Le Tour d’écrou

V

Ce n’était pas que je m’attendisse à ce queles choses en restassent là, car j’étais hors de moi-même aussibien qu’émue. Y avait-il un secret à Bly ? Un mystèred’Udolphe, ou quelque parent aliéné, ou scandaleux séquestré dansune cachette insoupçonnée ? Je ne saurais dire combien detemps, partagée entre la curiosité et la terreur, je demeurai là oùle coup m’avait été porté. Je me rappelle seulement que, lorsque jerentrai dans la maison, la nuit était tout à fait venue. Dansl’intervalle, j’avais certainement été la proie d’une agitation quim’avait entraînée à mon insu, car j’avais dû faire trois milles, entournant presque sur place. Je devais plus tard connaître desangoisses tellement pires, que je puis dire que mon inquiétude –elle n’en était, ce jour-là, qu’à son aurore – ne me causait qu’unfrisson tout humain. Ce qu’il y avait de plus bizarre dans moninquiétude – d’ailleurs l’aventure entière l’avait été – me futrévélé quand je rencontrai Mrs. Grose dans le hall. Dans leflot de mes souvenirs, cette image revient : l’impression queje reçus, à mon retour de ce lieu brillamment éclairé, si vaste,avec ses panneaux blancs, ses portraits et son tapis rouge, – et dubon regard étonné de mon amie, qui me dit immédiatement que je luiavais beaucoup manqué. À son contact, je me sentis intimementpersuadée que, dans sa simple cordialité, elle avait éprouvé uneinquiétude très naturelle, qui s’apaisa à ma vue, et ne savaitabsolument rien qui eût un rapport quelconque avec l’incident queje tenais là, tout prêt pour elle. Je n’avais pas prévu que sabonne figure me remettrait d’aplomb, et je mesurai, en quelquesorte, la gravité de ce que j’avais vu, à l’hésitation quej’éprouvais à le raconter. Presque rien, dans toute cette histoire,ne me paraît si singulier que mon double sentiment d’alors :une sensation de vraie peur qui commençait à m’envahir, marchant depair si je puis dire, avec l’instinct d’épargner ma compagne.

En conséquence, là, sur-le-champ, dans ce hallaccueillant, et sous son regard, il s’accomplit en moi – pour uneraison que j’eusse été alors bien en peine d’exprimer – unerévolution intérieure : je donnai un vague prétexte à monretard, et, invoquant la beauté de la nuit, l’abondante rosée etmes pieds mouillés, je m’en allai aussi vite que possible dans machambre.

Là, ce fut une autre affaire ; là,pendant bien des jours, ce fut une assez drôle d’affaire. Il mefallait quotidiennement, à certaines heures, – du moins à certainsmoments, et cela au détriment de mes devoirs les plus élémentaires,– il me fallait aller m’enfermer dans ma chambre, pour y réfléchir.Ce n’était pas tant que mon état nerveux excédât ma force derésistance : mais j’éprouvais une crainte extrême d’en arriverlà, car la vérité, qu’il me fallait maintenant contempler soustoutes ses faces, était, simplement et clairement, que je nepouvais, en aucune façon, identifier le visiteur avec lequelj’étais entrée en rapport d’une façon si inexplicable, et,cependant, à ce qu’il me semblait, si intime. Je m’étais vite renducompte qu’il ne me serait pas difficile de percer à jour uneintrigue domestique, sans même mener d’enquête formelle, sanséveiller de soupçons. Le choc que j’avais subi avait dû aiguisermes facultés : au bout de trois jours, après avoir simplementobservé les choses de plus près, je fus convaincue que lesdomestiques ne m’avaient ni trompée, ni prise pour but d’uneplaisanterie et que, quel que pût être celui dont je savaisl’existence, rien n’en était connu autour de moi. Une seuleconclusion raisonnable s’imposait : quelqu’un avait pris, ici,une liberté presque monstrueuse.

C’était cela que j’allais me répéter dans machambre, quand j’y courais irrésistiblement m’y enfermer à clé, uninstant. Tous, collectivement, nous avions subi l’invasion d’unintrus. Quelque voyageur sans scrupule, curieux de vieillesbâtisses, avait pénétré ici, inaperçu, était monté jouir de la vue,de l’endroit le plus favorable, et reparti comme il était venu.S’il m’avait dévisagée si froidement et si audacieusement, celafaisait partie de ses mauvaises manières. Après tout, le bon côtéde cette affaire était qu’on ne le reverrait jamais.

