Le Tour d’écrou

XIX

Le lendemain, nos leçons terminées,Mrs. Grose trouva un moment pour venir me demanderdoucement : « Avez-vous écrit, mademoiselle ?

– Oui, j’ai écrit. »

Mais je n’ajoutai pas – pour le moment – quema lettre, adressée et cachetée, était encore dans ma poche.J’avais du temps devant moi avant que le messager vînt prendre lecourrier. Du reste, jamais mes élèves n’avaient montré plus desagesse, plus de zèle que ce matin-là. C’était exactement comme sitous deux avaient à cœur d’effacer la trace d’une querelle récente.Ils accomplissaient des tours de force d’arithmétique, planant bienau-dessus de mon humble sphère, et perpétraient, d’humeur plusjoyeuse que jamais, leurs farces historiques et géographiques. Bienentendu, c’était particulièrement Miles qui semblait vouloir memontrer combien il pouvait facilement me dépasser. Dans messouvenirs, cet enfant vit vraiment dans une atmosphère de beauté etde détresse qu’aucune parole ne saurait traduire ; unedistinction qui n’appartenait qu’à lui se révélait à chacune de sesinitiatives. Jamais petite créature humaine – paraissant toutefranchise et liberté aux yeux mal informés – ne fut, au fond, unplus extraordinaire et plus ingénieux homme du monde. Il me fallaitperpétuellement me tenir en garde contre l’émerveillement de lecontempler où m’entraînait ma vision initiée ; il me fallaitsuspendre le regard distrait et le soupir découragé avec lesquels,constamment et successivement, j’attaquais et j’abandonnaisl’énigme de savoir ce qu’avait bien pu faire un gentilhomme aussiaccompli pour mériter une telle punition. Je pouvais bien me direque par la vertu du sombre prodige dont je possédais le secret,l’imagination du mal tout entier lui avait été révélée : lajustice néanmoins souffrait, au-dedans de moi, de n’avoir pas lapreuve qu’un acte positif n’eût pas été commis.

En tout cas, jamais ne s’était-il montré aussigentilhomme que le soir affreux où, après notre dîner tôt fini, ils’approcha de moi, et me demanda si j’aimerais qu’il me fît un peude musique. David, jouant de la harpe pour Saül, n’avait pas montréun sens plus juste de l’occasion. C’était réellement unemanifestation charmante de tact, de magnanimité, une équivalenceexacte du discours qu’il aurait pu tenir : « Les vraischevaliers, dont nous aimons à lire l’histoire, ne poussent jamaistrop loin leur avantage. Je sais ce que vous voulez dire :vous voulez dire que, pour votre propre paix et pour ne pas êtretracassée, vous cesserez de me tourmenter et de m’espionner, vousne me garderez plus toujours près de vous, vous me laisserez alleret venir ; aussi je viens, comme vous voyez, mais je ne m’envais pas. Il viendra un temps pour cela. Je prends vraiment le plusgrand plaisir à votre société, et je voulais seulement vous montrerque je luttais pour le principe. »

On peut imaginer si je résistai à cet appel,si je manquai de l’accompagner, sa main dans la mienne, à la salled’études. Il s’assit au vieux piano, et joua comme jamais iln’avait joué. Si quelques personnes pensent qu’il aurait mieux valuqu’il allât lancer de bons coups de pied au ballon de football, jene puis dire qu’une chose, c’est que je suis entièrement de leuravis. Car au bout d’un certain temps, dont je ne puis évaluer ladurée, ayant sous sa subtile influence, perdu toute nation demesure, je me secouai tout à coup avec l’étrange sensation dem’être, littéralement endormie à mon poste. Ceci se passait aprèsle dîner de midi, auprès du feu de la salle d’études, et cependantje n’avais nullement dormi, au vrai sens du mot ; j’avaisseulement fait pire, je m’étais oubliée. Où était Flora pendanttout ce temps ?

