Le Tour d’écrou

XIII

Mon impression particulière, je le répète, meparut, le lendemain, difficile à faire partager à Mrs. Grose,bien que je la fortifiasse d’une autre remarque qu’il m’avaitfaite, avant que nous ne nous séparions.

« Tout tient en quelques mots, luidis-je, en six mots qui règlent la question : « Pensez unpeu à tout ce que je pourrais faire », voilà ce qu’il m’alancé pour me prouver quel bon petit garçon il est. Il sait à fondce qu’il peut faire. C’est de ça qu’il leur a donné une idée aucollège.

– Eh Seigneur ! comme vous avezchangé ! s’écria mon amie.

– Je n’ai pas changé du tout. J’explique leschoses, tout simplement. Tous les quatre, vous pouvez en être sûre,se rencontrent perpétuellement. Si, l’un de ces dernières nuits,vous eussiez été avec l’un ou l’autre des enfants, vous auriez toutcompris bien facilement. Plus j’ai observé, plus j’ai attendu, plusj’ai senti qu’à défaut d’autre preuve, leur silence systématique, àtous les deux, serait suffisant. Jamais rien ne leur a échappé, pasune allusion, pas une phrase commencée à propos de leurs anciensamis, pas plus que, de la part de Miles, à propos de son renvoi.Oui, oui, nous pouvons nous asseoir tranquillement à les regarder,et ils peuvent, tant qu’il leur plaira, nous en faireaccroire ; mais dans le moment même qu’ils prétendent êtreabsorbés dans leur conte de fées, ils s’enfoncent dans la vision deces morts qui reviennent à eux. Il n’est pas du tout en train delui faire la lecture, déclarai-je. Ils parlentd’« eux » ! Ils disent des choses horribles. Je saisbien que je vous parais folle : c’est bien un miracle si je nele suis pas. À ma place, voyant ce que j’ai vu, vous le seriezdevenue ; mais cela ne m’a rendue que plus lucide et m’a faitcomprendre bien d’autres choses. »

Certes, ma lucidité devait semblereffrayante : mais les exquises créatures qui en étaientvictimes, passant et repassant devant nous dans leur gracieuxenlacement, donnaient à l’incrédulité de ma compagne un vigoureuxappui. Et je vis combien elle s’y fiait, lorsque, sans broncherdevant le feu de ma passion, elle continua de les couvrir de sonmême regard :

« Quelles autres choses avez-vouscomprises ?

– Mais toutes celles qui m’ont enchantée,fascinée, – et cependant, au fond, – je le vois si étrangement àprésent, – qui m’avaient mystifiée et troublée. Leur beauté plusqu’humaine, leur sagesse absolument anormale… Tout cela n’est quejeu, continuai-je, c’est une manière d’être, une affectation et unefraude !

– De la part des petits chéris ?

– Qui ne sont guère encore que de ravissantsbébés ? Mais oui, tout insensé que celaparaisse ! »

Le fait même de l’exprimer m’aida vraiment àanalyser mon impression… à remonter jusqu’à sa source etreconstituer le tout.

« Ce n’était pas qu’ils fussentsages : ils étaient absents, voilà tout. S’il a été si facilede vivre avec eux, c’est qu’ils vivent une existence à part de lanôtre. Ils ne sont pas à moi… à nous. Ils sont à lui – et àelle !

– À Quint et à cette femme ?

– À Quint et à cette femme. Ils veulent lesreprendre. »

Ah ! comment les regarda alorsMrs. Grose ! « Mais pourquoi ?

– Pour l’amour du mal qu’en ces joursterribles le couple leur a inculqué ; leur insuffler encore ettoujours ce mal, soutenir et poursuivre leur œuvre démoniaque,voilà ce qui ramène les autres ici.

– Ah ! là ! là ! » dit monamie, tout bas. L’exclamation était populaire, mais,involontairement, elle me révélait son acquiescement à cette preuvenouvelle qu’il avait dû se passer ici un drame, pendant les mauvaisjours : car il y avait eu des jours pires que ceux-ci. Rien nepouvait me convaincre davantage que ce simple assentiment, accordépar son expérience à la dépravation, quelque profonde que je pussele soupçonner, de notre paire de canailles. La soumission de samémoire se révéla dans ces mots qu’elle laissa échapper :

« Pour des fripouilles, c’en était !– Mais que peuvent-ils faire maintenant ? poursuivit-elle.

