Les Dieux ont soif

Chapitre 11

 

 

Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendantchez le juré Gamelin, qu’elle voulait intéresser à quelque suspectde sa connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteauxdes Ilettes, qu’elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteauxs’en allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez lemarchand de jouets de la rue de la Loi. Et il s’était résolu, pourles porter plus aisément, à les attacher au bout d’une perche,selon les guises des vendeurs ambulants. Il en usait galamment avectoutes les femmes, même avec celles dont une longue habitude avaitémoussé pour lui l’attrait, comme ce devait être le cas de madamede Rochemaure, à moins qu’assaisonnée par la trahison, l’absence,l’infidélité et l’embonpoint, il ne la trouvât appétissante. Entout cas, il l’accueillit sur le palier sordide, aux carreauxdisjoints, comme autrefois sur les degrés du perron des Ilettes etla pria de lui faire l’honneur de visiter son grenier. Elle montaassez lestement l’échelle et se trouva sous une charpente dont lespoutres penchantes portaient un toit de tuiles percé d’une lucarne.On ne pouvait s’y tenir debout. Elle s’assit sur la seule chaisequ’il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regardssur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée:

– C’est là que vous habitez, Maurice? Vous n’avez guère à ycraindre les importuns. Il faut être diable ou chat pour vous ytrouver.

– J’y ai peu d’espace, répondit le ci-devant. Et je ne vouscache pas que parfois il y pleut sur mon grabat. C’est un faibleinconvénient. Et durant les nuits sereines j’y vois la lune, imageet témoin des amours des hommes. Car la lune, madame, fut de touttemps attestée par les amoureux, et dans son plein, pâle et ronde,elle rappelle à l’amant l’objet de ses désirs.

– J’entends, dit la citoyenne.

En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beauvacarme dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l’amour demiauler et de jurer sur les toits, quand il emplit de tourments etde crimes la vie des hommes.

Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s’aborder comme des amisqui s’étaient quittés la veille pour s’en aller dormir; et, bienque devenus étrangers l’un à l’autre, ils s’entretenaient avecbonne grâce et familiarité. Cependant, madame de Rochemaureparaissait soucieuse. La Révolution, qui avait été longtemps pourelle riante et fructueuse, lui apportait maintenant des soucis etdes inquiétudes; ses soupers devenaient moins brillants et moinsjoyeux. Les sons de sa harpe n’éclaircissaient plus les visagessombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus richespontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, secachaient; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c’étaitpour lui qu’elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même étaitsuspecte. Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chezelle, retourné les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames deson parquet, donné des coups de baïonnette dans ses matelas. Ilsn’avaient rien trouvé, lui avaient fait des excuses et bu son vin.Mais ils étaient passés fort près de sa correspondance avec unémigré, M. d’Expilly. Quelques amis qu’elle avait parmi lesjacobins l’avaient avertie que le bel Henry, son greluchon,devenait compromettant par ses violences trop outrées pour paraîtresincères.

Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues,songeuse, elle demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse

– Que pensez-vous de tout ceci, Maurice?

– Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à unamateur de spectacles ample matière à réflexion et àdivertissement; mais qu’il serait meilleur pour vous, chère amie,que vous fussiez hors de France.

– Maurice, où cela nous mènera-t-il?

– C’est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture,au bord du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notrecheval, qui avait pris le mors aux dents, nous emportait d’un galopfurieux. Que les femmes sont donc curieuses! Encore aujourd’huivous voulez savoir où nous allons. Demandez-le aux tireuses decartes. Je ne suis point devin, ma mie. Et la philosophie, même laplus saine, est d’un faible secours pour la connaissance del’avenir. Ces choses finiront, car tout finit. On peut en prévoirdiverses issues. La victoire de la coalition et l’entrée des alliésà Paris. Ils n’en sont pas loin; toutefois je doute qu’ils yarrivent. Ces soldats de la République se font battre avec uneardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouseMadame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant laminorité de Louis XVII.

– Vous croyez? s’écria la citoyenne, impatiente de se mêler àcette belle intrigue.

– Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendéel’emporte et que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur desmonceaux de ruines et des amas de cadavres. Vous ne pouvezconcevoir, chère amie, l’empire que garde le clergé sur lamultitude des ânes. Je voulais dire des âmes la langue m’a fourché.Le plus probable, à mon sens, c’est que le Tribunal révolutionnaireamènera la destruction du régime qui l’a institué: il menace tropde têtes. Ceux qu’il effraie sont innombrables; ils se réuniront,et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je crois que vousavez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est vertueux:il sera terrible. Plus j’y songe, ma belle amie, plus je crois quece tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. LaConvention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, saChambre ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nomméspar elle et tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours dela Convention sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, etsa Chambre ardente moins politique que celle de Louis XIV! Il règnedans le Tribunal révolutionnaire un sentiment de basse justice etde plate égalité qui le rendra bientôt odieux et ridicule etdégoûtera tout le monde. Savez-vous, Louise, que ce tribunal, quiva appeler à sa barre la reine de France et vingt et unlégislateurs, condamnait hier une servante coupable d’avoir crié »Vive le roi » avec une mauvaise intention et dans la pensée dedétruire la République? Nos juges, tout de noir emplumés,travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher auxAnglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de sonthéâtre de grossières bouffonneries.

– Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujoursheureux en amour?

– Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanccolombier et ne se posent plus sur la tour en ruines.

– Vous n’avez pas changé. Au revoir, mon ami.

 

Ce soir-là, le dragon Henry, s’étant rendu, sans y être prié,chez madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre surlaquelle il lut l’adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C’était, ille savait, une lettre pour l’Angleterre. Rauline recevait par unportillon des messageries le courrier de madame de Rochemaure et lefaisait porter à Dieppe par une marchande de marée. Un patron debarque le remettait, la nuit, à un navire britannique qui croisaitsur la côte; un émigré, M. d’Expilly, le recevait à Londres et lecommuniquait, s’il le jugeait utile, au cabinet de Saint-James.

Henry était jeune et beau: Achille n’unissait pas tant de grâceà tant de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentaitUlysse. Mais la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmesdu jeune héros de la Commune, détournait de lui ses regards et sapensée depuis qu’elle avait été avertie que, dénoncé aux jacobinscomme un exagéré, ce jeune soldat pouvait la compromettre et laperdre. Henry sentait qu’il ne serait peut-être pas au-dessus deses forces de ne plus aimer madame de Rochemaure; mais il luidéplaisait qu’elle ne le distinguât plus. Il comptait sur elle poursatisfaire à certaines dépenses auxquelles le service de laRépublique l’avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités oùpeuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapiditéde la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité etcombien il leur est facile de sacrifier ce qu’elles ont chéri et deperdre ce qu’elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissanteLouise pourrait un jour le faire jeter en prison pour sedébarrasser de lui. Sa sagesse lui conseillait de reconquérir cettebeauté perdue. C’est pourquoi il était venu armé de tous sescharmes. Il s’approchait d’elle, s’éloignait, se rapprochait, lafrôlait, la fuyait selon les règles de la séduction dans lesballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de sa voixinvincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, illui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant unepromenade à Ermenonville.

Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetaitautour d’elle des regards d’impatience et d’ennui. Soudain Henry sedressa sombre et résolu et lui annonça qu’il partait pour l’arméeet serait dans quelques jours devant Maubeuge.

Sans montrer ni doute ni surprise, elle l’approuva d’un signe detête.

– Vous me félicitez de cette décision?

– Je vous en félicite.

Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dontelle pensait tirer de grands avantages; tout autre chose quecelui-ci: un Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenufournisseur, un lion qui parlait de jeter tous les patriotes dansla Seine. A tout moment elle croyait entendre la sonnette ettressaillait.

Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta unepartition, et bâilla encore. Voyant qu’il ne s’en allait pas, ellelui dit qu’elle avait à sortir et passa dans son cabinet detoilette.

Il lui criait d’une voix émue :

– Adieu, Louise ! Vous reverrai-je jamais?

Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert. Dès qu’ilfut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen Rauline etla lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau curieux del’état de l’esprit public en France. On y parlait de la reine, dela Thévenin, du Tribunal révolutionnaire, et maints proposconfidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaientrapportés.

Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, ilhésita quelques instants; puis, comme un homme qui a pris sarésolution et qui se dit que le plus tôt sera le mieux, il sedirigea vers les Tuileries et pénétra dans l’antichambre du Comitéde sûreté générale.

