Les Dieux ont soif

Chapitre 2

 

 

Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelin s’achemina vers laplace Dauphine, devenue place de Thionville, en l’honneur d’unecité inexpugnable. Située dans le quartier le plus fréquenté deParis, cette place avait perdu depuis près d’un siècle sa belleordonnance : les hôtels construits sur les trois faces, au temps deHenri IV, uniformément en brique rouge avec chaînes de pierreblanche, pour des magistrats magnifiques, maintenant, ayant échangéleurs nobles toits d’ardoise contre deux ou trois misérables étagesen plâtras, ou même rasés jusqu’à terre et remplacés sans honneurpar des maisons mal blanchies à la chaux, n’offraient plus que desfaçades irrégulières, pauvres, sales, percées de fenêtres inégales,étroites, innombrables, qu’égayaient des pots de fleurs, des cagesd’oiseaux et des linges qui séchaient. Là, logeait une multituded’artisans, bijoutiers, ciseleurs, horlogers, opticiens,imprimeurs, lingères, modistes, blanchisseuses, et quelques vieuxhommes de loi qui n’avaient point été emportés dans la tourmenteavec la justice royale.

C’était le matin et c’était le printemps. De jeunes rayons desoleil, enivrants comme du vin doux, riaient sur les murs et secoulaient gaiement dans les mansardes. Les châssis des croisées àguillotine étaient tous soulevés et l’on voyait au-dessous lestêtes échevelées des ménagères. Le greffier du tribunalrévolutionnaire, sorti de la maison pour se rendre à son poste,tapotait en passant les joues des enfants qui jouaient sous lesarbres. On entendait crier sur le Pont-Neuf la trahison de l’infâmeDumouriez.

Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quai de l’Horloge, unemaison qui datait de Henri IV et aurait fait encore assez bonnefigure sans un petit grenier couvert de tuiles dont on l’avaitexhaussée sous l’avant-dernier tyran. Pour approprier l’appartementde quelque vieux parlementaire aux convenances des famillesbourgeoises et artisanes qui y logeaient, on avait multiplié lescloisons et les soupentes. C’est ainsi que le citoyen Remacle,concierge-tailleur, nichait dans un entresol fort abrégé en hauteurcomme en largeur, où on le voyait par la porte vitrée, les jambescroisées sur son établi et la nuque au plancher, cousant ununiforme de garde national, tandis que la citoyenne Remacle, dontle fourneau n’avait pour cheminée que l’escalier, empoisonnait leslocataires de la fumée de ses ragoûts et de ses fritures, et que,sur le seuil de la porte, la petite Joséphine, leur fille,barbouillée de mélasse et belle comme le jour, jouait avec Mouton,le chien du menuisier. La citoyenne Remacle, abondante de cœur, depoitrine et de reins, passait pour accorder ses faveurs à sonvoisin le citoyen Dupont aîné, l’un des douze du Comité desurveillance. Son mari, tout du moins, l’en soupçonnaitvéhémentement et les époux Remacle emplissaient la maison deséclats alternés de leurs querelles et de leurs raccommodements. Lesétages supérieurs de la maison étaient occupés par le citoyenChaperon, orfèvre, qui avait sa boutique sur le quai de l’Horloge,par un officier de santé, par un homme de loi, par un batteur d’oret par plusieurs employés du Palais.

Évariste Gamelin monta l’escalier antique jusqu’au quatrième etdernier étage, où il avait son atelier avec une chambre pour samère. Là finissaient les degrés de bois garnis de carreaux quiavaient succédé aux grandes marches de pierre des premiers étages.Une échelle, appliquée au mur, conduisait à un grenier d’oùdescendait pour lors un gros homme assez vieux, d’une belle figurerose et fleurie, qui tenait péniblement embrassé un énorme ballot,et fredonnait toutefois: J’ai perdu mon serviteur.

S’arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisement le bonjour àGamelin, qui le salua fraternellement et l’aida à descendre sonpaquet, ce dont le vieillard lui rendit grâces

. – Vous voyez là, dit-il en reprenant son fardeau, des pantinsque je vais de ce pas livrer à un marchand de jouets de la rue dela Loi. Il y en a ici tout un peuple: ce sont mes créatures; ellesont reçu de moi un corps périssable, exempt de joies et desouffrances. Je ne leur ai pas donné la pensée, car je suis un Dieubon.

