Les Dieux ont soif

Chapitre 18

 

 

La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenaitpour l’homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérablequ’elle eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quandon l’avait arrêté, parce qu’elle eût craint de braver les autoritéset que dans son humble condition elle regardait la lâcheté comme undevoir. Mais elle en avait reçu un coup dont elle ne se relevaitpas.

Elle ne pouvait manger et déplorait qu’elle eût perdu l’appétitau moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admiraitencore son fils; mais elle n’osait plus penser aux épouvantablestâches qu’il accomplissait et se félicitait de n’être qu’une femmeignorante pour n’avoir pas à le juger.

La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d’unemalle; elle ne savait pas bien s’en servir, mais elle en occupaitses doigts tremblants. Après avoir vécu jusqu’à la vieillesse sanspratiquer sa religion, elle devenait pieuse; elle priait Dieu,toute la journée, au coin du feu, pour le salut de son enfant et dece bon monsieur Brotteaux. Souvent Élodie l’allait voir ellesn’osaient se regarder et, l’une près de l’autre, parlaient auhasard de choses sans intérêt.

Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros floconsobscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, lacitoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à laporte. Elle tressaillit; depuis plusieurs mois le moindre bruit lafaisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme dedix-huit ou vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtud’un carrick vert bouteille, dont les trois collets lui couvraientla poitrine et la taille. Il portait des bottes à revers de façonanglaise. Ses cheveux châtains tombaient en boucles sur sesépaules. Il s’avança au milieu de l’atelier, comme pour recevoirtout ce que le vitrage envoyait de lumière à travers la neige, etdemeura quelques instants immobile et silencieux.

Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardaitinterdite:

– Tu ne reconnais pas ta fille?

La vieille dame joignit les mains:

– Julie! C’est toi. Est-il Dieu possible!

– Mais oui, c’est moi Embrasse-moi, maman.

La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mitune larme sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accentd’inquiétude:

– Toi, à Paris!

– Ah maman, que n’y suis-je venue seule! Moi, on ne mereconnaîtra pas dans cet habit.

En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle neparaissait pas différente de beaucoup de très jeunes hommes qui,comme elle, portaient les cheveux longs, partagés en deux masses.Les traits de son visage, fins et charmants, mais hâlés, creuséspar la fatigue, endurcis par les soucis, avaient une expressionaudacieuse et mâle. Elle était mince, avait les jambes longues etdroites, ses gestes étaient aisés; seule sa voix claire eût pu latrahir.

Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu’ellemangerait volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin etdu jambon, elle se mit à manger, un coude sur la table, belle etgloutonne comme Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.

Puis, le verre encore sur ses lèvres:

– Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue luiparler.

La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne réponditrien.

– Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin etconduit au Luxembourg.

Elle donnait ce nom de mari à Fortuné de Chassagne, ci-devantnoble et officier dans le régiment de Bouillé. Il l’avait aiméequand elle était ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée etemmenée en Angleterre, où il avait émigré après le 10 août. C’étaitson amant; mais elle trouvait plus décent de le nommer son époux,devant sa mère. Et elle se disait que la misère les avait bienmariés et que c’était un sacrement que le malheur.

Ils avaient plus d’une fois passé la nuit tous deux sur un banc,dans les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous lestables des tavernes, à Piccadilly.

Sa mère ne répondait point et la regardait d’un œilmorne.

– Tu ne m’entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut queje voie Évariste tout de suite: lui seul peut sauverFortuné.

– Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas àton frère.

– Comment? que dis-tu, ma mère?

– Je dis qu’il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère demonsieur de Chassagne.

– Maman, il le faut bien, pourtant!

–  Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur deChassagne de t’avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlaitde lui, quels noms il lui donnait.

– Oui, il l’appelait corrupteur, fit Julie avec un petit riresifflant, en haussant les épaules.

– Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris surlui de ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ansqu’il n’a soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n’ontpas changé; tu le connais il ne vous pardonne pas.

– Mais, maman, puisque Fortuné m’a épousée… à Londres.

La pauvre mère leva les yeux et les bras:

– Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pourqu’Évariste le traite comme un ennemi.

– Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande defaire auprès de l’accusateur public et du Comité de sûreté généraleles démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n’y consentirapas?… Mais, maman, ce serait un monstre, s’il refusait!

– Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils.Mais ne lui demande pas, oh! ne lui demande pas de s’intéresser àmonsieur de Chassagne. Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point sespensées et, sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre.mais il est juge; il a des principes; il agit d’après saconscience. Ne lui demande rien, Julie.

