Les Dieux ont soif

Chapitre 5

 

 

A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin duLuxembourg Élodie qui l’attendait sur un banc.

Depuis un mois qu’ils avaient échangé leurs aveux d’amour, ilsse voyaient tous les jours, à l’Amour peintre ou à l’atelier de laplace de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réservequ’imposait à leur intimité le caractère d’un amant grave etvertueux, déiste et bon citoyen, qui, prêt à s’unir à sa chèremaîtresse devant la loi ou devant Dieu seul, selon lescirconstances, ne le voulait faire qu’au grand jour etpubliquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette résolutionavait d’honorable mais, désespérant d’un mariage que tout rendaitimpossible et se refusant à braver les convenances sociales, elleenvisageait au-dedans d’elle-même une liaison que le secret eûtrendue décente jusqu’à ce que la durée l’eût rendue respectable.Elle pensait vaincre, un jour, les scrupules d’un amant troprespectueux; et, ne voulant pas tarder à lui faire des révélationsnécessaires, elle lui avait demandé une heure d’entretien dans lejardin désert, près du couvent des Chartreux.

Elle le regarda d’un air de tendresse et de franchise, lui pritla main, le fit asseoir à son côté et lui parla avecrecueillement

– Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je mecrois digne de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pastout. Entendez-moi et soyez mon juge. Je n’ai à me reprocher aucuneaction vile, basse ou seulement intéressée. J’ai été faible etcrédule. Ne perdez pas de vue, mon ami, les circonstancesdifficiles dans lesquelles j’étais placée. Vous le savez je n’avaisplus de mère; mon père, encore jeune, ne songeait qu’à sesamusements et ne s’occupait pas de moi. J’étais sensible; la naturem’avait douée d’un cœur tendre et d’une âme généreuse; et, bienqu’elle ne m’eût pas refusé un jugement ferme et sain, le sentimentalors l’emportait en moi sur la raison. Hélas! il l’emporteraitencore aujourd’hui, s’ils ne s’accordaient tous deux, Évariste,pour me donner à vous entièrement et à jamais!

Elle s’exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaientpréparées; depuis longtemps elle avait résolu de faire saconfession, parce qu’elle était franche, parce qu’elle se plaisaità imiter Jean-Jacques et parce qu’elle se disait raisonnablement: »Évariste saura, quelque jour, des secrets dont je ne suis passeule dépositaire; il vaut mieux qu’un aveu, dont la liberté esttoute à ma louange, l’instruise de ce qu’il aurait appris un jour àma honte. » Tendre comme elle était et docile à la nature, elle nese sentait pas très coupable et sa confession en était moinspénible; elle comptait bien, d’ailleurs, ne dire que lenécessaire.

– Ah soupira-t-elle, que n’êtes-vous venu à moi, cher Évariste,à ces moments où j’étais seule, abandonnée?

Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faiteÉlodie d’être son juge. Préparé de nature et par éducationlittéraire à l’exercice de la justice domestique, il s’apprêtait àrecevoir les aveux d’Élodie.

Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.

Elle dit très simplement:

– Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait debonnes et ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait ets’occupa de moi avec une assiduité qui surprenait chez lui: ilétait à la fleur de la vie, plein de grâce et lié avec des femmescharmantes qui ne se cachaient point de l’adorer. Ce ne fut pas parsa beauté ni même par son esprit qu’il m’intéressa. Il sut metoucher en me témoignant de l’amour, et je crois qu’il m’aimaitvraiment. Il fut tendre, empressé. Je ne demandai d’engagementsqu’à son cœur, et son cœur était mobile. Je n’accuse que moi; c’estma confession que je fais, et non la sienne. Je ne me plains pas delui, puisqu’il m’est devenu étranger. Ah! je vous jure, Évariste,il est pour moi comme s’il n’avait jamais été!

Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; sonregard était fixe et sombre. Il songeait en même temps à samaîtresse et à sa sœur Julie. Julie aussi avait écouté un amant;mais, bien différente, pensait-il, de la malheureuse Élodie, elles’était fait enlever, non point dans l’erreur d’un cœur sensible,mais pour trouver, loin des siens, le luxe et le plaisir. En sasévérité, il avait condamné sa sœur et il inclinait à condamner samaîtresse.

Élodie reprit d’une voix très douce:

– J’étais imbue de philosophie; je croyais que les hommesétaient naturellement honnêtes. Mon malheur fut d’avoir rencontréun amant qui n’était pas formé à l’école de la nature et de lamorale, et que les préjugés sociaux, l’ambition, l’amour-propre, unfaux point d’honneur avaient fait égoïste et perfide.

Ces paroles calculées produisirent l’effet voulu. Les yeux deGamelin s’adoucirent. Il demanda:

– Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais?

– Vous ne le connaissez pas.

– Nommez-le-moi.

Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas lasatisfaire. Elle donna ses raisons.

– Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j’en aidéjà trop dit.

Et, comme il insistait

– Dans l’intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien quiprécise à votre esprit cet étranger. Je ne veux pas jeter unspectre à votre jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importuneentre vous et moi. Ce n’est pas quand j’ai oublié cet homme que jevous le ferai connaître.

Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c’est leterme qu’il employait obstinément, car il ne doutait pas qu’Élodien’eût été séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu’ilen eût pu être autrement, et qu’elle eût obéi au désir, àl’irrésistible désir, écouté les conseils intimes de la chair et dusang; il ne concevait pas que cette créature voluptueuse et tendre,cette belle victime, se fût offerte; il fallait, pour contenter songénie, qu’elle eût été prise par force ou par ruse, violentée,précipitée dans des pièges tendus sous tous ses pas. Il lui faisaitdes questions mesurées dans les termes, mais précises, serrées,gênantes. Il lui demandait comment s’était formée cette liaison, sielle avait été longue ou courte, tranquille ou troublée, et dequelle manière elle s’était rompue. Et il revenait sans cesse surles moyens qu’avait employés cet homme pour la séduire, comme s’ilavait dû en employer d’étranges et d’inouïs. Toutes ces questions,il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, ellese taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes.

Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme,elle répondit:

– Il a quitté le royaume.

Elle se reprit vivement:

– … la France.

– Un émigré! s’écria Gamelin.

Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de levoir se créer lui-même une vérité conforme à ses passionspolitiques, et donner à sa jalousie gratuitement une couleurjacobine.

En fait, l’amant d’Élodie était un petit clerc de procureur trèsjoli garçon, chérubin saute-ruisseau, qu’elle avait adoré et dontle souvenir après trois ans lui donnait encore une chaleur dans lesein. Il recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodiepour une dame expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré,après la suppression des offices, à la mairie de Paris, il étaitmaintenant un dragon sans-culotte et le greluchon d’uneci-devant.

– Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu’elle segardait bien de détromper, n’ayant jamais souhaité qu’il sût toutela vérité. Et il t’a lâchement abandonnée?

Elle inclina la tête.

Il la pressa sur son cœur

– Chère victime de la corruption monarchique, mon amour tevengera de cet infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Jesaurai le reconnaître!

Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, etdéçue. Elle l’aurait voulu plus intelligent des choses de l’amour,plus naturel, plus brutal. Elle sentait qu’il ne pardonnait si viteque parce qu’il avait l’imagination froide et que la confidencequ’elle venait de lui faire n’éveillait en lui aucune de ces imagesqui torturent les voluptueux, et qu’enfin il ne voyait dans cetteséduction qu’un fait moral et social.

Ils s’étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Illui disait que, d’avoir souffert, il l’en estimait plus. Élodien’en demandait pas tant; mais, tel qu’il était, elle l’aimait, etelle admirait le génie des arts qu’elle voyait briller enlui.

Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupementsdans la rue de l’Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, cequi n’était point pour les surprendre depuis quelques jours unegrande agitation régnait dans les sections les plus patriotes; on ydénonçait la faction d’Orléans et les complices de Brissot, quiconjuraient, disait-on, la ruine de Paris et le massacre desrépublicains. Et Gamelin lui-même avait signé, peu auparavant, lapétition de la Commune qui demandait l’exclusion desVingt-et-un.

Près de passer sous l’arcade qui reliait le théâtre à la maisonvoisine, il leur fallut traverser un groupe de citoyens encarmagnole que haranguait, du haut de la galerie, un jeunemilitaire beau comme l’Amour de Praxitèle sous son casque de peaude panthère. Ce soldat charmant accusait l’Ami du peupled’indolence. Il disait:

– Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!

A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui:

– Venez, Évariste! fit-elle vivement. La foule, disait-elle,l’effrayait, et elle craignait de s’évanouir dans la presse. Ils sequittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amouréternel.

 

Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait àla citoyenne Gamelin le présent magnifique d’un chapon. C’eût étéde sa part une imprudence de dire comment il se l’était procuré caril le tenait d’une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache,il servait parfois de secrétaire, et l’on savait que les dames dela Halle nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaientavec les émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d’uncœur reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces, alors lesvivres enchérissaient. Le peuple craignait la famine; lesaristocrates, disait-on, la souhaitaient, les accapareurs lapréparaient.

Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dînerde midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de lasuave odeur de cuisine qu’on respirait chez elle. Et, de fait,l’atelier du peintre sentait le bouillon gras.

– Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pourpréparer l’estomac à recevoir votre chapon, j’ai fait une soupe auxherbes avec une couenne de lard et un gros os de bœuf. Il n’y arien qui embaume un potage comme un os à moelle.

– Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieuxBrotteaux. Et vous ferez sagement de remettre demain, après-demainet tout le reste de la semaine, ce précieux os dans la marmite,qu’il ne manquera point de parfumer. La sibylle de Panzoustprocédait de la sorte elle faisait un potage de choux verts avecune couenne de lard jaune et un vieil savorados. Ainsi nomme-t-ondans son pays, qui est aussi le mien, l’os médullaire si savoureuxet succulent.

– Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenneGamelin, n’était-elle pas un peu regardante, de faire servir silongtemps le même os?

– Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle étaitpauvre, bien que prophétesse.

A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu’ilvenait de recevoir et se promettant de connaître le séducteurd’Élodie, pour venger en même temps sur lui la République et sonamour.

Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit lefil de son discours:

– Il est rare que ceux qui font métier de prédire l’avenirs’enrichissent. On s’aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leurimposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester biendavantage s’ils annonçaient vraiment l’avenir. Car la vie d’unhomme serait intolérable, s’il savait ce qui lui doit arriver. IIdécouvrirait des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et ilne jouirait plus des biens présents, dont il verrait la fin.L’ignorance est la condition nécessaire du bonheur des hommes, etil faut reconnaître que, le plus souvent, ils la remplissent bien.Nous ignorons de nous presque tout; d’autrui, tout. L’ignorancefait notre tranquillité; le mensonge, notre félicité.

La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit leBenedicite, fit asseoir son fils et son hôte, et commença de mangerdebout, refusant la place que le citoyen Brotteaux lui offrait àcôté de lui, car elle savait, disait-elle, à quoi la politessel’obligeait.

 

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