit monsieur ?

– Je ne suis sûre de rien que de vous. Maisdepuis hier soir, un nouvel espoir m’est venu. Je crois qu’ilcherche une occasion. Je crois vraiment qu’il a envie – pauvrepetit misérable ! – de parler. Hier soir, près du feu, et dansle silence, il est resté deux heures avec moi, comme si cela allaitvenir. »

À travers la fenêtre, Mrs. Grose fixa leslueurs grises du jour naissant.

« Et… est-ce venu ?

– Non. Bien que je l’attendisse dans melasser, je dois avouer que cela ne vint pas, et nous nousembrassâmes à la fin, en nous souhaitant le bonsoir, sans avoirrompu le silence, ni avoir fait la moindre allusion à l’état de sasœur et à son absence. Tout de même, continuai-je, si son oncle lavoit, elle, je ne puis admettre qu’il voie son frère avant que lepetit – surtout puisque les choses se sont tant gâtées – n’ait euun peu plus de temps pour se reprendre. »

Mon amie opposait à cette idée une répugnanceincompréhensible pour moi.

« Qu’entendez-vous par plus detemps ?

– Eh bien, un jour ou deux – le temps del’amener à se confesser, – car, alors, il sera de mon côté, et vousvoyez l’importance que cela aurait. Si je n’en obtiens rien,j’aurai échoué, tout simplement. Et, au pire, vous m’aureznéanmoins aidée, en faisant à votre arrivée en ville tout ce quepourrez en ma faveur. »

Je lui présentais les choses ainsi, mais elledemeurait perdue dans ses réflexions adverses, au point qu’il mefallut de nouveau l’aider à en sortir.

« À moins, conclussé-je, que vous nepréfériez réellement ne pas partir. »

Je vis son visage s’éclairer, enfin. Elle metendit la main, comme pour sceller un engagement. « Jepartirai, ce matin même. » Mais je voulais montrer uneimpartialité absolue.

« Si vous désirez rester un peu, je puism’engager à ne pas la voir.

– Non, non. C’est cet endroit lui-même qu’illui faut quitter. »

Elle me considéra un moment, d’un regard lourdd’inquiétudes, puis lâcha le paquet :

« Votre idée est la bonne, mademoiselle,car, moi-même…

– Eh bien ?

– Je ne puis rester ici. »

Le regard dont elle accompagna ces parolesm’entraîna à des conclusions précipitées.

« Vous voulez dire que, depuis hier, vousavez vu… »

Elle secoua dignement la tête :

« J’ai « entendu »…

– Entendu ?

– De la bouche de cette enfant… deshorreurs ! Là ! – Elle exhala un soupir tragique. – Surmon honneur, mademoiselle, elle dit des choses… »

Mais après cette évocation, elle tournacourt : avec une soudaine exclamation, elle tomba sur moncanapé, et, ainsi que je lui avais déjà vu faire, s’abandonna,vaincue par l’angoisse.

Ce fut dans un tout autre sens que je melaissai aller, moi aussi.

« Que Dieu soit béni ! »

Elle se redressa vivement, gémissante, enessuyant ses yeux.

« Que Dieu soit béni ?

– C’est ma justification !

– C’est vrai, mademoiselle ! »

Je ne pouvais désirer un accent plus solennel,et cependant, j’attendais encore quelque chose.

« Elle est si horrible quecela ? »

Je voyais bien que ma collègue n’arrivait pasà formuler sa pensée.

« Tout à fait inconvenante.

– Et en parlant de moi ?

– En parlant de vous, mademoiselle. Je vous ledis, puisque vous m’interrogez. Cela dépasse tout ce que l’on peutrêver, venant d’une demoiselle. Et je me demande où elle a bien puprendre…

– Ce langage effroyable qu’elle emploie à monsujet ? Je peux vous le dire, moi ! » Et l’éclat derire que je poussai était suffisamment significatif. Mais, à lavérité, il ne servit qu’à rendre mon amie plus grave encore.