–  Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu’il estfroid, insensible, que c’est un méchant, qu’il n’a que del’ambition, de la vanité. Et tu l’as toujours préféré à moi. Quandnous vivions tous les trois ensemble, tu me le proposais pourmodèle. Sa démarche compassée et sa parole grave t’imposaient, tului découvrais toutes les vertus. Et moi, tu me désapprouvaistoujours, tu m’attribuais tous les vices, parce que j’étaisfranche, et que je grimpais aux arbres. Tu n’as jamais pu mesouffrir. Tu n’aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste;c’est un hypocrite.

– Tais-toi, Julie j’ai été une bonne mère pour toi comme pourlui. Je t’ai fait apprendre un état. Il n’a pas dépendu de moi quetu ne restes une honnête fille et que tu ne te maries selon tacondition. Je t’ai aimée tendrement et je t’aime encore. Je tepardonne et je t’aime. Mais ne dis pas de mal d’Évariste. C’est unbon fils. Il a toujours eu soin de moi. Quand tu m’as quittée, monenfant, quand tu as abandonné ton état, ton magasin, pour allervivre avec monsieur de Chassagne, que serais-je devenue sans lui?Je serais morte de misère et de faim.

– Ne parle pas ainsi, maman tu sais bien que nous t’aurionsentourée de soins, Fortuné et moi, si tu ne t’étais pas détournéede nous, excitée par Évariste. Laisse-moi tranquille! il estincapable d’une bonne action; c’est pour me rendre odieuse à tesyeux qu’il a affecté de prendre soin de toi. Lui! t’aimer?. Est-cequ’il est capable d’aimer quelqu’un? Il n’a ni cœur ni esprit. Iln’a aucun talent, aucun. Pour peindre, il faut une nature plustendre que la sienne.

Elle promena ses regards sur les toiles de l’atelier, qu’elleretrouvait telles qu’elle les avait quittées.

– La voilà, son âme! il l’a mise sur ses toiles, froide etsombre. Son Oreste, son Oreste, l’œil bête, la bouche mauvaise etqui a l’air d’un empalé, c’est lui tout entier. Enfin, maman, tu necomprends donc rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tules connais, les jacobins, les patriotes, toute la séquelled’Évariste. Ils le feront mourir. Maman, ma chère maman, ma petitemaman, je ne veux pas qu’on me le tue. Je l’aime! je l’aime Il aété si bon pour moi, et nous avons été si malheureux ensemble!Tiens, ce carrick, c’est un habit à lui. Je n’avais plus dechemise. Un ami de Fortuné m’a prêté une veste et j’ai été chez ungarçon limonadier à Douvres, pendant qu’il travaillait chez uncoiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c’était risquernotre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris,pour y accomplir une mission importante. Nous avons consenti; nousaurions accepté une mission pour le diable. On nous a payé notrevoyage et donné une lettre de change peut un banquier de Paris.Nous avons trouvé les bureaux fermés ce banquier est en prison etva être guillotiné. Nous n’avions pas un rouge liard. Toutes lespersonnes à qui nous étions amies et à qui nous pouvions nousadresser sont en fuite ou emprisonnées. Pas une porte où frapper.Nous couchions dans une écurie de la rue de la Femme-sans-tête. Undécrotteur charitable, qui y dormait sur la paille avec nous, prêtaà mon amant une de ses boîtes, une brosse et un pot de cirage auxtrois quarts vide. Fortuné, pendant quinze jours, a gagné sa vie etla mienne à cirer des souliers sur la place de Grève. Mais lundi unmembre de la Commune mit le pied sur la boîte et lui fit cirer sesbottes. C’est un ancien boucher à qui Fortuné a donné autrefois uncoup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande à fauxpoids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous, lecoquin le reconnut, l’appela aristocrate et le menaça de le fairearrêter. La foule s’amassa; elle se composait de braves gens et dequelques scélérats qui criaient A mort l’émigré! et appelaient lesgendarmes. A ce moment, j’apportais la soupe à Fortuné. Je l’ai vuconduire à la section, et enfermer dans l’église Saint-Jean. J’aivoulu l’embrasser on me repoussa. J’ai passé la nuit comme un chiensur une marche de l’église. On l’a conduit, ce matin…

Julie ne put achever; les sanglotsl’étouffaient.

Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux auxpieds de sa mère:

– On l’a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman,maman, aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!

Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux fairereconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant lesmains de sa mère, elle les pressa sur ses seinspalpitants.

– Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie! soupira la veuveGamelin.

Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de lajeune femme.

Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvremère cherchait dans son esprit le moyen d’aider sa fille et Julieépiait le regard de ces yeux noyés de pleurs.

