Le Tour d’écrou

VII

Bien entendu, il nous fallut plus d’unentretien comme celui-ci pour nous pénétrer de ce que avec quoi ilnous fallait vivre de notre mieux, désormais : ma terribleréceptivité des visions du genre dont il a été donné de sisaisissants exemples, et la connaissance, maintenant acquise par macompagne, – connaissance faite à la fois de consternation et depitié, – de cette réceptivité.

Ce soir-là après la révélation qui m’avaitlaissée prostrée pendant près d’une heure, il n’y avait eu qu’unpetit office de larmes, de vœux, de prières et de promesses, apogéed’une série de serments et d’engagements mutuels, directement issuede notre retraite à la salle d’études, où nous nous étionsenfermées pour nous expliquer à fond. Le résultat de cetteexplication fut simplement de réduire la situation à l’extrêmerigueur de ses éléments. Elle, pour son propre compte, n’avait rienvu, pas l’ombre d’une ombre, et, en dehors de l’institutrice,personne, dans la maison, n’avait à subir l’épreuve. Cependant,sans paraître douter de ma raison, elle accepta la vérité, telleque je la lui affirmais, et, finalement, elle me témoigna, en cettecirconstance, une tendresse mêlée de crainte, une déférence enversmon douteux privilège, dont le souffle léger demeure en ma mémoirecomme la caresse de la plus exquise des charités humaines.

Il fut donc, ce soir-là, définitivement admisentre nous que nous pensions pouvoir supporter, ensemble, ce quel’avenir nous réservait : et je n’étais pas convaincue que sapart fût la meilleure, en dépit de son exemption du don fatal.Quant à moi, je crois bien que je savais alors, autant que je lesus plus tard, ce que j’étais de force à affronter pour laprotection de mes élèves : mais il me fallut quelque tempspour être tout à fait sûre que mon honnête compagne réalisaitpleinement ce que pourrait exiger d’elle un engagement siformidable. J’étais pour elle une étrange société, aussi étrangeque celle que je recevais moi-même. Mais, revenant sur ces heurespassées, je vois que nous trouvions grand réconfort à nousrejoindre sur un terrain commun, dans la seule idée qui, par unechance unique, pouvait nous apporter le calme. Cette idée, cesecond mouvement, me tirèrent, pour ainsi dire, hors de la chambresecrète de mon inquiétude. Je pouvais toujours aller prendre l’airdans la cour, et Mrs. Grose pouvait toujours m’y rejoindre. Jeme rappelle parfaitement comment un peu de force me revint, avantque nous nous séparassions pour la nuit.

Nous nous étions dit et redit chaque trait del’aventure.

« Il cherchait quelqu’un,dites-vous ? Quelqu’un qui n’était pas vous ?

– Il cherchait le petit Miles. – Une lumièreprodigieuse m’inondait. – Voilà ce qu’il cherchait.

– Mais comment le savez-vous ?

– Je le sais, je le sais, je le sais ! –Mon exaltation croissait. – Et vous le savez aussi, machère ! »

Elle ne le nia point, mais je sentais que jen’avais même pas besoin de cette assurance. Un moment après, ellereprit :

« Et s’il le voyait ?

– Le petit Miles ? C’est ce qu’ildésire ? »

De nouveau, elle parut profondémentbouleversée.

« L’enfant ?

– Dieu nous en garde ! Non, l’homme. Ilveut leur apparaître. »

Qu’il pût y arriver, était une conceptioneffroyable, et cependant, en une certaine façon, je pouvaisl’annihiler ; ce que d’ailleurs, tandis que nous nousattardions là, je réussissais à prouver pratiquement. J’avais lacertitude absolue que je reverrais encore ce que j’avais déjà vu,mais quelque chose en moi me disait qu’en m’offrant bravement commeseul sujet à cette expérience, en acceptant, en provoquant, ensurmontant tout ce qui pouvait arriver, je servirais de victimeexpiatoire et préserverais la tranquillité de tous les autresmembres du foyer. Pour les enfants, en particulier, je parerais lescoups et les sauverais complètement. Je me rappelle une desdernières choses que je dis à Mrs. Grose ce soir-là.

« Je suis frappée de ce fait que mesélèves ne parlent jamais… »

Elle me regarda fixement tandis que jem’arrêtais, pensive.

« De lui, et du temps qu’il a passé iciavec eux ?

– Ni du temps qu’il a passé avec eux, ni deson nom, de sa présence, de son histoire, en aucune façon. Ils n’yfont jamais allusion.