– Faire ? » répétai-je comme unécho, et si fort que Miles et Flora, passant au loin, s’arrêtèrentun moment et nous regardèrent. « Vous ne trouvez pas qu’ils enfassent assez ? » demandai-je d’une voix plus basse,après que les enfants qui nous avaient souri et fait signe de lamain eurent repris leur comédie. Un moment, elle nous fascina.Puis, je lui répondis :

« Ils peuvent nous lesdétruire ! »

Cette fois, ma compagne se tourna vers moi,mais son appel resta silencieux et le silence me rendit plusexplicite.

« Ils ne savent pas bien encore commentfaire – mais ils essayent de toutes leurs forces. On ne les voitencore qu’au-delà d’une chose ou d’une autre, et d’un peu loin,dans des endroits bizarres et des lieux élevés, au sommet destours, sur les toits des maisons, à l’extérieur des fenêtres, del’autre bord des étangs, mais des deux côtés, un dessein est àl’œuvre pour raccourcir la distance et surmonter l’obstacle :ainsi le triomphe des tentateurs n’est qu’une question de temps.Ils n’ont qu’à continuer leurs dangereuses suggestions !

– Et les enfants iront ?

– Et périront dansl’entreprise ! »

Mrs. Grose se leva lentement, etj’ajoutai, prise de scrupules :

« À moins, bien entendu, que nous nel’empêchions. »

Debout, devant moi toujours assise, elletentait, visiblement, d’analyser la situation.

« C’est leur oncle qui doit empêcher ça.Il faut qu’il les emmène.

– Et qui l’en persuadera ? »

Elle m’avait semblé scruter l’horizon, maispencha alors vers moi un visage un peu sot :

« Vous, mademoiselle.

– En lui écrivant que sa maison estempoisonnée et que son neveu et sa nièce sont fous ?

– Mais s’ils le sont, mademoiselle ?

– Si je le suis moi-même, voulez-vousdire ? Ce sont de charmantes nouvelles à lui envoyer, de lapart d’une personne qui jouit de sa confiance et dont la premièreraison d’être est de lui éviter tout ennui. »

Mrs. Grose, songeuse, suivait les enfantsdes yeux.

« Oui, il n’aime pas les ennuis. C’a étéla principale raison…

– Pour laquelle ces monstres ont pu le trompersi longtemps ? Sans doute, bien que tout de même il lui aitfallu une terrible indifférence. Comme je ne suis pas un traîtremoi, en tout cas, je ne le tromperai pas. »

Après un moment, ma compagne, pour touteréponse, s’assit de nouveau et me saisit le bras.

« En tout cas, appelez-le àvous. »

Je la regardai, stupéfaite.

« À moi ? »

J’eus une peur soudaine de ce qu’elle seraitcapable de faire.

« Lui ?

– Il devrait être ici, il devrait nousaider. »

Je me levai d’un bond et je crois lui avoiralors montré une plus sincère figure que jamais :

« Vous me voyez l’invitant à me faire unevisite ? »

Non, les yeux dans les yeux, évidemment, ellene me voyait pas. Et même, au lieu de cela – comme une femme quisait lire dans une autre femme – elle vit ce que je voyaismoi-même : sa dérision, son divertissement, son mépris pourmon manque de résignation à la solitude, et la belle histoireprésentée de façon à attirer son attention sur mes attraitsnégligés. Elle ne savait pas – ni personne au monde – combienj’avais été fière de le servir et d’observer fidèlement notrecontrat, mais néanmoins, elle estima à sa juste mesure, je crois,l’avertissement que je lui donnai : « Si jamais vousperdiez la tête au point d’avoir recours à lui en mafaveur… »

Elle fut réellement effrayée !

« Alors, mademoiselle… ?

– Je vous quitterais sur l’heure, lui, etvous. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer