Les Dieux ont soif

Chapitre 24

 

 

On n’en finissait pas avec la conspiration des prisons.Quarante-neuf accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteauxoccupait la droite du plus haut degré, la place d’honneur. Il étaitvêtu de sa redingote puce, qu’il avait soigneusement brossée laveille, et reprisée à l’endroit de la poche que le petit Lucrèce, àla longue, avait usée. A son côté, la femme Rochemaure, peinte,fardée, éclatante, horrible. On avait placé le Père Longuemareentre elle et la fille Athénaïs, qui avait retrouvé, auxMadelonnettes, la fraîcheur de l’adolescence.

Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-cine connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pasentre eux, tous complices cependant, parlementaires, journaliers,ci-devant nobles, bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaureaperçut Gamelin au banc des jurés. Bien qu’il n’eût pas répondu àses lettres pressantes, à ses messages répétés, elle espéra en lui,lui envoya un regard suppliant et s’efforça d’être pour lui belleet touchante. Mais le regard froid du jeune magistrat lui ôta touteillusion.

Le greffier lut l’acte d’accusation qui, bref sur chacun desaccusés, était tong à cause de leur nombre. Il exposait à grandstraits le complot ourdi dans les prisons pour noyer la Républiquedans le sang des représentants de la nation et du peuple de Paris,et, faisant la part de chacun, il disait:

– L’un des plus pernicieux auteurs de cette abominableconjuration est le nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveurdes finances sous le tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer,même au temps de la tyrannie, par sa conduite dissolue, est unepreuve certaine que le libertinage et les mauvaises mœurs sont lesplus grands ennemis de la liberté et du bonheur des peuples eneffet, après avoir dilapidé les finances publiques et épuisé endébauches une notable partie de la substance du peuple, cetindividu s’associa avec son ancienne concubine, la femmeRochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informertraîtreusement la faction de l’étranger de l’état de nos finances,des mouvements de nos troupes, des fluctuations del’opinion.

« Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence,vivait en concubinage avec une prostituée qu’il avait ramassée dansla boue de la rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagnafacilement à ses desseins et l’employa à fomenter lacontre-révolution par des cris impudents et des excitationsindécentes.

« Quelques propos de cet homme néfaste vous indiquerontclairement ses idées abjectes et son but pernicieux. Parlant dutribunal patriotique, appelé aujourd’hui à le châtier, il disaitinsolemment « Le Tribunal révolutionnaire ressemble à une pièce deGuillaume Shakespeare, qui mêle aux scènes les plus sanglantes lesbouffonneries les plus triviales. » Sans cesse il préconisaitl’athéisme, comme le moyen le plus sûr d’avilir le peuple et de lerejeter dans l’immoralité. Dans la prison de la Conciergerie, où ilétait détenu, il déplorait à l’égal des pires calamités lesvictoires de nos vaillantes armées, et s’efforçait de jeter lasuspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant desdesseins tyrannicides. « Attendez-vous, disait-il, dans un langageatroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que,un jour, un de ces porteurs d’épée, à qui vous devez votre salut,vous avale tous comme la grue de la fable avala lesgrenouilles. »

Et l’acte d’accusation poursuivait de la sorte.

« La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux,n’est pas moins coupable que lui. Non seulement elle correspondaitavec l’étranger et était stipendiée par Pitt lui-même, mais,associée à des hommes corrompus, tels que Julien (de Toulouse) etChabot, en relations avec le ci-devant baron de Batz, elleinventait, de concert avec ce scélérat, toutes sortes demachinations pour faire baisser les actions de la Compagnie desIndes, les acheter à vil prix et en relever le cours par desmachinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortuneprivée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et auxMadelonnettes, elle n’a pas cessé de conspirer dans sa prison,d’agioter et de se livrer à des tentatives de corruption à l’égarddes juges et des jurés.

« Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s’était depuislongtemps essayé à l’infamie et au crime avant d’accomplir lesactes de trahison dont il a à répondre ici. Vivant dans unehonteuse promiscuité avec la fille Gorcut, dite Athénaïs, sous letoit même de Brotteaux, il est le complice de cette fille et de ceci-devant noble. Durant sa captivité à la Conciergerie, il n’a pascessé un seul jour d’écrire des libelles attentatoires à la libertéet à la paix publiques.

« II est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs,que les filles prostituées sont le plus grand fléau des mœurspubliques, auxquelles elles insultent, et l’opprobre de la sociétéqu’elles flétrissent. Mais à quoi bon s’étendre sur des crimesrépugnants, que l’accusée avoue sans pudeur?…  »

L’accusation passait ensuite en revue les cinquante quatreautres prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni lacitoyenne Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vuplusieurs dans les prisons, et qui étaient enveloppés avec lespremiers dans « cette conjuration exécrable, dont les annales despeuples ne fournissent point d’exemple ».

L’accusation concluait à la peine de mort pour tous lesinculpés.

Brotteaux fut interrogé le premier.

– Tu as conspiré?

– Non, je n’ai pas conspiré. Tout est faux dans l’acted’accusation que je viens d’entendre.

– Tu vois? tu conspires encore en ce moment contre leTribunal.

Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit pardes protestations désespérées, des larmes et desarguties.

Le Père Longuemare s’en remettait entièrement à la volonté deDieu. Il n’avait pas même apporté sa défense écrite.

A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avecun esprit de renoncement. Toutefois, quand le président le traitade capucin, le vieil homme en lui se ranima:

– Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux del’ordre des Barnabites.

– C’est la même chose répliqua le président avecbonhomie.

Le Père Longuemare le regarda, indigné:

– On ne peut concevoir d’erreur plus étrange, fit-il, que deconfondre avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabitesqui tient ses constitutions de l’apôtre saint Paullui-même.

Les éclats de rire et les huées éclatèrent dansl’assistance.

Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes dedénégation, proclamait qu’il mourrait membre de cet ordre deSaint-Barnabé, dont il portait l’habit dans son cœur.

– Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec lafille Gorcut, dite Athénaïs, qui t’accordait ses méprisablesfaveurs?

A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regarddouloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprised’une âme candide et la gravité d’un religieux qui craint deprononcer de vaines paroles.

– Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs,reconnais-tu avoir conspiré avec Brotteaux?

Elle répondit doucement

– Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n’a fait que du bien.C’est un homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n’y a pasmeilleur. Ceux qui disent le contraire se trompent. C’est tout ceque j’ai à dire.

Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu enconcubinage avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce termequ’elle n’entendait pas. Mais, dès qu’elle eut compris de quoi ils’agissait, elle répondit qu’il n’aurait tenu qu’à lui, mais qu’ilne le lui avait pas demandé.

On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcutde la mettre hors des débats si elle répondait encore avec un telcynisme.

Alors elle l’appela cafard, face de carême, cornard, et vomitsur lui, sur les juges et les jurés des potées d’injures, jusqu’àce que les gendarmes l’eussent tirée de son banc et emmenée hors dela salle.

Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés,dans l’ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nomméNavette répondit qu’il n’avait pu conspirer dans une prison où iln’avait séjourné que quatre jours. Le président fit cetteobservation que la réponse était à considérer et qu’il priait lescitoyens jurés d’en tenir compte. Un certain Bellier répondit demême et le président adressa en sa faveur la même observation aujury. On interpréta cette bienveillance du juge comme l’effet d’unelouable équité ou comme un salaire dû à la délation.

Le substitut de l’accusateur public prit la parole. Il ne fitqu’amplifier l’acte d’accusation et posa ces questions:

– Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure,Louis Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher,Pierre Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont forméune conjuration dont les moyens sont l’assassinat, la famine, lafabrication de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravationde la morale et de l’esprit public, le soulèvement des prisons; lebut la guerre civile, la dissolution de la représentationnationale, le rétablissement de la royauté?

Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ilsse prononcèrent à l’unanimité pour l’affirmative en ce quiconcernait tous les accusés, à l’exception des dénommés Navette etBellier, que le président et, après lui, l’accusateur publicavaient mis, en quelque sorte, hors de cause. Gamelin motiva sonverdict en ces termes:

– La culpabilité des accusés crève les yeux, leur châtimentimporte au salut de la Nation et ils doivent eux mêmes souhaiterleur supplice comme le seul moyen d’expier leurs crimes.

Le président prononça la sentence en l’absence de ceux qu’elleconcernait. Dans ces grandes journées, contrairement à cequ’exigeait la loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leurlire leur arrêt, sans doute parce qu’on craignait le désespoir d’unsi grand nombre de personnes. Vaine crainte, tant la soumission desvictimes était alors grande et générale! Le greffier descendit lirele verdict, qui fut entendu dans ce silence et cette tranquillitéqui faisaient comparer les condamnés de prairial à des arbres misen coupe.

La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était en même temps juré, fut commis pour la visiter. Onla porta évanouie dans son cachot.

– Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes biendignes de pitié! l’état de leur âme est vrai ment déplorable. Ilsbrouillent tout et confondent un barnabite avec unfranciscain.

L’exécution devait avoir lieu, le jour même, à la « barrière duTrône-Renversé » .Les condamnés, la toilette faite, les cheveuxcoupés, la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parquéscomme un bétail dans la petite salle séparée du greffe par unecloison vitrée.

A l’arrivée de l’exécuteur et de ses valets, Brotteaux, quilisait tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la pagecommencée, ferma le livre, le fourra dans la poche de sa redingoteet dit au barnabite:

– Mon révérend Père, ce dont j’enrage, c’est que je ne vouspersuaderai pas. Nous allons dormir tous deux notre derniersommeil, et je ne pourrai pas vous tirer par la manche et vousréveiller pour vous dire « Vous voyez vous n’avez plus ni sentimentni connaissance; vous êtes inanimé. Ce qui suit la vie est comme cequi la précède. »

II voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le cœur etles entrailles et il fut près de défaillir. Il reprittoutefois

– Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J’aime la vie etne la quitte point sans regret.

– Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde quevous êtes plus brave que moi et que pourtant la mort vous troubledavantage. Que veut dire cela, sinon que je vois la lumière, quevous ne voyez pas encore?

– Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vieparce que j’en ai mieux joui que vous, qui l’avez rendue aussisemblable que possible à la mort.

– Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure estgrave. Que Dieu m’assiste! Il est certain que nous mourrons sanssecours. Il faut que j’aie jadis reçu les sacrements avec tiédeuret d’un cœur ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd’hui quej’en ai un si pressant besoin.

Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, lesmains liées. La femme Rochemaure, dont la grossesse n’avait pas étéreconnue par le chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elleretrouva un peu de son énergie pour observer la foule desspectateurs, espérant contre toute espérance y rencontrer dessauveurs. Ses yeux imploraient. L’affluence était moindrequ’autrefois et les mouvements des esprits moins violents. Quelquesfemmes seulement criaient « A mort » ou raillaient ceux qui allaientmourir. Les hommes haussaient les épaules, détournaient la tête etse taisaient, soit par prudence, soit par respect des lois. Il yeut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elleavait l’air d’un enfant. Elle s’inclina devant le religieux:

– Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moil’absolution.

Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles,et dit:

– Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais quene puis-je présenter au Seigneur un cœur aussi simple que levôtre!

Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, le buste droit, satête d’enfant fièrement dressée, elle s’écria:

– Vive le roi!

Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu’il yavait de la place à côté d’elle. Brotteaux aida le barnabite àmonter et vint se placer entre le religieux et l’innocentefille.

– Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, jevous demande une grâce ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore,priez-le pour moi. Il n’est pas sûr que vous ne soyez pas plus prèsde lui que je ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pourque vous deveniez l’enfant privilégié du Seigneur, il ne fautqu’une seconde. Monsieur, priez pour moi.

Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du longfaubourg, le religieux récitait du cœur et des lèvres les prièresdes agonisants. Brotteaux se remémorait les vers du poète de lanature Sic ubi non erimus… Tout lié qu’il était et secoué dansl’infâme charrette, il gardait une attitude tranquille et comme unsouci de ses aises. A son côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi quela reine de France, jetait sur la foule un regard hautain, et levieux traitant, contemplant en connaisseur la gorge blanche de lajeune femme, regrettait la lumière du jour.

 

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