« Peut-être, songeait la mère d’Évariste, peut-être, si je luiparle, se laissera-t-il fléchir. II est bon, il est tendre. Si lapolitique ne l’avait pas endurci, s’il n’avait pas subi l’influencedes jacobins, il n’aurait point eu de ces sévérités quim’effraient, parce que je ne les comprends pas.  »

Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie

– Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai àte voir, à t’entendre. Ta vue pourrait l’irriter et je craindraisle premier mouvement. Et puis, je le connais: cet habit lechoquerait; il est sévère sur tout ce qui touche aux mœurs, auxconvenances. Moi-même, j’ai été un peu surprise de voir ma Julie engarçon.

– Ah! maman, l’émigration et les affreux désordres duroyaume ont rendu ces travestissements bien communs. On les prendpour exercer un métier, pour n’être point reconnu, pour faireconcorder un passeport ou un certificat empruntés. J’ai vu àLondres le petit Girey habillé en fille et qui avait l’air d’unetrès jolie fille; et tu conviendras, maman, que ce travestissementest plus scabreux que le mien.

– Ma pauvre enfant, tu n’as pas besoin de te justifier à mesyeux, ni de cela ni d’autre chose. Je suis ta mère, tu serastoujours innocente pour moi. Je parlerai à Évariste, je dirai…

Elle s’interrompit. Elle sentait ce qu’était son fils; elle lesentait, mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas lesavoir.

– Il est bon. Il fera pour moi. pour toi ce que je luidemanderai.

Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julies’endormit la tête sur les genoux où elle avait reposé enfant.Cependant, son chapelet à la main, la mère douloureuse pleurait surles maux qu’elle sentait venir silencieusement, dans le calme de cejour de neige où tout se taisait, les pas, les roues, le ciel.

Tout à coup, avec une finesse d’ouïe que l’inquiétude avaitaiguisée, elle entendit son fils qui montait l’escalier.

– Évariste! dit-elle. Cache-toi.

Et elle poussa sa fille dans sa chambre.

– Comment allez-vous aujourd’hui, ma bonne mère?

Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habitbleu contre une veste de travail et s’assit devant son chevalet.Depuis quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposantune couronne sur le front d’un soldat mort pour la patrie. Il eûttraité ce sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutesses journées, prenait toute son âme, et sa main déshabituée dudessin se faisait lourde et paresseuse.

Il fredonna le Ça ira.

– Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as lecœur gai.

– Nous devons nous réjouir, ma mère il y a de bonnes nouvelles.La Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l’armée du Rhin aforcé les lignes de Lautern et de Wissembourg.  Le jour estproche où la République triomphante montrera sa clémence. Pourquoifaut-il que l’audace des conspirateurs grandisse à mesure que laRépublique croît en force et que les traîtres s’étudient à frapperdans l’ombre la patrie, alors qu’elle foudroie les ennemis quil’attaquent à découvert?

La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son filspar-dessus ses lunettes.

– Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livresque tu lui devais; je les lui ai remises. La petite Joséphine a eumal au ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisierlui avait données. Je lui ai fait de la tisane. Desmahis est venute voir; il a regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver unsujet de ta composition. Il te trouve un grand talent. Ce bravegarçon a regardé tes esquisses et les a admirées.

– Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, ditle peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n’ai pas l’habitude de meflatter; mais il y a là une tête digne de David.

Il traça d’une ligne majestueuse le bras de sa Victoire.

– Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que sesbras eux-mêmes fussent des palmes.

– Évariste!

– Maman?

– J’ai reçu des nouvelles… devine de qui.

– Je ne sais pas.

– De Julie… de ta sœur. Elle n’est pas heureuse.

– Ce serait un scandale qu’elle le fût.

– Ne parle pas ainsi, mon enfant elle est ta sœur. Julie n’estpas mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris.Elle t’aime. Je puis t’assurer, Évariste, qu’elle aspire à une vielaborieuse, exemplaire, et ne songe qu’à se rapprocher des siens.Rien n’empêche que tu la revoies. Elle a épousé FortunéChassagne.

– Elle vous a écrit?

– Non.

– Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère?

– Ce n’est pas par une lettre, mon enfant; c’est…

Il se leva et l’interrompit d’une voix terrible:

– Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu’ils sont tous deuxrentrés en France. Puisqu’ils doivent périr, que du moins ce nesoit pas par moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites quej’ignore qu’ils sont à Paris. Ne me forcez pas à le savoir; sansquoi…

– Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?.

– Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma sœur Julie est danscette chambre. (et il montra du doigt la porte close), j’irais toutde suite la dénoncer au Comité de vigilance de la section…

La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber sontricot de ses mains tremblantes et soupira, d’une voix plus faibleque le plus faible murmure

– Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien c’est unmonstre

Aussi pâle qu’elle, l’écume aux lèvres, Évariste s’enfuit etcourut chercher auprès d’Élodie l’oubli, le sommeil, l’avant-goûtdélicieux du néant.

 

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