– Oh ! la petite demoiselle ne peut passe rappeler. Elle n’a jamais rien vu, ni rien su.

– Des circonstances de samort ? »

Je réfléchis avec une certaine intensité.

« Peut-être pas. Mais Miles devrait s’ensouvenir, il devrait savoir.

– Ah ! ne l’interrogez pas, » laissaéchapper Mrs. Grose.

Je lui rendis le regard qu’elle m’avaitlancé.

« N’ayez pas peur. – Je continuais àréfléchir. – C’est plutôt curieux.

– Qu’il n’ait jamais fait la moindreallusion ? Vous me dites qu’ils étaient grands amis ?

– Oh ! pas « lui ! »déclara Mrs. Grose avec intention. C’était le genre de Quint…de jouer avec lui… je veux dire, de le gâter. – Elle se tut, uninstant, puis ajouta : – Quint prenait trop delibertés. »

À ces mots, évoquant subitement une vision deson visage, – de quel visage ! – j’éprouvai une nausée dedégoût.

« Des libertés avec mon garçon !

– Des libertés, avec tout lemonde ! »

Pour le moment, je renonçai à analyser cettedéclaration, et je me fis simplement la réflexion qu’elle pouvaits’appliquer à plusieurs membres de la maisonnée, à la demi-douzainede servantes et de valets qui appartenaient encore à notre petitecolonie. Mais il y avait pourtant un motif de crainte dans ce fait,en lui-même heureux, qu’aucune histoire gênante, aucuneperturbation ancillaire n’avait, de mémoire d’homme, existé dans labonne vieille demeure. Elle n’avait ni mauvais renom, ni réputationscandaleuse, et Mrs. Grose, bien évidemment, ne désirait quese cramponner à moi et frissonner en silence. Je la mis cependant àl’épreuve, au dernier moment de la journée. Il était minuit, elleavait la main sur le bouton de la porte, dans la salle d’études,pour prendre congé.

« Ainsi, vous m’assurez – c’est d’unetrès grande importance – que sa conduite était indiscutablementmauvaise, et que c’était une chose admise ?

– Oh ! ce n’était pas une chose admise.Moi, je savais… mais pas notre maître.

– Et vous ne l’en avez jamaisinformé ?

– Oh bien ! il n’aimait pas lesrapporteurs, détestait les plaintes. Il coupait court à toutes lesaffaires de ce genre, et si on remplissait son devoir enverslui…

– Il ne voulait pas être ennuyé avec lereste ? »

Ceci cadrait assez bien avec l’impressionqu’il m’avait donnée : ce n’était pas un monsieur à rechercherles tracas, et il n’était pas toujours très difficile en ce quiconcernait quelques personnes de son entourage.

Tout de même, j’insistai auprès de moninformatrice.

« Je vous réponds que je lui en auraisparlé, moi ! »

Elle sentit la justesse de cet avis.

« J’ai eu tort, je ne dis pas. Mais lavérité, c’est que j’avais peur.

– Peur de quoi ?

– Des choses que pouvait faire cet homme. Ilétait si habile, Quint, si ténébreux ! »

Ces mots me frappèrent plus que, j’imagine, jene laissai paraître.

« Vous n’aviez pas peur d’autrechose ? Pas de son action ?…

– De son action ?… » répéta-t-elleavec anxiété et l’air d’attendre autre chose, tandis que jebalbutiais :

« De son action sur d’innocentescréatures, sur de précieuses petites existences. Elles vous étaientconfiées.

– Non, elles ne l’étaient pas !répliqua-t-elle, franchement et douloureusement. Notre maître avaitfoi en lui et l’avait installé ici, parce qu’on le croyait d’unemauvaise santé, et que la campagne lui serait salutaire. Et ainsi,il disait son mot sur tout. Oui, – elle l’avouait, – même en ce quiles concernait.

– Eux ? Cette créature ? –J’étouffai un cri d’horreur. – Et vous pouviez supportercela ?

– Non, je ne le pouvais pas – et mêmemaintenant, je ne le puis pas ! »

Et la pauvre femme fondit en larmes.

À partir du lendemain, ainsi que je l’ai dit,une surveillance rigoureuse les suivit partout : néanmoins,combien de fois, pendant cette semaine, ne revînmes-nous pas,passionnément, sur ce sujet ? Bien que nous l’eussions discutéà perte de vue, ce dimanche soir, je fus encore hantée, surtout auxpremières heures de la nuit, – car l’on peut imaginer si je dormis,– hantée du soupçon qu’elle ne m’avait pas tout dit. Pour ma part,je n’avais rien dissimulé, mais Mrs. Grose me cachait quelquechose.

