Les Dieux ont soif

Chapitre 4

 

 

Il était dix heures du matin. Le soleil d’avril trempait delumière les tendres feuilles des arbres. Allégé par l’orage de lanuit, l’air avait une douceur délicieuse. A longs intervalles, uncavalier, passant sur l’allée des Veuves, rompait le silence de lasolitude. Au bord de l’allée ombreuse, contre la chaumière de LaBelle Lilloise, sur un banc de bois, Évariste attendait Élodie.Depuis le jour où leurs doigts s’étaient rencontrés sur le linon del’écharpe, où leurs souffles s’étaient mêlés, il n’était plusrevenu à l’Amour peintre. Pendant toute une semaine, sonorgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui devenait sans cesse plusfarouche, l’avaient tenu éloigné d’Élodie. Il lui avait écrit unelettre grave, sombre, ardente, dans laquelle, exposant les griefsdont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son amour,dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plusretourner au magasin d’estampes et montrait à suivre cetterésolution plus de fermeté que n’en pouvait approuver uneamante.

D’un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien entoute occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Ellepensa d’abord à l’aller voir chez lui, dans l’atelier de la placede Thionville. Mais, le sachant d’humeur chagrine, jugeant, par salettre, qu’il avait l’âme irritée, craignant qu’il n’enveloppâtdans la même rancune la fille et le père et ne s’étudiât à ne laplus revoir, elle pensa meilleur de lui donner un rendez-voussentimental et romanesque auquel il ne pourrait se dérober, où elleaurait tout loisir de persuader et de plaire, où la solitudeconspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre.

Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutesles promenades à la mode, des chaumières construites par de savantsarchitectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins.La chaumière de La Belle lilloise, occupée par un limonadier,appuyait sa feinte indigence sur les débris artistement imitésd’une vieille tour, afin d’unir au charme villageois la mélancoliedes ruines. Et, comme s’il n’eût point su, pour émouvoir les âmessensibles, d’une chaumière et d’une tour écroulée, le limonadieravait élevé sous un saule un tombeau, une colonne surmontée d’uneurne funèbre et qui portait cette inscription: Cléonice à sonfidèle Azor. Chaumières, ruines, tombeaux à la veille de périr,l’aristocratie avait élevé dans les parcs héréditaires ces symbolesde pauvreté, d’abolition et de mort. Et maintenant les citadinspatriotes se plaisaient à boire, à danser, à aimer dans de fausseschaumières, à l’ombre de faux cloîtres faussement ruinés et parmide faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les autres amantsde la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaientpareillement des cœurs sensibles et pleins dephilosophie.

Arrivé au rendez-vous avant l’heure fixée, Évariste attendait,et, comme au balancier d’une horloge, il mesurait le temps auxbattements de son cœur. Une patrouille passa, conduisant desprisonniers. Dix minutes après, une femme tout habillée de rose, unbouquet de fleurs à la main, selon l’usage, accompagnée d’uncavalier en tricorne, habit rouge, veste et culotte rayés, seglissèrent dans la chaumière, tous deux si semblables aux galantsde l’ancien régime qu’il fallait bien croire, avec le citoyenBlaise, qu’il y a dans les hommes des caractères que lesrévolutions ne changent point.

Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud,une vieille femme, qui portait au bout du bras une boîtecylindrique, peinte de couleurs vives, alla s’asseoir sur le bancoù attendait Gamelin. Elle avait posé devant elle sa boîte, dont lecouvercle portait une aiguille pour tirer les sorts. Car la pauvrefemme offrait, dans les jardins, la chance aux petits enfants.C’était une marchande de « plaisirs » vendant sous un nom nouveau uneantique pâtisserie, car, soit que le terme immémorial d’ « oublie »donnât l’idée importune d’oblation et de redevance, soit qu’on s’enfût lassé par caprice, les « oublies » s’appelaient alors des »plaisirs » .

La vieille essuya, d’un coin de son tablier, la sueur de sonfront et exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d’injusticequand il faisait une dure vie à ses créatures. Son homme tenait unbouchon, au bord de la rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tousles jours aux Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant « Voilàle plaisir, mesdames ». Et de tout ce travail ils ne tiraient pas dequoi soutenir leur vieillesse.

Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre, elle exposaabondamment la cause de ses maux. C’était la république qui, endépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Etil n’y avait pas à espérer un meilleur état de choses. Elleconnaissait, au contraire, à plusieurs signes, que les affaires neferaient qu’empirer. A Nanterre, une femme avait accouché d’unenfant à tête de vipère; la foudre était tombée sur l’église deRueil et avait fondu la croix du clocher; on avait aperçu unloup-garou dans le bois de Chaville. Des hommes masquésempoisonnaient les sources et jetaient dans l’air des poudres quidonnaient des maladies…

Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Il courut à elle.Les yeux de la jeune femme brillaient dans l’ombre transparente deson chapeau de paille; ses lèvres, aussi rouges que les œilletsqu’elle tenait à la main, souriaient. Une écharpe de soie noire,croisée sur la poitrine, se nouait sur le dos. Sa robe jaunefaisait voir les mouvements rapides des genoux et découvrait lespieds chaussés de souliers plats. Les hanches étaient presqueentièrement dégagées car la Révolution avait affranchi la tailledes citoyennes; cependant la jupe, enflée encore sous les reins,déguisait les formes en les exagérant et voilait la réalité sousson image amplifiée.

Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et se reprocha cetembarras qu’Élodie préférait au plus doux accueil. Elle remarquaaussi et tint pour un bon signe qu’il avait noué sa cravate avecplus d’art qu’à l’ordinaire. Elle lui tendit la main.

– Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous. Je n’ai pasrépondu à votre lettre; elle m’a déplu; je ne vous y ai pasretrouvé. Elle aurait été plus aimable, si elle avait été plusnaturelle. Ce serait faire tort à votre caractère et à votre espritque de croire que vous ne voulez pas retourner à l’Amour peintreparce que vous y avez eu une altercation légère sur la politique,avec un homme beaucoup plus âgé que vous. Soyez sûr que vous n’aveznullement à craindre que mon père vous reçoive mal, quand vousreviendrez chez nous. Vous ne le connaissez pas! il ne se rappelleni ce qu’il vous a dit, ni ce que vous lui avez répondu. Jen’affirme pas qu’il existe une grande sympathie entre vous deux;mais il est sans rancune. Je vous le dis franchement, il nes’occupe pas beaucoup de vous… ni de moi. Il ne pense qu’à sesaffaires et à ses plaisirs.

Elle s’achemina vers les bosquets de la chaumière, où il lasuivit avec quelque répugnance, parce qu’il savait que c’était lerendez-vous des amours vénales et des tendresses éphémères. Ellechoisit la table la plus cachée.

– Que j’ai de choses à vous dire, Évariste! L’amitié a desdroits: vous me permettez d’en user? Je vous parlerai beaucoup devous, et un peu de moi, si vous le voulez bien.

Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versaelle-même à boire, en bonne ménagère; puis elle lui conta sonenfance, elle lui dit la beauté de sa mère, qu’elle aimait àcélébrer, par piété filiale et comme l’origine de sa propre beauté;elle vanta la vigueur de ses grands-parents, car elle avaitl’orgueil de son sang bourgeois. Elle conta comment, ayant perdu àseize ans cette mère adorable, elle avait vécu sans tendresse etsans appui. Elle se peignit telle qu’elle était, vive, sensible,courageuse, et elle ajouta:

– Évariste, j’ai passé une jeunesse trop mélancolique et tropsolitaire pour ne pas savoir le prix d’un cœur comme le vôtre, etje ne renoncerai pas de moi-même et sans efforts, je vous enavertis, à une sympathie sur laquelle je croyais pouvoir compter etqui m’était chère.

Évariste la regarda tendrement

– Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pas indifférent?Puis-je croire?

Il s’arrêta, de peur d’en trop dire et d’abuser par là d’uneamitié si confiante.

Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortait à demi deslongues manches étroites garnies de dentelle. Son sein se soulevaiten longs soupirs.

– Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments que vous voulezque j’aie pour vous, et vous ne vous tromperez pas sur lesdispositions de mon cœur.

– Élodie, Élodie, ce que vous dites là, le répéterez-vous encorequand vous saurez…

Il hésita.

Elle baissa les yeux.

Il acheva plus bas:

– que je vous aime?

En entendant ces derniers mots, elle rougit: c’était de plaisir.Et, tandis que ses yeux exprimaient une tendre volupté, malgréelle, un sourire comique soulevait un coin de ses lèvres. Ellesongeait:

– Et il croit s’être déclaré le premier! et il craintpeut-être de me fâcher!

Et elle lui dit avec bonté:

– Vous ne l’aviez donc pas vu, mon ami, que je vousaimais?

Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation, Évaristeleva les yeux vers le firmament étincelant de lumière etd’azur:

– Voyez le ciel nous regarde! Il est adorable et bienveillantcomme vous, ma bien-aimée; il a votre éclat, votre douceur, votresourire.

Il se sentait uni à la nature entière, il l’associait à sa joie,à sa gloire. A ses yeux, pour célébrer ses fiançailles, les fleursdes marronniers s’allumaient comme des candélabres, les torchesgigantesques des peupliers s’enflammaient.

Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur. Elle, plustendre et aussi plus fine, plus souple et plus ductile, se donnaitl’avantage de la faiblesse et, aussitôt après l’avoir conquis, sesoumettait à lui; maintenant qu’elle l’avait mis sous sadomination, elle reconnaissait en lui le maître, le héros, le dieu,brûlait d’obéir, d’admirer et de s’offrir. Sous l’ombrage dubosquet, il lui donna un long baiser ardent sous lequel ellerenversa la tête, et, dans les bras d’Évariste, elle sentit toutesa chair se fondre comme une cire.

Ils s’entretinrent longtemps encore d’eux-mêmes, oubliantl’univers. Évariste exprimait surtout des idées vagues et pures,qui jetaient Élodie dans le ravissement. Élodie disait des chosesdouces, utiles et particulières. Puis, quand elle jugea qu’elle nepouvait tarder davantage, elle se leva avec décision, donna à sonami les trois œillets rouges fleuris à sa fenêtre et sautalestement dans le cabriolet qui l’avait amenée. C’était une voiturede place peinte en jaune, très haute sur roues, qui n’avait certesrien d’étrange, non plus que le cocher. Mais Gamelin ne prenait pasde voitures et l’on n’en prenait guère autour de lui. De la voirsur ces grandes roues rapides, il eut un serrement de cœur et sesentit assailli d’un douloureux pressentiment par une sorted’hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que le chevalde louage emportait Élodie au-delà des choses actuelles et du tempsprésent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxeet de plaisirs où il ne pénétrerait jamais.

La voiture disparut. Le trouble d’Évariste se dissipa; mais illui restait une sourde angoisse et il sentait que les heures detendresse et d’oubli qu’il venait de vivre, il ne les revivraitplus.

Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes clairescousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis queleurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs,portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande deplaisirs de l’allée des Veuves, et il lui sembla qu’entre ces deuxrencontres tout un âge de sa vie s’était écoulé. Il traversa laplace de la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entenditgronder au loin l’immense rumeur des grands jours, ces voixunanimes que les ennemis de la Révolution prétendaient s’être tuespour jamais. Il hâta le pas dans la clameur grandissante, gagna larue Honoré et la trouva couverte d’une foule d’hommes et de femmes,qui criaient « Vive la République! Vive la Liberté! » Les murs desjardins, les fenêtres, les balcons, les toits étaient pleins despectateurs qui agitaient des chapeaux et des mouchoirs. Précédéd’un sapeur qui faisait place au cortège, entouré d’officiersmunicipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de gendarmes, dehussards, s’avançait lentement, sur les têtes des citoyens, unhomme au teint bilieux, le front ceint d’une couronne de chêne, lecorps enveloppé d’une vieille lévite verte à collet d’hermine. Lesfemmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui leregard perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitudeenthousiaste, il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer,des traîtres à punir. Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant savoix à cent mille voix, cria:

– Vive Marat!

Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de laConvention. Tandis que la foule s’écoulait lentement, Gamelin,assis sur une borne de la rue Honoré, contenait de sa main lesbattements de son cœur. Ce qu’il venait de voir le remplissaitd’une émotion sublime et d’un enthousiasme ardent.

Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu,dévoré d’ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de laRépublique, et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous,l’accueillait les bras ouverts, lui parlait avec le zèle du bienpublic, l’interrogeait parfois sur les desseins des scélérats. Iladmirait que les ennemis du juste, en conspirant sa perte, eussentpréparé son triomphe; il bénissait le tribunal révolutionnaire qui,en acquittant l’Ami du peuple, avait rendu à la Convention le pluszélé et le plus pur de ses législateurs. Ses yeux revoyaient cettetête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne civique, ce visageempreint d’un vertueux orgueil et d’un impitoyable amour, cetteface ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée, cettelarge poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivantde son triomphe, semblait dire à ses concitoyens « Soyez, à monexemple, patriotes jusqu’à la mort ». La rue était déserte, la nuitla couvrait de son ombre; l’allumeur de lanternes passait avec sonfalot, et Gamelin murmurait:

– Jusqu’à la mort!

 

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