« Eh bien, peut-être le pourrais-jeaussi, puisque je l’ai entendu autrefois ; cependant, je nepeux pas le supporter, – continua la pauvre femme, tandis qu’ellejetait un regard sur ma montre, posée sur ma table à coiffer. –Mais il faut que je m’en aille. »

Je la retins :

« Si vous ne pouvez lesupporter !…

– Vous vous demandez comment je pourrai resterauprès d’elle ? Eh bien, justement, pour cette raison :il faut l’emmener… Loin d’ici…, poursuivit-elle, loin d’eux…

– Elle pourrait être toute autre ? selibérer ? – Je la pressais, presque joyeusement. – En dépit dela journée d’hier, vous croyez… ?

– À ces « choses »là ? »

Ce terme simple, éclairé par l’expression deson visage, ne demandait pas d’autre développement, et elle serendit, tout entière, comme jamais encore elle n’avaitfait :

« J’y crois. »

Oui, j’étais joyeuse. De nouveau, nous noussentions coude à coude. S’il m’était donné de poursuivre mon œuvre,assurée de sa confiance, peu m’importait ce qui pouvait arriver.Elle serait mon soutien devant le désastre, comme elle l’avait étéen ces premières heures d’isolement où j’avais soif d’uneconfidente ; puisqu’elle répondait de ma loyauté, jerépondais, moi, de tout le reste. Néanmoins, sur le point deprendre congé d’elle, je me sentis quelque peu embarrassée.

« Il y a une chose – cela me revient –qu’il ne faut pas oublier. Ma lettre – cette lettre où je donnaisl’alarme – vous aura devancée. »

Alors je sentis, plus que jamais, combien elleavait, jusque-là, battu les buissons, et l’extrême lassitudequ’elle en éprouvait.

« Votre lettre ne m’aura pas devancée.Elle n’est pas partie.

– Qu’est-elle devenue, alors ?

– Dieu sait ! Master Miles…

– Voulez-vous dire qu’il l’a…prise ? » haletai-je.

Elle hésita d’abord, puis domina sarépugnance :

« Je veux dire qu’hier, en rentrant avecmiss Flora, j’ai vu que votre lettre n’était plus là où vousl’aviez mise. Dans la soirée, ayant eu l’occasion d’interroger Luc,il me déclara qu’il ne l’avait ni aperçue, ni touchée. »

Nous ne pûmes qu’échanger un regard qui endisait long, et ce fut Mrs. Grose qui, la première, tira laconclusion du discours avec une interjection presquesatisfaite : « Vous voyez !

– Oui, je vois que si Miles l’a prise, ill’aura probablement lue, et détruite.

– Vous ne voyez rien d’autre ? »

Je la regardai, en souriant tristement.

« Il me semble que maintenant vos yeuxsont aussi clairvoyants, sinon plus, que les miens. »

Ils l’étaient, en effet, mais elle rougissaitpresque de l’avouer.

« Je devine maintenant ce qu’il a dûfaire au collège. – Et elle hocha la tête, d’un mouvement presquecomique dans sa désillusion : toute sa simplicité perspicaces’y révélait : – Il a volé ! »

Ceci me donna à réfléchir : je voulusdéployer mon impartialité : « Eh bien…peut-être… »

Mon calme l’étonnait, évidemment :« Il a volé – des lettres ! »

Elle ne pouvait connaître les raisons de cecalme, d’ailleurs assez artificiel : je lui en fis donc uneprésentation aussi favorable que possible : « J’espèrealors que c’était pour un résultat plus intéressantqu’aujourd’hui ! En tout cas, poursuivis-je, le billet quej’avais déposé hier sur la table ne lui aura procuré qu’un sifaible avantage – il ne contenait qu’une simple demande derendez-vous – qu’il est déjà confus d’avoir tant risqué pour gagnersi peu, et ce qui pesait sur son esprit hier était précisément lebesoin de s’en confesser. »

Un instant, il me sembla avoir dominé lasituation et l’embrasser tout entière.

« Laissez-nous, laissez-nous ! – luidis-je à la porte, la poussant dehors. – J’en tirerai ce que jeveux. Il me cédera. Il avouera. S’il avoue, il est sauvé. Et s’ilest sauvé…

– Vous l’êtes aussi ? »

Là-dessus, la chère femme m’embrassa et pritcongé.

« Je vous sauverai sans qu’il s’enmêle », me cria-t-elle en s’en allant.

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