 

Ce jour-là, à trois heures de l’après-midi, Évariste Gamelins’asseyait sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collèguesqu’il connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes etpatriotes, savants, artistes ou artisans un peintre comme lui, undessinateur, tous deux pleins de talent, un chirurgien, uncordonnier, un ci-devant marquis, qui avait donné de grandespreuves de civisme, un imprimeur, de petits marchands, unéchantillon enfin du peuple de Paris. Ils se tenaient là, dans leurhabit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou portant lecatogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le chapeaurond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant lesoreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l’habit et de laculotte, comme en l’ancien temps, les autres, de la carmagnole etdu pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottesou de souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurspersonnes toutes les diversités du vêtement masculin en usagealors. Ayant tous déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort àl’aise à leur banc et Gamelin enviait leur tranquillité. Son cœurbattait, ses oreilles bourdonnaient, ses yeux se voilaient et toutce qui l’entourait prenait pour lui une teinte livide.

Quand l’huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent placesur une estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaientun chapeau à cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et lemanteau d’audience avec un ruban tricolore d’où pendait sur leurpoitrine une lourde médaille d’argent. Devant eux, au pied del’estrade, siégeait le substitut de l’accusateur public, dans uncostume semblable. Le greffier s’assit entre le Tribunal et lefauteuil vide de l’accusé. Gamelin voyait ces hommes différents dece qu’il les avait vus jusque-là, plus beaux, plus graves, pluseffrayants, bien qu’ils prissent des attitudes familières,feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant enarrière pour entendre quelque communication d’un juré ou d’unofficier de service.

Au-dessus des juges, les tables des Droits de l’Homme étaientsuspendues; à leur droite et à leur gauche, contre les vieillesmurailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et deMarat. En face du banc des jurés, au fond de la salle, s’élevait latribune publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, quiblondes, brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont lebavolet plissé leur ombrageait les joues; sur leur poitrine,auxquelles la mode donnait uniformément l’ampleur d’un seinnourricier, se croisait le fichu blanc ou se recourbait la bavettedu tablier bleu. Elles tenaient les bras croisés sur le rebord dela tribune. Derrière elles on voyait, clairsemés sur les gradins,des citoyens vêtus avec cette diversité qui donnait alors auxfoules un caractère étrange et pittoresque. A droite, versl’entrée, derrière une barrière pleine, s’étendait un espace où lepublic se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux.L’affaire dont cette section du Tribunal allait s’occupern’intéressait qu’un petit nombre de spectateurs, et, sans doute,les autres sections, qui siégeaient en même temps, appelaient descauses plus émouvantes.

C’est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le cœur, prêt àfaiblir, n’aurait pu supporter l’atmosphère enflammée des grandesaudiences. Ses yeux s’attachaient aux moindres détails ilremarquait le coton dans l’oreille du greffier et une tache d’encresur le dossier du substitut, Il voyait, comme avec une loupe, leschapiteaux sculptés dans un temps où toute connaissance des ordresantiques était perdue et qui surmontaient les colonnes gothiques deguirlandes d’ortie et de houx. Mais ses regards revenaient sanscesse à ce fauteuil, d’une forme surannée, garni de veloursd’Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux bras. Des gardesnationaux en armes se tenaient à toutes les issues.

Enfin l’accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois deses membres comme le prescrivait la loi. C’était un homme d’unecinquantaine d’années, maigre, sec, brun, très chauve, les jouescreuses, les lèvres minces et violacées, vêtu à l’ancienne moded’un habit sang de bœuf. Sans doute parce qu’il avait la fièvre,ses yeux brillaient comme des pierreries et ses joues avaient l’aird’être vernies. Il s’assit. Ses jambes, qu’il croisait, étaientd’une maigreur excessive et ses grandes mains noueuses en faisaienttout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe Guillergues et étaitprévenu de dilapidation dans les fourrages de la République. L’acted’accusation mettait à sa charge des faits nombreux et graves, dontaucun n’était absolument certain. Interrogé, Guillergues nia laplupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Sonlangage était précis et froid, singulièrement habile et donnaitl’idée d’un homme avec lequel il n’est pas désirable de traiter uneaffaire. Il avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait unequestion embarrassante, son visage restait calme et sa paroleassurée, mais ses deux mains, réunies sur sa poitrine, secrispaient d’angoisse. Gamelin s’en aperçut et dit à l’oreille deson voisin, peintre comme lui :

– Regardez ses pouces!