Là était évidemment le bon côté des choses,mais ce ne l’était pas assez pour m’empêcher de reconnaître que cequi, par-dessus tout, rejetait le reste dans l’ombre, était lecharme extrême de ma tâche. Car ma tâche charmante était de vivreavec Miles et Flora, et rien ne pouvait me la faire aimer davantageque de sentir que, plus je m’y donnais, plus j’échappais à monsouci. La séduction de mes petits élèves m’était une joieperpétuelle, et elle suscitait constamment en moi un étonnementnouveau, quand je me ressouvenais de mes vaines craintes du début,du dégoût que m’avait d’abord inspiré ma situation avec ses griseset prosaïques probabilités. Mais il ne devait y avoir ni prosegrise, ni meule à tourner. Comment un travail n’aurait-il pas étécharmant qui se présentait comme une œuvre de quotidiennebeauté ? C’était tout le romanesque de l’enfance, toute lapoésie des salles d’études. Je ne veux pas, bien entendu, direpar-là que nous n’étudions que vers et que fiction : je veuxdire qu’il n’y a point d’autres termes pour exprimer le genred’intérêt que m’inspiraient mes compagnons. Comment décrire cela,sinon en disant qu’au lieu de tomber auprès d’eux dans la mortellemonotonie de l’accoutumance – et quel prodige chez uneinstitutrice, j’en appelle à la confrérie ! – je faisais deperpétuelles découvertes. Évidemment, il y avait une direction oùmes pas s’arrêtaient : une profonde obscurité continuait des’étendre sur la région du séjour au collège. Je l’avais déjà dit,j’avais, dès la première heure, reçu la grâce de pouvoir envisagerle mystère sans angoisse. Il serait peut-être plus près de lavérité de dire que l’enfant lui-même, sans prononcer une parole,avait tout éclairci.

Il avait ramené l’accusation à l’absurde, etmes conclusions pouvaient s’épanouir à l’aise, et aussi soninnocence couleur de rose : il n’était que trop délicat ettrop loyal pour le vilain petit monde malpropre des collèges – etil l’avait payé cher.

J’avais fait l’amère réflexion que de donnerla sensation d’une individualité différente des autres, de semontrer d’une qualité supérieure, finit toujours par provoquer unevengeance de la majorité, – qui peut même comprendre des directeursde collège, s’ils sont stupides et intéressés.

Ces enfants possédaient tous deux une douceur– c’était leur seul défaut – qui les rendait – comment pourrais-jedire ? – presque impersonnels, et certainement impossibles àpunir. Ils étaient – moralement du moins – comme ces chérubins del’anecdote, où il n’y avait rien à fouetter. Je me rappelle toutparticulièrement avoir eu de Miles l’impression qu’il ne lui étaitjamais arrivé la plus infinitésimale histoire. Nous n’attendonsd’un enfant que peu d’« antécédents », mais il y avaitchez ce ravissant petit garçon quelque chose d’extraordinairementsensible, et en même temps d’extraordinairement heureux, qui mefrappait, – plus qu’en aucune autre créature de son âge que j’aiejamais rencontrée, – comme renaissant de nouveau chaquematin : non, il n’avait jamais souffert, fût-ce une seconde.C’était pour moi une preuve positive à opposer à l’idée qu’unchâtiment réel lui eût jamais été infligé. S’il s’était malconduit, il aurait été sérieusement « attrapé » – et moiaussi, par contre-coup, – j’aurais retrouvé la trace, j’auraissenti la blessure et le déshonneur ; mais je ne pouvais rienreconstituer du tout, donc c’était un ange. Il ne parlait jamais deson collège, ne citait jamais un maître ou un camarade, et moi, demon côté, j’étais trop dégoûtée de tout cela pour y faire lamoindre allusion.

Évidemment, j’étais sous le charme, et lemerveilleux de l’affaire est que je savais parfaitement, même à cemoment-là, que je l’étais : mais je m’y abandonnais, c’étaitun antidote à la souffrance, et j’en avais de plus d’une sorte. Jerecevais alors de chez moi des lettres inquiétantes, tout n’ymarchait pas bien. Mais auprès de la joie que m’étaient mesenfants, quelle chose m’importait au monde ? C’était laquestion que je me posais pendant mes hâtives retraites :j’étais éblouie, enivrée de leur beauté.

Un certain dimanche, – il faut avancer, toutde même, – la pluie tomba si fort et si longtemps que nous nepûmes, comme d’habitude, nous rendre processionnellement àl’église. Aussi, comme le jour s’avançait, je convins avecMrs. Grose, que si le temps s’embellissait, nous irionsensemble à l’office du soir. La pluie cessa heureusement, et je mepréparai pour notre promenade, qui, à travers le parc et par lagrande route, jusqu’au village, était l’affaire de vingt minutes.Comme je descendais pour rejoindre ma collègue, dans le hall, je mesouvins d’une paire de gants qui avaient eu besoin de quelquespoints et les avaient reçus – avec une publicité peu édifiantepeut-être, – tandis que j’étais assise à leur thé avec les enfants.On le servait, le dimanche, par exception, dans ce temple, net etfroid, en cuivre et en acajou, qu’était la salle à manger desgrandes personnes. C’était là que j’avais laissé tomber mes gants,et j’y retournai les prendre.