D’ailleurs, vers le matin, je me persuadai quece n’était pas manque de franchise, mais parce que les périls nousenvironnaient.

Oui, passant et repassant au crible toutes ceschoses, il me semble que lorsque le soleil fut haut dans le ciel,j’avais, dans mon trouble et mon agitation, tiré des faits presquetout le sens que, plus tard, de plus cruelles circonstancesdevaient mettre en lumière. Ce que j’y voyais, avant tout, c’étaitla sinistre figure de l’homme alors vivant, – le mort pouvaitattendre, – et des mois qu’il avait passés à Bly ;additionnés, ils représentaient un formidable total. Cette tristepériode ne s’était close qu’à l’aube d’un jour d’hiver, lorsque,sur la route partant du village, Peter Quint, froid comme lapierre, fut trouvé par un laboureur qui se rendait au travail. Lacatastrophe fut expliquée, superficiellement du moins, par uneblessure visible à la tête, blessure qui pouvait être produite – etqui, d’après les témoignages, l’avait réellement été – par un fatalfaux pas, qu’une complète erreur sur le chemin à suivre lui avaitfait faire, la nuit, en quittant le cabaret, sur la pente raide,couverte de glace, au pied de laquelle il avait été trouvégisant.

La pente glacée, l’erreur de route commiseaprès boire, expliquaient bien des choses ; pratiquement,elles expliquèrent tout, en fin de compte, après l’enquête etd’interminables bavardages. Mais, dans sa vie, il y avait eu un tasde choses : d’étranges périls courus en d’étrangescirconstances, de secrets désordres, des vices plus que soupçonnésqui auraient expliqué infiniment plus.

Je sais à peine comment tirer de mon histoireun récit capable de faire comprendre mon état d’esprit :durant cette période, je trouvais littéralement de la joie àm’abandonner à l’envolée héroïque que l’occasion exigeait de moi.Je voyais maintenant qu’un service difficile et admirable m’avaitété demandé, qu’il y aurait quelque grandeur à montrer – à qui dedroit, bien entendu – que je réussirais là où mainte autre auraitéchoué. Ce me fut un immense secours – j’avoue que je m’enapplaudis quand je porte mes regards en arrière – d’avoir envisagési fortement et si simplement ma responsabilité. J’étais là pourprotéger et pour défendre les petites créatures les plusabandonnées et les plus touchantes du monde, dont la faiblesseappelait à l’aide d’une façon trop explicite à mes yeux, etdemeurait une profonde et constante souffrance pour l’affection queje leur avais vouée. Ensemble, nous étions isolés du monde :nous étions unis dans le même danger. Ils n’avaient que moi…, etmoi… eh bien, moi, je les avais. En un mot, c’était une occasionmagnifique. Cette occasion se présentait à moi sous une imageessentiellement concrète : j’étais un écran, il me fallait metenir devant eux. Ils verraient d’autant moins de choses que j’enverrais davantage. Je me mis à les observer, dans une attenteétranglée, pour ainsi dire, une tension dissimulée qui aurait bienpu, à la longue, me conduire à la folie. Ce qui me sauva, je levois maintenant, ce fut le tour différent que prirent les choses.L’attente ne dura pas : elle fut remplacée par des preuvesépouvantables… Des preuves – oui, je dis des preuves – quim’apparurent telles, à partir du moment où je réalisai pleinementla situation.