Le premier témoin qu’on entendit apporta des faits accablants.C’est sur lui que reposait toute l’accusation. Ceux qui furentappelés ensuite se montrèrent, au contraire, favorables à l’accusé.Le substitut de l’accusateur public fut véhément, mais demeura dansle vague. Le défenseur parla avec un ton de vérité qui valut àl’accusé des sympathies qu’il n’avait pas su lui-même se concilier.L’audience fut suspendue et les jurés se réunirent dans la chambredes délibérations. Là, après une discussion obscure et confuse, ilsse partageaient en deux groupes à peu près égaux en nombre. On vitd’un côté les indifférents, les tièdes, les raisonneurs, qu’aucunepassion n’animait, et d’un autre côté ceux qui se laissaientconduire par le sentiment, se montraient peu accessibles àl’argumentation et jugeaient avec le cœur. Ceux-là condamnaienttoujours. C’étaient les bons, les purs ils ne songeaient qu’àsauver la République et ne s’embarrassaient point du reste. Leurattitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait encommunion avec eux.

« Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélératqui a spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L’absoudre, c’estlaisser échapper un traître, c’est trahir la patrie, vouer l’arméeà la défaite. » Et Gamelin voyait déjà les hussards de laRépublique, sur leurs montures qui bronchaient, sabrés par lacavalerie ennemie. « Mais si Guillergues était innocent?… »

Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d’infidélitédans les fournitures. Tant d’autres devaient agir comme Guillergueset Blaise, préparer la défaite, perdre la République! II fallaitfaire un exemple. Mais si Guillergues était innocent?.

– Il n’y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix.!

– Il n’y a jamais de preuves répondit en haussant les épaules lechef du jury, un bon, un pur.

Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huitpour l’acquittement.

Le jury rentra dans la salle et l’audience fut reprise. Lesjurés étaient tenus de motiver leur verdict; chacun parla à sontour devant le fauteuil vide. Les uns étaient prolixes; les autresse contentaient d’un mot; il y en avait qui prononçaient desparoles inintelligibles.

Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit :

– En présence d’un crime si grand que d’ôter aux défenseurs dela patrie les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles quenous n’avons point.

A la majorité des voix, l’accusé fut déclaré non coupable.Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmurebienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement.C’était un autre homme. La sécheresse de ses traits s’était fondue,ses lèvres s’étaient amollies. Il avait l’air vénérable; son visageexprimait l’innocence. Le président lut, d’une voix émue, leverdict qui renvoyait le prévenu; la salle éclata enapplaudissements. Le gendarme qui avait amené Guillergues seprécipita dans ses bras. Le président l’appela et lui donnal’accolade fraternelle. Les jurés l’embrassèrent. Gamelin pleuraità chaudes larmes.

Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour,une multitude hurlante s’agitait. Les quatre sections du Tribunalavaient prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur lesmarches du grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaientle départ des charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dansle not des jurés et des spectateurs, ne voyait rien, n’entendaitrien que son acte de justice et d’humanité et les félicitationsqu’il se donnait d’avoir reconnu l’innocence. Dans la cour, Élodie,toute blanche, en larmes et souriante, se jeta dans ses bras et yresta pâmée. Et, quand elle eut recouvré la voix, elle lui dit:

– Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux!Dans cette salle, le son de votre voix, mâle et douce, metraversait tout entière de ses ondes magnétiques. J’en étaisélectrisée. Je vous contemplais à votre banc. Je ne voyais quevous. Mais vous, mon ami, vous n’avez donc pas deviné ma présence?Rien ne vous a averti que j’étais là? Je me tenais dans la tribune,au second rang, à droite. Mon Dieu! qu’il est doux de faire lebien! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c’en était fait delui il périssait. Vous l’avez rendu à la vie, à l’amour des siens.En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis heureuse etfière de vous aimer !

Se tenant par le bras, serrés l’un contre l’autre, ils allaientpar les rues, se sentant si légers qu’ils croyaient voler.

Ils allaient à L’Amour peintre. Arrivés à l’Oratoire :

– Ne passons pas par le magasin dit Élodie.

Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle àl’appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grandeclef de fer.

– On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allezêtre mon prisonnier.

Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre dela jeune fille.

Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvresd’Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeuxmourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie,elle lui échappa et courut pousser le verrou…

La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Biaise ouvrit àson amant la porte de l’appartement et lui dit tout bas, dansl’ombre :

– Adieu, mon amour! C’est l’heure où mon père va rentrer. Si tuentends du bruit dans l’escalier, monte vite à l’étage supérieur etne descends que quand il n’y aura plus de danger qu’on te voie.Pour te faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à lafenêtre de la concierge. Adieu, ma vie, adieu, mon âme !

Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambred’Élodie s’entrouvrir et une petite main cueillir un œillet rougequi tomba à ses pieds comme une goutte de sang

 

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