Quoique le jour fût assez gris, la lumière del’après-midi n’était pas disparue, et me permit, en passant leseuil, non seulement de reconnaître, sur une chaise, près de lagrande fenêtre alors fermée, l’objet que je cherchais, mais depercevoir, de l’autre côté de cette fenêtre, une personne quiregardait droit dans la pièce. Un seul pas dans la chambre mesuffit : la vision fut instantanée, tout y était. La personnequi regardait droit dans la pièce était celle qui m’était déjàapparue.

Ainsi, il m’apparaissait de nouveau avec, jene peux pas dire plus de netteté, c’était impossible, mais avec uneproximité qui dénotait un progrès dans nos rapports. Devant cetterencontre, je perdis la respiration, je me sentis glacée de la têteaux pieds. Il était le même, il était tout le même, et cette foisencore, je ne le voyais qu’à partir de la taille, car bien que lasalle à manger fût au rez-de-chaussée, la fenêtre ne descendait pasjusqu’à la terrasse sur laquelle il se tenait. Son visage étaitcontre la vitre, je le voyais donc bien mieux : l’étrangeeffet, pourtant, de ce second coup d’œil, fut de me faire surtoutsentir combien le premier avait été intense. Il ne resta quequelques secondes, assez pour me convaincre que, lui aussi, m’avaitvue et reconnue : pour moi, c’était comme si j’avais passé desannées à le regarder, comme si je l’avais toujours connu.

Quelque chose, cependant, arriva, qui nes’était pas produit l’autre fois : son regard, appuyé sur moià travers la vitre, et du bout de la chambre, était bien aussiprofond, aussi fixe qu’alors, mais il me quitta un instant, pendantlequel je pus le suivre, et le voir se poser successivement surplusieurs objets. Sur-le-champ, le choc d’une certitude foudroyantevint s’ajouter à mon angoisse : ce n’était pas pour moi qu’ilétait là, il y était venu pour quelqu’un d’autre.

Cette conviction – qui me traversa comme unéclair – car c’était bien une conviction, bien que troublée parl’angoisse, produisit en moi le plus singulier effet : unevibration soudaine de courage, de devoir à accomplir, m’ébranlatout entière. Je dis « courage », car, indubitablement,je ne me possédais déjà plus. Je bondis hors de la salle à manger,gagnai la porte d’entrée de la maison et, en un instant, je fusdehors ; longeant la terrasse, en courant aussi vite que je lepouvais, je tournai le coin et embrassai toute la façade d’un coupd’œil. Mais le coup d’œil ne me révéla rien : mon visiteurs’était évanoui.

Je m’arrêtai net : dans mon soulagement,je tombai presque par terre. Mais toute la scène me demeuraitprésente : j’attendais, lui donnant le temps deréapparaître.

Du temps, dis-je, mais combien de temps ?Je ne peux vraiment pas, aujourd’hui, évaluer avec exactitude ladurée de ces événements. Sans doute, j’avais alors perdu la notionde la mesure : ils n’ont pu durer le temps qu’ils m’ont semblédurer. La terrasse et tout ce qui l’entourait, la pelouse et lejardin, tout ce que je pouvais voir du parc, étaient vides, d’unvide immense. Il y avait des taillis, et de grands arbres, mais jeme rappelle ma certitude intérieure bien nette qu’il n’y étaitpoint caché. Il était ici, ou nulle part ; si je ne le voyaispas, c’est qu’il n’était pas là. Je m’attachai énergiquement àcette idée, puis, instinctivement, au lieu de retourner commej’étais venue, j’allai à la fenêtre ; je sentais confusémentqu’il fallait aller me placer, là même où il s’était mis. Je lefis. J’appuyai mon visage contre la vitre, et regardai, comme lui,dans la chambre. Juste à ce moment, comme pour me faire jugerquelle avait été la portée de son regard, Mrs. Grose, ainsique j’avais fait, entra, venant du hall. J’eus ainsi la répétitionparfaire de la scène qui s’était passée. Elle me vit, comme j’avaisvu mon propre visiteur. Elle s’arrêta net, comme j’avais fait. Jelui faisais éprouver quelque chose comme le choc qui m’avaitfrappée moi-même. Bref, elle regarda de tous ses yeux, puis seretira, exactement comme moi, et je compris qu’elle sortait de lamaison pour me rejoindre et que j’allais la voir. Je demeurai là oùje me trouvais et, tandis que je l’attendais, plus d’une pensée metraversa l’esprit. Mais je n’en veux citer qu’une : je medemandais pourquoi, elle aussi, était bouleversée.

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