Le Tour d’écrou

XII

Ce ne fut que tard dans la journée dulendemain que je parlai à Mrs. Grose, car le soin que jemettais à ne pas perdre mes élèves de vue me rendait difficiles lesentretiens privés avec elle ; d’autant plus que chacune denous sentait la nécessité de ne provoquer – tant chez lesdomestiques que chez les enfants – aucun soupçon d’une secrèteagitation ou de la poursuite d’un mystère. Rien que son aspectpaisible me donnait une grande sécurité à ce sujet. Son visagereposé ne révélait rien à personne de mes horribles confidences.Elle me croyait complètement, j’en étais sûre. Si elle ne l’eûtfait, je ne sais ce que je serais devenue, car je n’aurais pu,seule, supporter une telle épreuve. Mais elle rendait un magnifiquetémoignage à cette bénédiction qu’est l’absence d’imagination, etne voyant dans les enfants que leur charme et leur beauté, leuraspect heureux et leur intelligence, les causes de mon souci ne luiétaient pas directement sensibles. Si la moindre trace d’abattementou de flétrissure se fût révélée chez les petits, sans doute, sontrouble eût égalé le leur, en sachant la source malsaine ;mais, dans l’état actuel des choses, je sentais – tandis qu’elleles surveillait, ses gros bras blancs croisés et la sérénitérépandue sur toute sa personne – qu’elle remerciait le Seigneur dece que, ses trésors fussent-ils en miettes, les morceaux, au moins,en seraient encore bons. La flamme de la fantaisie se transformaitchez elle en un paisible feu de foyer, et je commençais àm’apercevoir qu’à mesure que le temps marchait sans nouvelaccident, croissait en elle la conviction que nos jeunes oiseauxétaient bien capables de se tirer d’affaire tout seuls, et samajeure sollicitude s’appliquait au triste cas de leur mandataireet gardienne. C’était, pour moi, une réelle simplification, jepouvais bien m’engager à ce que mon visage ne révélât rien, maisç’aurait été un gros souci de plus que d’avoir à me préoccuper dusien.

À l’heure dont je parle, cédant à mesinstances, elle m’avait rejointe sur la terrasse, où, dans cettesaison plus avancée, le soleil était maintenant agréable, et nous yétions assises ensemble, tandis que devant nous, à une certainedistance cependant et à portée de notre voix, les enfants allaientet venaient, d’une humeur si facile ! Ils marchaientlentement, à l’unisson l’un de l’autre, sur la pelouse quis’étendait à nos pieds, lui, lisant tout haut un livre de contes,un bras autour de sa sœur, comme pour l’avoir bien à soi…Mrs. Grose les observait, avec une placidité sincère ;puis je perçus chez elle, bien que réprimée, cette inclinaisonmentale avec laquelle elle se penchait vers moi pour obtenir unevue de l’envers de la tapisserie. J’avais fait d’elle le réceptaclede choses à faire frémir, mais sa connaissance bizarre de masupériorité – tant à cause de mes talents qu’à cause de masituation – se révélait dans la patience qu’elle témoignait à mapeine. Elle présentait proprement son esprit à mes confidencescomme si, eussé-je désiré composer un bouillon de sorcière et lelui offrir avec assurance, elle m’eût tendu une belle saucièreblanche. Telle elle était, exactement, quand, dans mon récit desévénements de la nuit, j’en arrivai à la réponse que m’avait faitMiles, lorsque, après l’avoir vu à une heure aussi phénoménale, aulieu même où, pour ainsi dire, il était actuellement, j’étaisdescendue le chercher. Je m’étais décidée à prendre ce moyen plutôtqu’un autre plus bruyant, mettant au-dessus de tout la nécessité den’alarmer personne de la maison. Je lui avais déjà laissé entendremon peu d’espoir d’arriver – en dépit de sa réelle sympathie – àlui faire saisir mon impression devant la magnifique inspirationavec laquelle, lorsque nous fûmes rentrés à la maison, le gaminaccueillit mon défi, enfin nettement articulé. Aussitôt que j’étaisapparue, au clair de lune, sur la terrasse, il s’était avancé versmoi sans hésiter ; je lui avais pris la main sans riendire ; je l’avais mené, à travers l’obscurité, le long de cetescalier où Quint avait rôdé, tout affamé de sa présence, – le longdu couloir où j’avais écouté et tremblé, – et ainsi, jusqu’à sachambre désertée.

Pas un son, chemin faisant, n’avait étéproféré par aucun de nous, et je m’interrogeais – oh ! combienje me dévorais ! – pour savoir si, dans son effrayant petitesprit, il cherchait une explication qui fût plausible et pas tropgrotesque. Cela lui donnerait du mal, certainement, et cettefois-ci, à l’idée de son réel embarras, un frémissement de triomphecourut dans mes membres. Le piège était habilement tendu à ungibier jusqu’ici vainqueur. Il ne pourrait plus affecter cetteparfaite correction, – ni même s’y essayer. Alors, comment diableallait-il se tirer de là ? À la vérité, en même temps que lapulsation passionnée de cette question, battait aussi dans mesveines la silencieuse angoisse de savoir comment diable je ferais,moi aussi. Je me trouvais enfin affronter dans toute sa rigueur lerisque que comportait, même encore maintenant, l’exécution de mapropre partie.

