Le Tour d’écrou

XX

Nous allâmes droit au lac, ainsi qu’on disaità Bly, et à juste titre, peut-être, bien qu’il se puisse que cettenappe d’eau fût, en somme, moins remarquable que mes yeux ignorantsle supposaient. Je n’avais que peu d’expérience des nappes d’eau,et l’étang de Bly, en tout cas, m’avait toujours frappée par sonétendue et l’agitation de ses eaux, à chacune des occasions oùj’avais consenti, sous la protection de mes élèves, à y naviguerdans le vieux bateau à fond plat attaché au bord pour notre usage.L’endroit habituel où nous nous embarquions était à un bondemi-mille de la maison, mais ma conviction intime me disait queFlora, quelle que fût la direction qu’elle avait prise, étaitcertainement loin. Ce n’était pas pour une aventure de rien qu’elleavait pris la clé des champs et depuis le jour où j’en avais couruune fort considérable avec elle, près de l’étang, j’avais remarqué,pendant nos promenades, le côté où la portait son inclination.C’était la raison pour laquelle je dirigeais les pas deMrs. Grose dans une direction aussi précise, direction àlaquelle, quand elle s’en aperçut, elle opposa une résistance quime prouva qu’une fois de plus elle ne comprenait pas où je voulaisen venir.

« Vous allez vers l’étang,mademoiselle ? Vous croyez qu’elle est dedans ?

– Cela se pourrait, bien que la profondeur, jecrois, ne soit bien grande nulle part. Mais ce qui me paraît leplus vraisemblable, c’est qu’elle soit à l’endroit d’où, l’autrejour, nous avons vu, ensemble, ce que je vous ai raconté.

– Quand elle prétendit ne pas voir ?…

– Avec quelle étonnante maîtrised’elle-même ! J’ai toujours été convaincue qu’elle désirait yretourner seule. Et son frère a arrangé les choses pourelle. »

Mrs. Grose restait toujours là où elles’était arrêtée.

« Vous croyez que vraiment« ils » en parlent ? »

À ceci, je pouvais répondre avecassurance.

« Ils disent des choses, qui, si nouspouvions les entendre, nous feraient frémir, tout simplement.

– Et si Flora est là ?

– Oui ?

– Alors… miss Jessel y est ?

– Sans aucun doute, vous verrez.

– Oh ! merci beaucoup ! »s’écria mon amie, tellement enracinée au sol, que, renonçant àl’ébranler, je continuai ma route sans l’attendre. Mais, lorsquej’atteignis l’étang, elle était là, tout près de moi, et je comprisque, malgré l’appréhension qui la possédait du danger que jepouvais courir, le risque auquel elle s’exposait en s’attachant àmes pas lui semblait encore un moindre danger. Elle exhala unsoupir de soulagement quand, à la fin, ayant embrassé du regard laplus grande partie de l’étang, nous n’aperçûmes nulle part l’enfantque nous cherchions. Aucune trace de Flora sur cette berge la plusproche, là où elle m’avait fourni l’occasion de ma plus saisissanteobservation ; pas davantage à l’autre bord, où, sauf sur unespace d’une vingtaine de mètres, d’épaisses broussaillesdescendaient jusque dans l’eau. Cette extrémité du lac, de formeoblongue, était si étroite, par rapport à sa longueur, que, lesdeux bouts hors de vue, on aurait pu croire qu’il y avait là unepetite rivière. Nous regardâmes cet espace vide, et je sentisqu’une suggestion me venait des yeux de mon amie. Je compris, maisje secouai la tête : « Non, non, attendez : elle apris le bateau. »

Ma compagne jeta un regard stupéfait à laplace – vide en effet – où, d’habitude, la vieille barque étaitattachée. Puis elle le reporta sur le lac.

« Où serait-il donc ?

– La preuve la plus manifeste qu’elle l’a prisest que nous ne le voyons pas. Elle l’a pris pour traverser, etpuis, a réussi à le cacher.

– Cette enfant ?… à elle seule ?

– Elle n’est pas seule et, à de tels instants,elle n’est pas une enfant : elle est une vieille, très vieillefemme. »

J’inspectai toute la berge alors visible,tandis que Mrs. Grose faisait de nouveau un de ses habituelsplongeons obéissants dans l’élément bizarre que je lui présentais.Je suggérai que le bateau avait pu trouver refuge dans un coincaché de l’étang, une dentelure, masquée, du côté où nous étions,par la projection de la berge, et un bouquet d’arbres qui s’élevaittout près de l’eau.

« Mais si le bateau est là, où peut-elleêtre, pour l’amour du ciel ? me demanda anxieusement macollègue.

