Les Dieux ont soif

Chapitre 25

 

 

Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes,vers la place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et sescomplices, Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin desTuileries. Il attendait Élodie. Le soleil, penchant à l’horizon,criblait de ses flèches enflammées les marronniers touffus. A lagrille du jardin, la Renommée, sur son cheval ailé, embouchait satrompette éternelle. Les porteurs de journaux criaient la grandevictoire de Fleurus.

« Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons misle prix. »

Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnéesdans la poussière sanglante de cette place de la Révolution où ilsavaient péri. Et il sourit fièrement, songeant que, sans lessévérités dont il avait eu sa part, les chevaux autrichiensmordraient aujourd’hui l’écorce de ces arbres.

Il s’écria en lui-même:

« Terreur salutaire, ô sainte terreur! L’année passée, à pareilleépoque, nous avions pour défenseurs d’héroïques vaincus enguenilles; le sol de la patrie était envahi, les deux tiers desdépartements en révolte. Maintenant nos armées bien équipées, bieninstruites, commandées par d’habiles généraux, prennentl’offensive, prêtes à porter la liberté par le monde. La paix règnesur tout le territoire de la République. Terreur salutaire! ôsainte terreur! aimable guillotine! L’année passée, à pareilleépoque, la République était déchirée par les factions; l’hydre dufédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l’unité jacobineétend sur l’empire sa force et sa sagesse…  »

Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front;sa bouche était amère. Il songeait: « Nous disions Vaincre oumourir. Nous nous trompions, c’est vaincre et mourir qu’il fallaitdire. »

Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas desable. Les citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres,brodaient ou cousaient. Les passants en habit et culotte d’uneélégance étrange, songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs,regagnaient leur demeure. Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n’était ni leur compatriote ni leur contemporain. Ques’était-il donc passé? Comment à l’enthousiasme des belles annéesavaient succédé l’indifférence, la fatigue et, peut-être, ledégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus entendre parlerdu Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la guillotine.Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on l’avaitrenvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage descharrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié »Assez! »

Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs!Assez, quand il fallait renouveler les comités, épurer laConvention! Assez, quand des scélérats déshonoraient lareprésentation nationale! Assez, quand on méditait jusque dans leTribunal révolutionnaire la perte du Juste! Car, chose horrible àpenser et trop véritable! Fouquier lui-même ourdissait des trames,et c’était pour perdre Maximilien qu’il lui avait immolépompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans lachemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait laFrance? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu’ellecriait grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! lesdestins l’avaient résolu, la patrie maudissait ses sauveurs.Qu’elle nous maudisse et qu’elle soit sauvée!

« C’est trop peu que d’immoler des victimes obscures, desaristocrates, des financiers, des publicistes, des poètes, unLavoisier, un Roucher, un André Chénier. Il faut frapper cesscélérats tout-puissants qui, les mains pleines d’or et dégoutantesde sang, préparent la ruine de la Montagne, les Foucher, lesTallien, les Rovère, les Carrier, les Bourdon. Il faut délivrerl’État de tous ses ennemis. Si Hébert avait triomphé, la Conventionétait renversée, la République roulait aux abîmes; si Desmoulins etDanton avaient triomphé, la Convention, sans vertus, livrait laRépublique aux aristocrates, aux agioteurs et aux généraux. Si lesTallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de rapines,triomphent, la France se noie dans le crime et l’infamie. Tu dors,Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d’effroiméditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon,Saint-Just, que tardez-vous à dénoncer les complots?

« Quoi!! l’ancien État, le monstre royal assurait son empire enemprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendantquinze mille, en en rouant trois mille, et la République hésiteraitencore à sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sapuissance! Noyons-nous dans le sang et sauvons lapatrie. »

Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle etdéfaite:

– Évariste, qu’as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l’Amourpeintre, dans la chambre bleue? Pourquoi m’as-tu fait venirici?

– Pour te dire un éternel adieu.

Elle murmura qu’il était insensé, qu’elle ne pouvaitcomprendre…

Il l’arrêta d’un très petit geste de la main:

– Élodie, je ne puis plus accepter ton amour.

– Tais-toi, Évariste, tais-toi!

Elle le pria d’aller plus loin: là, on les observait, on lesécoutait.

Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme:

– J’ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de monhonneur. Je mourrai infâme, et n’aurai à te léguer, malheureuse,qu’une mémoire exécrée. Nous aimer? Est-ce que l’on peut m’aimerencore?. Est-ce que je puis aimer?

Elle lui dit qu’il était fou; qu’elle l’aimait, qu’ellel’aimerait toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentaitaussi bien que lui, elle sentait mieux que lui qu’il avait raison.Et elle se débattait contre l’évidence.

Il reprit:

– Je ne me reproche rien. Ce que j’ai fait, je le ferais encore.Je me suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suismis hors l’humanité; je n’y rentrerai jamais. Non! la grande tâchen’est pas finie. Ah! la clémence, le pardon! Les traîtrespardonnent-ils? Les conspirateurs sont-ils cléments? Les scélératsparricides croissent sans cesse en nombre; il en sort de dessousterre, il en accourt de toutes nos frontières de jeunes hommes, quieussent mieux péri dans nos armées, des vieillards, des enfants,des femmes, avec les masques de l’innocence, de la pureté, de lagrâce. Et quand on les a immolés, on en trouve davantage. Tu voisbien qu’il faut que je renonce à l’amour, à toute joie, à toutedouceur de la vie, à la vie elle-même.

Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodiedepuis plus d’un jour s’effrayait de mêler, sous les baisers d’unamant tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes;elle ne répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silencede la jeune femme.

– Tu le vois bien, Élodie nous sommes précipités; notre œuvrenous dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J’aurai bientôtvécu un siècle. Vois ce front: Est-il d’un amant? Aimer!…

–  Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pasta liberté.

Elle s’exprimait avec l’accent du sacrifice. Il le sentit; ellele sentit elle-même.

– Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle àmon devoir, que mon cœur fut droit et mon âme pure, que je n’eusd’autre passion que le bien public; que j’étais né sensible ettendre? Diras-tu: Il fit son devoir? Mais non! tu ne le diras pas.Et je ne te demande pas de le dire. Périsse ma mémoire! Ma gloireest dans mon cœur; la honte m’environne. Si tu m’aimas, garde surmon nom un éternel silence.

Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta ence moment dans les jambes de Gamelin.

Celui-ci l’éleva brusquement dans ses bras:

– Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras àl’infâme Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suiscruel pour que tu sois bon, je suis impitoyable pour que demaintous les Français s’embrassent en versant des larmes dejoie.

Il le pressa contre sa poitrine:

– Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras tonbonheur, ton innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom,tu l’exécreras.

Et il posa à terre l’enfant, qui s’alla jeter épouvanté dans lesjupes de sa mère, accourue pour le délivrer. Cette jeune mère, quiétait jolie et d’une grâce aristocratique, dans sa robe de linonblanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur.

Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche:

– J’ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner samère.

Et il s’éloigna, à grands pas, sous les quinconces.

Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis,tout à coup, elle s’élança sur les pas de son amant, et, furieuse,échevelée, telle qu’une ménade, elle le saisit comme pour ledéchirer et lui cria d’une voix étranglée de sang et de larmes:

– Eh bien moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine;moi aussi, fais-moi trancher la tête!

Et, à l’idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondaitd’horreur et de volupté.

 

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