Les Dieux ont soif

Chapitre 22

 

 

Une montagne s’est élevée subitement dans le jardin desTuileries. Le ciel est sans nuages. Maximilien marche devant sescollègues en habit bleu, en culotte jaune, ayant à la main unbouquet d’épis, de bleuets et de coquelicots. Il gravit la montagneet annonce le dieu de Jean-Jacques à la République attendrie. 0pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité antique, ô larmes de pitié!ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité humaine!

En vain l’athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximiliensaisit une torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesseapparaît, d’une main montrant le ciel, de l’autre tenant unecouronne d’étoiles.

Sur l’estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste,au milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces àDieu. Il voit s’ouvrir une ère de félicité.

Il soupire:

– Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélératsle permettent.

Hélas! les scélérats ne l’ont pas permis. Il faut encore dessupplices; il faut encore verser des flots de sang impur. Troisjours après la fête de la nouvelle alliance et la réconciliation duciel et de la terre, la Convention promulgue la loi de prairial quisupprime, avec une sorte de bonhomie terrible, toutes les formestraditionnelles de la loi, tout ce qui a été conçu depuis le tempsdes Romains équitables pour la sauvegarde de l’innocencesoupçonnée. Plus d’instructions, plus d’interrogatoires, plus detémoins, plus de défenseurs: l’amour de la patrie supplée à tout.L’accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou son innocence,passe muet devant le juré patriote. Et c’est dans ce temps qu’ilfaut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée etobscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en uninstant l’honnête homme et le scélérat, le patriote et l’ennemi dela patrie?.

Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirset s’accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dansl’abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justicesalutaire et terrible dont les ministres n’étaient point deschats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leursgothiques balances, mais des sans-culottes jugeant par illuminationpatriotique et voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties,les précautions eussent tout perdu, les mouvements d’un cœur droitsauvaient tout. Il fallait suivre les impulsions de la nature,cette bonne mère, qui ne se trompe jamais; il fallait juger avec lecœur, et Gamelin faisait des invocations aux mânes deJean-Jacques:

– Homme vertueux, inspire-moi, avec l’amour des hommes, l’ardeurde les régénérer!

Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C’étaitsurtout des simples; et, quand les formes furent simplifiées, ilsse trouvèrent à leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien,dans sa marche accélérée, ne les troublait plus. Ils s’enquéraientseulement des opinions des accusés, ne concevant pas qu’on pût sansméchanceté penser autrement qu’eux. Comme ils croyaient posséder lavérité, la sagesse, le souverain bien, ils attribuaient à leursadversaires l’erreur et le mal. Ils se sentaient forts ils voyaientDieu.

Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L’Êtresuprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ilsaimaient, ils croyaient.

Le fauteuil de l’accusé avait été remplacé par une vaste estradepouvant contenir cinquante individus on ne procédait plus que parfournées. L’accusateur public réunissait dans une même affaire etinculpait comme complices des gens qui souvent, au Tribunal, serencontraient pour la première fois. Le Tribunal jugea avec lesfacilités terribles de la loi de prairial ces prétenduesconspirations des prisons qui, succédant aux proscriptions desdantonistes et de la Commune, s’y rattachaient par les artificesd’une pensée subtile. Pour qu’on y reconnût en effet les deuxcaractères essentiels d’un complot fomenté avec l’or de l’étrangercontre la République, la modération intempestive et l’exagérationcalculée, pour qu’on y vît encore le crime dantoniste et le crimehébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes defemmes, la veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve del’hébertiste Momoro, déesse d’un jour et joyeuse commère. Toutesdeux avaient été renfermées par symétrie dans la même prison, oùelles avaient pleuré ensemble sur le même banc de pierre; toutesdeux avaient, par symétrie, monté sur l’échafaud. Symbole tropingénieux, chef-d’œuvre d’équilibre imaginé sans doute par une âmede procureur et dont on faisait honneur à Maximilien. On rapportaità ce représentant du peuple tous les événements heureux oumalheureux qui s’accomplissaient dans la République, les lois, lesmœurs, le cours des saisons, les récoltes, les maladies. Injusticeméritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à face de chat,était puissant sur le peuple.

Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grandeconspiration des prisons, une trentaine de conspirateurs duLuxembourg, captifs très soumis, mais royalistes ou fédéralistestrès prononcés. L’accusation reposait tout entière sur letémoignage d’un seul délateur. Les jurés ne savaient pas un mot del’affaire; ils ignoraient jusqu’aux noms des conspirateurs.Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés, reconnut parmieux Fortuné Chassagne. L’amant de Julie, amaigri par une longuecaptivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui baignaitla salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Sesregards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent demépris.

Gamelin, possédé d’une fureur tranquille, se leva, demanda laparole, et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l’ancien, quidominait le Tribunal:

– Citoyen président, dit-il, bien qu’il puisse exister entre undes accusés et moi des liens qui, s’ils étaient déclarés, seraientdes liens d’alliance, je déclare ne me point récuser. Les deuxBrutus ne se récusèrent pas quand, pour le salut de la républiqueou la cause de la liberté, il leur fallut condamner un fils,frapper un père adoptif.

Il se rassit.

– Voilà un beau scélérat murmura Chassagne entre sesdents.

Le public restait froid, soit qu’il fût enfin las des caractèressublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement dessentiments naturels.

– Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, touterécusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatreheures avant l’ouverture des débats. Au reste, tu n’as pas lieu dete récuser: un juré patriote est au-dessus des passions.

Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Leréquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés lavotèrent d’une parole, d’un signe de tête et par acclamation. Quandce fut le tour de Gamelin d’opiner:

– Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi estformelle.

Tandis qu’il descendait l’escalier du Palais, un jeune hommevêtu d’un carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept oudix-huit ans, l’arrêta brusquement au passage. Il portait unchapeau rond, rejeté en arrière, et dont les bords faisaient à sabelle tête pâle une auréole noire. Dressé devant le juré, il luicria, terrible de colère et de désespoir:

– Scélérat! monstre!! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis unefemme! Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis tasœur.

Et Julie lui cracha au visage. La foule des tricoteuses et dessans-culottes se relâchait alors de sa vigilance révolutionnaire;son ardeur civique était bien attiédie il n’y eut autour de Gamelinet de son agresseur que des mouvements incertains et confus. Juliefendit l’attroupement et disparut dans le crépuscule.

 

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