– C’est justement ce que nous avons àdécouvrir. »

Et je me remis en marche.

« Vous allez faire tout le tour dulac ?

– Certainement, quelque long que ce puisseêtre. D’ailleurs, cela ne nous prendra que dix minutes. Cependant,cela a pu paraître assez loin à la petite pour qu’elle ait préféréne pas marcher. Elle a traversé tout droit.

– La la la la ! » s’écria de nouveaumon amie : l’impitoyable chaîne de ma logique lui était tropdure. Cependant, je continuai à la tirer derrière moi, prisonnièredocile, et lorsque nous fûmes à mi-chemin du but, – l’entrepriseétait fatigante, nous ne pouvions marcher droit sur ce terraininégal, dans un sentier encombré de broussailles, – je m’arrêtaipour lui laisser reprendre haleine. Je lui prêtai le support d’unbras reconnaissant, lui répétant qu’elle me serait d’un grandsecours : et ceci nous fit si bien repartir de nouveau, qu’aubout de quelques minutes, nous atteignîmes un point d’où nousdécouvrîmes le bateau, là même où j’avais supposé qu’il pouvaitêtre. Il avait été mis, avec intention, aussi hors de vue quepossible, et était attaché à l’un des pieux d’une palissade quitouchait juste le bord de l’eau, ce qui avait facilité ledébarquement. J’appréciai l’effort prodigieux fait par la petitefille en observant la paire de rames, épaisses et courtes, qu’elleavait soigneusement relevées. Mais à cette heure, j’avais, depuistrop longtemps déjà, vécu parmi les prodiges, et mon cœur avaitbattu à de trop chaudes alertes : la palissade avait uneporte, par laquelle nous passâmes, et, sitôt après, nous noustrouvâmes en plein champ. Alors : « Lavoilà ! » laissâmes-nous échapper en même temps.

Flora, à peu de distance de nous, se tenaitdebout, sur l’herbe, et souriait comme si son entreprise étaitmaintenant achevée. La première chose qu’elle fit, cependant, futde se baisser, et de cueillir – tout à fait comme si elle n’étaitvenue que pour cela – une grande vilaine tige de fougère fanée. Jecompris immédiatement qu’elle sortait du taillis. Elle m’attendit,sans faire elle-même un pas, et je me rendais compte de l’étrangesolennité avec laquelle nous approchions d’elle. Elle souriaittoujours ; nous la rejoignîmes ; mais tout ceci se passadans un silence devenu franchement tragique. Mrs. Grose, lapremière, rompit l’enchantement : elle se jeta à genoux et,attirant l’enfant, enlaça d’une longue étreinte le tendre petitcorps obéissant. Pendant que dura cette convulsion muette, je nepouvais que l’observer ; ce que je fis d’autant plusintensément que je vis le visage de Flora tourné vers moi,par-dessus l’épaule de notre compagne : il était devenusérieux, son sourire l’avait quitté, et cela rendit plus amèrel’angoisse avec laquelle, à ce moment, j’enviai la simplicité d’âmeque Mrs. Grose apportait à leurs rapports. Et il ne se passarien de plus, sinon que Flora laissa tomber sa sotte tige defougère. Ce qui s’était virtuellement dit entre elle et moi étaitque toute dissimulation, maintenant, était inutile. QuandMrs. Grose se releva, à la longue, elle garda la main del’enfant dans la sienne ; je les avais toutes deux devant moi,et la réticence singulière de notre réunion était d’autant plusmarquée par le franc regard qu’elle m’adressa : « Je veuxêtre pendue, disait-il, si je parle la première ! »

Ce fut Flora qui, me considérant de la têteaux pieds avec un étonnement candide, ouvrit le feu.

« Où donc sont vos affaires ?

– Là où sont les vôtres, ma chère »,repartis-je, promptement.

Sa gaieté lui était déjà revenue et cela luiparut une réponse suffisante.

« Et où est Miles ? »continua-t-elle.

Il y avait dans cette énergie enfantinequelque chose qui m’acheva. Ces mots sortis de sa bouche furent,l’espace d’un éclair, comme l’éclat d’une lame sortie du fourreau,l’ébranlement de cette coupe que, depuis des semaines, ma mainmaintenait élevée, pleine jusqu’aux bords, et que maintenant, avantmême que j’eusse parlé, je sentais déborder comme un déluge.

« Je vous le dirai, si vous medites… » – je m’entends prononcer ces paroles et, ensuite, lechevrotement où elles se brisèrent.

« Quoi donc ? »

L’angoisse de Mrs. Grose eut beau melancer un fulgurant éclair, c’était trop tard, et j’amenai la choseà une belle allure :

« Où, mon amour, est missJessel ? »

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