Le Tour d’écrou

XVI

La scène se conclut d’elle-même, par le faitque je ne l’y suivis point. C’était céder déplorablement à sesnerfs, mais m’en rendre nettement compte ne m’aida pas du tout àretrouver le calme. Je ne pouvais que rester là, assise sur matombe, et essayer, à travers les paroles prononcées par mon jeuneami, de deviner leur sens entier. Lorsque je fus parvenue àl’embrasser entièrement, j’avais aussi décidé de fournir commeprétexte à mon absence ma confusion de donner un tel exemple deretard à mes élèves et au reste de l’assemblée. Mais ce que je meredisais par-dessus tout, était que Miles m’avait arraché unavantage, et qu’il en aurait justement la preuve dans cettemaladroite absence. Il m’avait fait avouer que j’avais grande peurd’une certaine chose, et, probablement, il profiterait de cettecrainte pour obtenir plus de liberté. La peur que j’éprouvais,c’était d’avoir à traiter de la question intolérable de son renvoide l’école, puisque cela n’était, au fond, que la question desabominations qui s’y rattachaient. Que son oncle en arrivât àtraiter de ces choses avec moi, c’était une solution qu’enelle-même j’eusse dû désirer maintenant. Mais il m’était tellementimpossible d’en envisager la laideur et la peine, que je me bornaisimplement à remettre ma décision à plus tard, et me contentai devivre au jour le jour. L’enfant, à ma profonde confusion, étaitgrandement dans son droit, et dans une situation à pouvoir medire : « Ou bien vous tirerez au clair avec mon tuteurcette mystérieuse interruption de mes études, ou bien vous cesserezde vous attendre à me voir mener auprès de vous une vie aussianormale pour un garçon. » Ce qui était très anormal chez legarçon dont il s’agissait en particulier, c’était cette révélationsoudaine qu’il avait à la fois conscience de la gravité de son cas– et un plan pour le résoudre.

C’est cela qui me bouleversait, quim’empêchait d’entrer dans l’église. J’en faisais le tour,hésitante, inquiète. La réflexion, déjà, me venait, qu’à ses yeux,je m’étais irrémissiblement découverte. Je ne pouvais donc plusrien réparer, et c’était un trop pénible effort que d’aller prendreplace auprès de lui sur le banc où nous nous serrions les unscontre les autres. Je le voyais, plus que jamais, prêt à glisserson bras sous le mien et me tenir là, pendant une heure, en étroitet silencieux contact avec son commentaire intime de notreconversation. Pour la première fois depuis son arrivée, jesouhaitais m’éloigner de lui. Je m’étais arrêtée sous la hautefenêtre de l’est, à écouter les chants religieux qui venaient del’intérieur. Une impulsion me saisie, qui, je le sentis, allait medominer complètement, pour peu que je l’encourageasse : jepouvais facilement mettre fin à mon épreuve en prenant la fuite.J’avais l’occasion sous la main : personne n’était là pourm’arrêter ; je pouvais renoncer à toute l’affaire, y tournerle dos et m’échapper. Il n’y avait qu’à rentrer vite à la maison, –laissée vide, pour ainsi dire, grâce à la présence de l’église dela plupart des domestiques, – et à y effectuer mes préparatifs dedépart. En somme, personne ne pourrait me blâmer si je m’enfuyais,poussée par le désespoir. À quoi bon me séparer d’eux, maintenant,si je devais le retrouver à dîner ? Il aurait lieu dans deuxheures. Alors, – j’en avais la perception aiguë, – mes jeunesélèves joueraient la comédie d’un innocent étonnement de ne pasm’avoir vue les suivre.

« Qu’avez-vous été faire, vilaine,méchante ? Était-ce vraiment pour nous tourmenter, – et nouscauser des distractions, vous savez, – que vous nous avezabandonnés, juste à la porte ? » Ces questions, je nepouvais les affronter, ni, pendant qu’ils les posaient, leurs beauxyeux menteurs ; cependant, tout cela, c’était si exactement ceque j’aurais à affronter que, devant l’image trop nette que monesprit se représentait, je cédai enfin à mon désir : jepartis.

Je partis, en tant qu’il s’agissait du momentprésent. Je sortis du cimetière, et, réfléchissant profondément, jerepris le même chemin qu’à l’aller, à travers le parc. Lorsquej’eus atteint la maison, il me sembla que mon parti était prisd’exécuter mon cynique projet de départ. Le calme dominical quirégnait, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du château, où je nerencontrai personne, me frappa comme m’offrant une occasion unique.Si, à cette heure, je partais rapidement, je disparaissais sans unescène, sans un mot… Mais il me fallait déployer une rapiditémerveilleuse, et puis la question de l’indispensable véhicule étaitla plus difficile à résoudre. Dans le hall, anxieuse et tourmentéepar les obstacles et les difficultés, je le laissai tomber,épuisée, sur la première marche de l’escalier ; puis, par uneviolente réaction, je me rappelai que c’était là, exactement, –plus d’un mois auparavant, dans les ténèbres de la nuit, etcourbée, de même, sous le poids des pensées mauvaises, – quej’avais vu le spectre de la plus horrible des femmes. alors cela meredressa : je finis de monter les marches du premier étage, jeme dirigeai, en proie à un étrange bouleversement, vers la salled’études, où il y avait des objets à moi que je désirais prendre.J’ouvris la porte : en un éclair, une fois de plus, mes yeuxse dessillèrent. Devant le spectacle qui m’accueillit, je vacillai,mais pour me reprendre aussitôt. Assise à ma propre table, dans laclaire lumière de midi, je vis une personne que, sans monexpérience antérieure, j’aurais prise, au premier moment, pour uneservante laissée à la garde de la maison, qui aurait profité dumanque, si rare, de surveillance, autant que du papier et desplumes de la salle d’études, pour s’appliquer à l’effortconsidérable d’écrire une lettre à son bon ami. Il y avait del’effort dans la manière dont ses mains, avec une lassitudeévidente, supportaient sa tête penchée, tandis que ses brass’appuyaient sur la table. Mais, tandis que je faisais cetteobservation, je m’étais déjà rendu compte du fait singulier que monentrée ne modifiait en rien son attitude. L’instant d’après, ellechangea de position, et ce fut alors, dans ce mouvement même, que,comme en un jet de flamme, jaillit son identité. Elle se leva, noncomme si elle m’eût entendue, mais avec une grande etindescriptible mélancolie, faite d’indifférence et de détachement,et, à une douzaine de pas de moi, se tint là, debout, toute droite,elle, la vile miss Jessel. Tragique et déshonorée, elle était toutentière devant moi. Mais comme je la fixais et assurais son imagedans ma mémoire, l’affreuse apparition passa, disparut. Sombrecomme la nuit dans sa robe noire, sa beauté hagarde et sa douleurindicible, elle m’avait regardée assez longtemps pour sembler medire que son droit de s’asseoir à ma table était aussi bon que lemien de m’asseoir à la sienne. Vraiment, je frémis d’horreurpendant ces instants, soudainement envahie par ce sentiment quel’intruse, c’était moi. Dans une protestation passionnée, jem’étais directement adressée à elle : « O terrible etmisérable femme ! » m’étais-je entendue crier, – et leson, par la porte ouverte, s’en était allé résonner le long ducorridor et dans la maison vide. Elle me regarda, mais je m’étaisreconquise, et l’atmosphère s’assainissait autour de moi. Uneminute plus tard, il n’y avait plus que des rayons de soleil dansla chambre, que des rayons de soleil – et la conviction que jedevais rester.

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