De fait, je me rappelle que, tandis que nouspénétrions dans sa petite chambre, dont le lit n’était pas défait,et où la fenêtre ouverte, laissant librement passer les rayons dela lune, rendait la chambre si claire qu’il était inutile defrotter une allumette, – je me rappelle comment, subitement, jedéfaillis, et me laissai tomber sur le bord du lit, vaincue parcette idée qu’il devait savoir, maintenant, combien vraiment ilm’« avait eue », comme on dit. Armé de sa viveintelligence, il ferait tout ce qu’il voudrait aussi longtemps queje continuerais de soutenir cette vieille tradition de laculpabilité des maîtres de l’enfance qui entretiennent des terreurset des superstitions. Oui, il me tenait, on pouvait le dire, etdans un étau : car qui m’absoudrait jamais, qui me sauveraitde la corde, si, par la plus légère allusion, j’introduisais, lapremière, un élément aussi atroce dans nos relations sinormales ? Non, non, vraiment, il était inutile d’essayer defaire entendre à Mrs. Grose – presque autant que d’essayer dele traduire ici – combien, pendant notre duel rapide et amer, là,dans le noir, il éveilla en moi presque de l’admiration. Je fus,naturellement, pleine de douceur et de bonté. Jamais encore mesmains ne s’étaient posées avec autant de tendresse sur ses jeunesépaules, tandis que je m’appuyais à son lit. Je n’avais pas d’autrealternative que de lui poser la question, – lui en poser une, dumoins : « Il faut me parler maintenant, me dire lavérité. Pourquoi êtes-vous sorti ? Et que faisiez-vousdehors ? »

Je vois encore son étonnant sourire, le blancde ses yeux magnifiques, et l’éclat de ses dents briller dans ledemi-jour.

« Si je vous le dis,comprendrez-vous ? »

Mon cœur me battait dans la gorge :allait-il me dire le pourquoi ?

La voix me manqua pour l’en presser, et je merendis compte que ma seule réponse fut un vague et grimaçanthochement de tête. Il était la douceur même, et tandis que je metenais devant lui, en continuant ce malheureux hochement, ilsemblait, plus que jamais, un jeune prince de conte de fées. Oui,ce fut sa sérénité qui me donna du répit. Si vraiment ils’apprêtait à me faire sa confession, en aurait-il montré unepareille ?

« Eh bien, dit-il, à la fin, tout exprèspour que vous fassiez ça.

– Que – pour changer – vous pensiez du mal demoi ! »

Jamais je n’oublierai la gentillesse, lagaieté avec laquelle il prononça ses mots, ni comment, pour lescouronner, il se pencha et m’embrassa. Et ce fut la fin de tout. Jelui rendis son baiser et tandis que je le serrais dans mes bras, ilme fallut un effort prodigieux pour ne pas pleurer. Il me rendaitcompte de sa conduite exactement de la façon qui me permettait lemoins de lui en demander davantage, et je ne fis que confirmer monacquiescement à ses paroles lorsque, ayant jeté un coup d’œil dansla chambre, je lui demandai :

« Alors, vous ne vous étiez pasdéshabillé ? »

Je puis dire que, littéralement, à ce moment,il étincela dans la pénombre.

« Pas du tout. Je veillais et jelisais.

– Et quand êtes-vous descendu ?

– À minuit ! Ah ! quand je me mêled’être mauvais, j’y vais franchement !

– Je vois, je vois. C’est tout à faitcharmant. Mais comment pouviez-vous être sûr que je lesaurais ?

– Oh ! j’avais tout arrangé avecFlora. »

Ses réponses m’arrivaient avec uneprestesse !

« Elle devait se lever et regarder par lafenêtre.

– Et c’est ce qu’elle fit. »

C’était moi qui tombait dans lepiège !

« Ainsi, elle vous a tracassée et pourvoir ce qu’elle regardait, vous avez regardé aussi – et vous avezvu.

– Tandis que vous, répliquai-je, vousattrapiez la mort à être dehors en pleine nuit. »

Il s’épanouissait tellement devant la réussitede son exploit, qu’il pouvait bien se permettre d’en tomberradieusement d’accord.

« Sans cela, demanda-t-il, aurais-je étéaussi méchant que je le désirais ? »

Et après un nouvel embrassement, l’incident,comme notre colloque, furent clos, sur ma reconnaissance formellede toutes les réserves de sagesse qu’il avait dû amasser pour sepermettre une pareille plaisanterie.

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