Ce moment data d’une certaine heured’après-midi que je passai dans les parterres avec seulement maplus jeune élève. Nous avions laissé Miles à la maison, sur lecoussin rouge d’une profonde embrasure de fenêtre ; il avaitdésiré finir son livre, et j’avais été fort heureuse d’encouragerune disposition si louable chez un jeune homme dont le seul défautétait une certaine mobilité irrépressible. Sa sœur, au contraire,s’était montrée ravie de sortir, et je me promenai avec elle unedemi-heure, recherchant l’ombre, car le soleil était encore haut,et la journée exceptionnellement chaude. Je remarquai, une fois deplus, tandis que nous allions, combien, comme son frère – etc’était un don charmant de ces deux enfants, – elle savait melaisser à moi-même sans paraître m’abandonner, et m’accompagnersans me gêner le moins du monde. Jamais importuns, ils n’étaientcependant jamais désœuvrés. Toute ma surveillance se bornait à lesvoir s’amuser énormément sans mon secours : il semblait qu’ilspréparassent avec passion un spectacle, et j’y avais un emploid’ardent admirateur. Je vivais dans un monde de leurinvention : ils n’avaient jamais besoin de recourir à lamienne. Je n’étais requise que pour représenter quelqu’un ouquelque chose de remarquable dans le jeu du moment, et grâce à masituation supérieure et respectée, ce n’était jamais qu’unesinécure fort douce et extrêmement distinguée. J’ai oublié ce quej’étais, ce jour-là, je me rappelle seulement que c’était unpersonnage très important et très paisible, et que Flora jouaitintensément. Nous étions au bord du lac, et comme nous avionsrécemment commencé l’étude de la géographie, le lac était la merd’Azov. Tout à coup, au milieu de ces éléments divers, surgit enmoi la conscience qu’un spectateur intéressé nous observait del’autre côté de la mer d’Azov. La façon dont cette conceptions’enracina en moi fut bien la chose la plus étrange du monde… laplus étrange, à l’exception, toutefois, de celle beaucoup plusétrange encore, en laquelle elle se mua bientôt. J’étais assise, unouvrage quelconque dans les mains, – car j’étais je ne sais plusquoi qui pouvait logiquement s’asseoir.

J’étais assise sur le vieux banc de pierred’où l’on contemplait le lac, et, ainsi posée, je commençai àpercevoir avec certitude – cependant sans vision directe – laprésence, assez lointaine, d’une troisième personne.

Les vieux arbres, l’épais taillis, donnaientune ombre profonde et délicieuse, mais tout baignait dans l’éclatde l’heure, chaude et tranquille. Rien d’ambigu en quoi que cefût ; dans tous les cas, rien dans la conviction qui se formaen moi, instantanément, sur ce que je verrais au-delà du lac, si jelevais les yeux. Ils étaient rivés à la couture qui m’occupait, etje sens encore le spasme de mon effort pour les y maintenir jusqu’àce que je me sentisse suffisamment calmée pour décider de ce quej’allais faire. Il y avait là un objet étranger, une figure dont jecontestai le droit à être là, immédiatement et passionnément. Je merappelle comment je m’énumérai tous les cas possibles, remarquanten moi-même que, par exemple, rien n’était plus naturel que laprésence en cet endroit d’un des hommes attachés à la propriété, oumême d’un messager, d’un facteur, du garçon, d’un fournisseur duvillage. Mais cette remarque fit aussi peu d’impression sur maconviction présente – j’en étais certaine, sans avoir encore levéles yeux – que sur le caractère et l’attitude de notre visiteur.Rien n’était plus naturel que ces choses fussent justement cequ’elles n’étaient absolument pas.

Pour que je m’assurasse de l’identité positivede l’apparition, il aurait fallu que l’heure de l’action eût sonnéà la pauvre horloge de mon courage ; en attendant, avec uneffort qui me coûta déjà beaucoup, je transférai mon regard sur lapetite Flora, qui, à ce moment, jouait à dix mètres de moi. Uninstant, mon cœur cessa de battre, de terreur et d’anxiété, tandisque je me demandais si elle aussi voyait quelque chose ; et jeretenais mon souffle, attendant ce qu’un cri, ce qu’un signe naïfet subit, soit de surprise, soit d’alarme, allait me révéler.J’attendis : mais rien ne vint ; puis – et il y a là, jele sens, quelque chose de plus sinistre que dans tout le reste – jefus envahie tout d’abord par le sentiment que, depuis une minute,elle était tombée dans un silence absolu ; j’observai ensuiteque, depuis une minute également, elle avait, dans son jeu, tournéle dos à l’étang. Quand je me décidai enfin à lever les yeux surelle, avec la conviction assurée que nous étions toujours, toutesdeux, soumises à une observation directe et personnelle, voiciqu’elle était exactement sa posture : elle avait ramassé unpetit bout de bois plat, percé d’un petit trou, qui lui avaitévidemment suggéré l’idée d’y enfoncer un autre fragment simulantun mât, et pouvant ainsi lui servir de bateau.

Ce second morceau, tandis que je l’observais,elle essayait, avec un soin et une attention incroyables, de lefaire tenir en place. Quand j’eus vraiment compris ce qu’ellefaisait, je me sentis soulevée au point que, quelques secondes plustard, je savais que je pouvais, maintenant, aller plus avant.Alors, une fois de plus, mes yeux changèrent de direction :j’affrontai ce qu’il me fallait affronter.

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