C’était le citoyen Maurice Brotteaux, ancien traitant, ci-devantnoble: son père, enrichi dans les partis, avait acheté unesavonnette à vilain. Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommaitmonsieur des Ilettes et donnait, dans son hôtel de la rue de laChaise, des soupers fins que la belle madame de Rochemaure, époused’un procureur, illuminait de ses yeux, femme accomplie, dont lafidélité honorable ne se démentit point tant que la Révolutionlaissa à Maurice Brotteaux des Ilettes ses offices, ses rentes, sonhôtel, ses terres, son nom. La Révolution les lui enleva. Il gagnasa vie à peindre des portraits sous les portes cochères, à fairedes crêpes et des beignets sur le quai de la Mégisserie, à composerdes discours pour les représentants du peuple et à donner desleçons de danse aux jeunes citoyennes. Présentement, dans songrenier, où l’on se coulait par une échelle et où l’on ne pouvaitse tenir debout, Maurice Brotteaux, riche d’un pot de colle, d’unpaquet de ficelles, d’une boîte d’aquarelle et de quelques rognuresde papier, fabriquait des pantins qu’il vendait à de gros marchandsde jouets, qui les revendaient aux colporteurs, qui les promenaientpar les Champs-Élysées, au bout d’une perche, brillants objets desdésirs des petits enfants. Au milieu des troubles publics et dansla grande infortune dont il était lui-même accablé, il gardait uneâme sereine, lisant pour se récréer son Lucrèce, qu’il portaitconstamment dans la poche béante de sa redingote puce.

Évariste Gamelin poussa la porte de son logis, qui céda a toutde suite. Sa pauvreté lui épargnait le souci des serrures, et quandsa mère, par habitude, tirait le verrou, il lui disait « A quoi bon?On ne vole pas les toiles d’araignée, et les miennes pasdavantage ». Dans son atelier s’entassaient, sous une couche épaissede poussière ou retournées contre le mur, les toiles de ses débuts,alors qu’il traitait, selon la mode, des scènes galantes, caressaitd’un pinceau lisse et timide des carquois épuisés et des oiseauxenvolés, des jeux dangereux et des songes de bonheur, troussait desgardeuses d’oies et fleurissait de roses le sein desbergères.

Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Cesscènes, froidement traitées, attestaient l’irrémédiable chasteté dupeintre. Les amateurs ne s’y étaient pas trompés et Gamelin n’avaitjamais passé pour un artiste érotique. Aujourd’hui, bien qu’iln’eût pas encore atteint la trentaine, ces sujets lui semblaientdater d’un temps immémorial. Il y reconnaissait la dépravationmonarchique et l’effet honteux de la corruption des cours. Ils’accusait d’avoir donné dans ce genre méprisable et montré ungénie avili par l’esclavage. Maintenant, citoyen d’un peuple libre,il charbonnait d’un trait vigoureux des Libertés, des Droits del’Homme, des Constitutions françaises, des Vertus républicaines,des Hercules populaires terrassant l’Hydre de la Tyrannie, etmettait dans toutes ces compositions toute l’ardeur de sonpatriotisme. Hélas! il n’y gagnait point sa vie. Le temps étaitmauvais pour les artistes. Ce n’était pas, sans doute, la faute dela Convention, qui lançait de toutes parts des armées contre lesrois, qui, fière, impassible, résolue devant l’Europe conjurée,perfide et cruelle envers elle-même, se déchirait de ses propresmains, qui mettait la terreur à l’ordre du jour, instituait pourpunir les conspirateurs un tribunal impitoyable auquel elle allaitdonner bientôt ses membres à dévorer, et qui dans le même temps,calme, pensive, amie de la science et de la beauté, réformait lecalendrier, créait des écoles spéciales, décrétait des concours depeinture et de sculpture, fondait des prix pour encourager lesartistes, organisait des salons annuels, ouvrait le Muséum et, àl’exemple d’Athènes et de Rome, imprimait un caractère sublime à lacélébration des fêtes et des deuils publics. Mais l’art français,autrefois si répandu en Angleterre, en Allemagne, en Russie, enPologne, n’avait plus de débouchés à l’étranger. Les amateurs depeinture, les curieux d’art, grands seigneurs et financiers,étaient ruinés, avaient émigré ou se cachaient. Les gens que laRévolution avait enrichis, paysans acquéreurs de biens nationaux,agioteurs, fournisseurs aux armées, croupiers du Palais-Royal,n’osaient encore montrer leur opulence et, d’ailleurs, ne sesouciaient point de peinture. Il fallait ou la réputation deRegnault ou l’adresse du jeune Gérard pour vendre un tableau.Greuze, Fragonard, Houin étaient réduits à l’indigence. Prud’honnourrissait péniblement sa femme et ses enfants en dessinant dessujets que Copia gravait au pointillé. Les peintres patriotesHennequin, Wicar, Topino-Lebrun souffraient la faim. Gamelin,incapable de faire les frais d’un tableau, ne pouvant ni payer lemodèle, ni acheter des couleurs, laissait à peine ébauchée sa vastetoile du Tyran poursuivi aux Enfers par les Furies. Elle couvraitla moitié de l’atelier de figures inachevées et terribles, plusgrandes que nature, et d’une multitude de serpents verts dardantchacun deux langues aiguës et recourbées. On distinguait au premierplan, à gauche, un Charon maigre et farouche dans sa barque,morceau puissant et d’un beau dessin, mais qui sentait l’école. Ily avait bien plus de génie et de naturel dans une toile de moindresdimensions, également inachevée, qui était pendue à l’endroit lemieux éclairé de l’atelier. C’était un Oreste que sa sœur Électresoulevait sur son lit de douleur. Et l’on voyait la jeune filleécarter d’un geste touchant les cheveux emmêlés qui voilaient lesyeux de son frère. La tête d’Oreste était tragique et belle et l’ony reconnaissait une ressemblance avec le visage dupeintre.

 

Gamelin regardait souvent d’un œil attristé cette composition;parfois ses bras frémissants du désir de peindre se tendaient versla figure largement esquissée d’Électre et retombaient impuissants.L’artiste était gonflé d’enthousiasme et son âme tendue vers degrandes choses. Mais il lui fallait s’épuiser sur des ouvrages decommande qu’il exécutait médiocrement, parce qu’il devait contenterle goût du vulgaire et aussi parce qu’il ne savait point imprimeraux moindres choses le caractère du génie. Il dessinait de petitescompositions allégoriques, que son camarade Desmahis gravait assezadroitement en noir ou en couleurs et que prenait à bas prix unmarchand d’estampes de la rue Honoré, le citoyen Blaise. Mais lecommerce des estampes allait de mal en pis, disait Blaise, quidepuis quelque temps ne voulait plus rien acheter.

Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendaitingénieux, venait de concevoir une invention heureuse et neuve, dumoins le croyait-il, qui devait faire la fortune du marchandd’estampes, du graveur et la sienne; un jeu de cartes patriotiquedans lequel aux rois, aux dames, aux valets de l’ancien régime ilsubstituait des Génies, des Libertés, des Égalités. Il avait déjàesquissé toutes ses figures, il en avait terminé plusieurs, et ilétait pressé de livrer à Desmahis celles qui se trouvaient en étatd’être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux venuereprésentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d’un habit bleuà parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires,assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusilentre les jambes. C’était le citoyen de cœur remplaçant le valet decœur. Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, ettoujours avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux joursd’enthousiasme. Plusieurs pendaient au mur de l’atelier. Cinq ousix, à l’aquarelle, à la gouache, aux deux crayons, traînaient surla table et sur les chaises. Au mois de juillet 92, lorsques’élevaient sur toutes les places de Paris des estrades pour lesenrôlements, quand tous les cabarets, ornés de feuillage,retentissaient des cris de « Vive la Nation! vivre libre ou mourir! »Gamelin ne pouvait passer sur le Pont-Neuf ou devant la maison deville sans que son cœur bondît vers la tente pavoisée sous laquelledes magistrats en écharpe inscrivaient les volontaires au son de laMarseillaise. Mais en rejoignant les armées il eût laissé sa mèresans pain.

Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, lacitoyenne veuve Gamelin entra dans l’atelier, suante, rougeoyante,palpitante, la cocarde nationale négligemment pendue à son bonnetet prête à s’échapper. Elle posa son panier sur une chaise et,plantée debout pour mieux respirer, gémit de la cherté desvivres.

Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l’enseignede la Ville de Châtellerault tant qu’avait vécu son époux, etmaintenant pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retiréechez son fils le peintre. C’était l’aîné de ses deux enfants. Quantà sa fille Julie, naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieuxétait d’ignorer ce qu’elle était devenue, car il n’était pas bon dedire qu’elle avait émigré avec un aristocrate.

– Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à sonfils une miche de pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix;encore s’en faut-il bien qu’il soit de pur froment. On ne trouve aumarché ni œufs, ni légumes, ni fromages. A force de manger deschâtaignes, nous deviendrons châtaignes.

Après un long silence, elle reprit

– J’ai vu dans la rue des femmes qui n’avaient pas de quoinourrir leurs petits enfants. La misère est grande pour le pauvremonde. Et il en sera ainsi tant que les affaires ne seront pasrétablies.

– Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disettedont nous souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs quiaffament le peuple et s’entendent avec les ennemis du dehors pourrendre la République odieuse aux citoyens et détruire la liberté.Voilà où aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons desPétion et des Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armesne viennent pas massacrer, à Paris, les patriotes que la famine nedétruit pas assez vite Il n’y a pas de temps à perdre il faut taxerla farine et guillotiner quiconque spécule sur la nourriture dupeuple, fomente l’insurrection ou pactise avec l’étranger. LaConvention vient d’établir un tribunal extraordinaire pour jugerles conspirateurs. Il est composé de patriotes; mais ses membresauront-ils assez d’énergie pour défendre la patrie contre tous sesennemis? Espérons en Robespierre, il est vertueux. Espérons surtouten Marat. Celui-là aime le peuple, discerne ses véritables intérêtset les sert. Il fut toujours le premier à démasquer les traîtres, àdéjouer les complots. Il est incorruptible et sans peur. Lui seulest capable de sauver la République en péril.

La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnetsa cocarde négligée.

– Laisse donc, Évariste; ton Marat est un homme comme lesautres, et qui ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu asdes illusions. Ce que tu dis aujourd’hui de Marat, tu l’as ditautrefois de Mirabeau, de La Fayette, de Pétion, de Brissot.

– Jamais! s’écria Gamelin, sincèrement oublieux.

Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée depapiers, de livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posala soupière de faïence, deux écuelles d’étain, deux fourchettes defer, la miche de pain bis et un pot de piquette.

Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirentleur dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis sonfricot sur son pain, portait gravement sur la pointe de son couteaude poche les morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respectdes aliments qui avaient coûté cher.

Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, quirestait songeur et distrait.

– Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux,mange.

Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d’un préceptereligieux.

Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres.Gamelin réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à cesmaux.

Mais elle:

– Il n’y a plus d’argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n’y aplus de confiance. C’est à désespérer de tout.

– Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s’écria Gamelin.Qu’importent nos privations, nos souffrances d’un moment! LaRévolution fera pour les siècles le bonheur du genrehumain.

La bonne dame trempa son pain dans son vin son esprits’éclaircit et elle songea en souriant au temps de sa jeunesse,quand elle dansait sur l’herbe à la fête du roi. Il lui souvenaitaussi du jour où Joseph Gamelin, coutelier de son état, l’avaitdemandée en mariage. Et elle conta par le menu comment les chosess’étaient passées. Sa mère lui avait dit « Habille-toi. Nous allonssur la place de Grève, dans le magasin de M. Bienassis, orfèvre,pour voir écarteler Damiens ». Elles eurent grand-peine à se frayerun chemin à travers la foule des curieux. Dans le magasin de M.Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph Gamelin, vêtu de sonbel habit rose, et elle avait compris tout de suite de quoi ilretournait. Tout le temps qu’elle s’était tenue à la fenêtre pourvoir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatrechevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle,n’avait pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure etsa taille.

Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer savie.

– Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m’yattendais, par suite d’une frayeur que j’eus, étant grosse, sur lePont-Neuf, où je faillis être renversée par des curieux, quicouraient à l’exécution de M. de Lally. Tu étais si petit, à tanaissance, que le chirurgien croyait que tu ne vivrais pas. Mais jesavais bien que Dieu me ferait la grâce de te conserver. Jet’élevai de mon mieux, ne ménageant ni les soins ni la dépense. Ilest juste de dire, mon Évariste, que tu m’en témoignas de lareconnaissance et que, dès l’enfance, tu cherchas à m’enrécompenser selon tes moyens. Tu étais d’un naturel affectueux etdoux. Ta sœur n’avait pas mauvais cœur; mais elle était égoïste etviolente. Tu avais plus de pitié qu’elle des malheureux. Quand lespetits polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres,tu t’efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour lesrendre à leur mère, et bien souvent tu n’y renonçais que foulé auxpieds et cruellement battu. A l’âge de sept ans, au lieu de tequereller avec de mauvais sujets, tu allais tranquillement dans larue en récitant ton catéchisme; et tous les pauvres que turencontrais, tu les amenais à la maison pour les secourir, tant queje fus obligée de te fouetter pour t’ôter cette habitude. Tu nepouvais voir un être souffrir sans verser des larmes. Quand tu eusachevé ta croissance, tu devins très beau. A ma grande surprise, tune semblais pas le savoir, très différent en cela de la plupart desjolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure.

La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans unvisage grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine,les traits d’une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses jouespâles exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard,lorsqu’il le tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceurde la première jeunesse.

Elle poursuivit:

– Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles,mais tu te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et ilm’arrivait parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d’allerun peu te dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mortje te rendrai ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Aprèsle décès de ton père, tu m’as prise courageusement à ta charge;bien que ton état ne te rapporte guère, tu ne m’as jamais laisséemanquer de rien, et, si nous sommes aujourd’hui tous deux dépourvuset misérables, je ne puis te le reprocher, la faute en est à laRévolution.

Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules etpoursuivit.

– Je ne suis pas une aristocrate. J’ai connu les grands danstoute leur puissance et je puis dire qu’ils abusaient de leursprivilèges. J’ai vu ton père bâtonné par les laquais du duc deCanaleilles parce qu’il ne se rangeait pas assez vite sur lepassage de leur maître. Je n’aimais point l’Autrichienne elle étaittrop fière et faisait trop de dépenses. Quant au roi, je l’ai crubon, et il a fallu son procès et sa condamnation pour me fairechanger d’idée. Enfin je ne regrette pas l’ancien régime, bien quej’y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas que laRévolution établira l’égalité, parce que les hommes ne serontjamais égaux; ce n’est pas possible, et l’on a beau mettre le payssens dessus dessous il y aura toujours des grands et petits, desgras et des maigres.

Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre nel’écoutait plus. Il cherchait la silhouette d’un sans-culotte, enbonnet rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes,remplacer le valet de pique condamné.

On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, pluslarge que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l’œilgauche, l’œil droit d’un bleu si pâle qu’il en paraissait blanc,les lèvres énormes et les dents débordant les lèvres.

Elle demanda à Gamelin si c’était lui le peintre et s’il pouvaitlui faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire àl’armée des Ardennes.

Gamelin répondit qu’il ferait volontiers ce portrait au retourdu brave guerrier.

La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout desuite.

Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu’il ne pouvait rienfaire sans le modèle.

La pauvre créature ne répondit rien: elle n’avait pas prévucette difficulté. La tête inclinée sur l’épaule gauche, les mainsjointes sur le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblaitaccablée de chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, lepeintre, pour distraire la malheureuse amante, lui mit dans la mainun des volontaires qu’il avait peints à l’aquarelle et lui demandas’il était fait ainsi, son fiancé des Ardennes.

Elle appliqua sur le papier le regard de son œil morne, quilentement s’anima, puis brilla, et resplendit; sa large faces’épanouit en un radieux sourire.

– C’est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c’estFerrand (Jules) au naturel, c’est Ferrand (Jules) toutcraché.

Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains,elle la plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit untout petit carré qu’elle coula sur son cœur, entre le busc et lachemise, remit à l’artiste un assignat de cinq livres, souhaita lebonsoir à la compagnie et sortit, clochante et légère.

 

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