Lorsque je posai la question à Miles, ilcontinua de jouer, pendant une minute, avant de me répondre, puisne put que me dire : « Mais, ma chère, comment lesaurai-je ? » s’abandonnant ensuite à un rire toutheureux, qu’immédiatement après il prolongeait en une chansonfantaisiste et incohérente. J’allai droit à ma chambre : sasœur n’y était pas. Avant de descendre, j’allai voir dans plusieursautres. Puisqu’elle n’était pas là, elle devait être avecMrs. Grose, à la recherche de laquelle je me mis. Je latrouvai à la même place que la veille, mais elle ne présenta à monenquête qu’une ignorance totale et stupéfaite. Elle supposait quej’avais emmené les deux enfants après le repas, et en cela elleavait absolument raison, car c’était bien la première fois que jepermettais à la petite fille de s’éloigner de ma vue sans uneraison particulière. Elle pouvait avoir été retrouver les femmes dechambre ; la première chose à faire était donc de se mettre àsa recherche, sans paraître inquiètes. Ceci fut rapidement convenuentre nous. Mais quand, dix minutes plus tard, selon ce que nousnous étions promis, nous nous retrouvâmes dans le hall, nous nepûmes que nous rapporter l’un à l’autre que nous n’avions trouvéaucune trace d’elle. Là, pendant une minute, et hors de touteobservation, nous confrontâmes silencieusement nos muettes alarmes,et mon amie me rendit alors, avec un intérêt considérable, la sommed’inquiétudes dont, la première, je l’avais comblée.

« Elle doit être là-haut, dit-elle aubout d’un certain temps, dans une chambre où vous n’avez pasregardé.

– Non. Elle est loin. – Maintenant, j’avaiscompris. – Elle est sortie. »

Mrs. Grose n’en revenait pas.

« Sans son chapeau ? »

Le regard que je lui jetai était plein desous-entendus.

« Cette femme n’est-elle pas toujourstête nue ?

– Elle est… avec elle ?

– Elle est avec elle, déclarai-je. Il faut quenous les trouvions. »

Je lui avais pris le bras, mais devant cetaspect de la question elle négligea de répondre à ma pression. Maisau contraire, debout et immobile, son malaise la possédait toutentière.

« Et où est Master Miles ?

– Oh ! lui, il est avec Quint. Dans lasalle d’études, probablement.

– Bon Dieu, mademoiselle ! »

Je me rendais compte que jamais encore mavision – et par conséquent, je suppose, ma voix – n’avait atteintun tel degré d’assurance.

« La farce a été bien jouée,continuai-je, ils ont bien exécuté leur plan. Il a trouvé le plusdivin petit moyen de me faire tenir tranquille, pendant qu’elle sesauvait.

– Divin ? répéta, en écho,Mrs. Grose, abasourdie.

– Infernal, si vous voulez, répliquai-je,presque gaiement. Il s’est sauvé aussi bien qu’elle. Mais,venez. »

Elle jeta un regard désespéré vers l’étagesupérieur :

« Vous le laissez…

– Si longtemps avec Quint ? Oui. Celam’est égal, maintenant. »

Elle finissait toujours, à de pareils moments,par me prendre la main, et de cette façon, elle put, encore cettefois, me retenir près d’elle.

Muette d’étonnement devant ma subiterésignation, ce ne fut qu’un moment plus tard qu’elle put, d’unevoix ardente, me demander : « … parce que vous« lui » avez écrit ? »

Pour toute réponse, je tâtai rapidement mapoche, en tirai ma lettre, la lui montrai, puis, me libérant de sonétreinte, j’allai la déposer sur la grande table du hall.

« Luc la prendra », dis-je enrevenant.

J’allai à la porte d’entrée, jel’ouvris : j’avais déjà le pied sur la première marche. Macompagne demeurait en arrière ; l’orage de la nuit, lespremières heures de la matinée étaient passées, mais l’après-midiétait humide et sombre. J’avais atteint l’avenue, qu’elle étaitencore sur le seuil.

« Vous sortez sans rien mettre survous ?

– Qu’est-ce que cela me fait, du moment que lapetite n’a rien non plus ? Je ne peux pas perdre de temps àm’habiller, m’écriai-je, et si vous voulez le faire, je vous laisselà. Vous pourrez vous occuper là-haut.

– Avec « eux » ?… »

Oh ! là-dessus, la pauvre femme courutbien vite me rejoindre.

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